Revue Suisse 6/2019
14 Revue Suisse / Novembre 2019 / N°6 Un combat pour la justice Ursula Biondi a 17 ans lorsqu’elle arrive au pénitencier de Hindelbank. Elle n’a rien commis de répréhensible, mais l’of- fice des tutelles zurichois l’a envoyée dans un «foyer d’éduca- tion fermé» pour être tombée enceinte alors qu’elle était mineure. Avant, la joyeuse adolescente avait été placée provi- soirement dans un foyer de jeunes filles dont elle s’était échappée plusieurs fois. À la maison, elle se dispute avec ses parents au sujet des sorties, de la mode, de la musique. Son père, un Italien en phase de naturalisation, ne veut pas faire mauvaise impression. Les parents donnent donc leur accord pour un nouveau placement de leur fille. Ils ignorent que le «foyer d’éducation» est une prison pour femmes qui accueille aussi des criminelles. Ursula ne peut pas y suivre de forma- tion. Après son accouchement, les autorités lui enlèvent son bébé et la contraignent à le donner en adoption. Elle s’y op- pose, et récupère son fils trois mois plus tard. Après une année à Hindelbank, où elle effectue du travail forcé à la blanchisserie, elle est libérée en 1968. Elle déménage à Ge- nève, fonde une famille, fait une carrière d’informaticienne dans une organisation de l’ONU, s’engage dans le social. «J’ai eu de la chance, dit-elle, et j’ai travaillé dur.» Car le trauma- tisme subi est lourd. La crainte qu’on découvre qu’elle a fait de la prison la poursuit longtemps. L’injustice endurée la tourmente. En 2002, Ursula Biondi publie l’histoire de sa vie. La revue «Beobachter» s’en fait l’écho. Elle se bat ensuite pendant des années pour qu’on étudie les «internements administratifs» – une expression qui, d’après elle, banalise la gravité des choses et cache le terrible arbitraire des autorités – et pour que les victimes obtiennent réparation. Elle trouve le rapport de la CIE réussi. Mais une chose dérange toujours cette femme engagée à qui l’Université de Fribourg a remis en 2013 le titre de docteur honoris causa: à cause de la réhabili- tation bien trop tardive des anciens «internés», la nouvelle génération n’a jamais pris conscience des libertés qu’il a fallu conquérir. «Nous avons été sanctionnés et enfermés pour des manières de vivre qui, aujourd’hui, sont largement accep- tées.» Pour que les jeunes restent vigilants contre l’arbitraire de la justice, Ursula donne des conférences dans les écoles. Société Ursula Biondi en tenue de prisonnière en 1967: jeune maman, elle a fait l’objet d’un «internement administratif». Photo privée/DR Ursula Biondi a eu le courage de raconter son histoire dans un livre. Photo: Jos Schmid cet automne et recommandé de nou- vellesmesures de réhabilitation allant du versement de prestations finan- cières supplémentaires aux victimes à la fondation d’une «Maison de l’autre Suisse» comme lieu d’information sur ces événements. Laministre suisse de la justice, Karin Keller-Sutter, a reçu ces recommandations. Il s’agit aussi de décider si l’on prolongera le délai ex- piré de dépôt des demandes pour la contribution de solidarité, qui s’élève à 25000 francs par personne. Dans ce cas, d’autres victimes pourraient se manifester. Y compris des personnes vivant à l’étranger qui n’ont pas pu dé- poser une demande dans les délais. Répression dans un État de droit Le rapport de la CIE comporte 400 pages d’histoire et tend unmiroir à la Suisse. On ne peut le dire autrement: pour les personnes en marge de la so- ciété, pauvres ou ne répondant pas à l’idée qu’on se faisait de la conformité, la Suisse était, jusqu’à il y a peu, un lieu inhospitalier, voire répressif. Il exis- tait un droit de seconde classe, et peu nombreux sont ceux qui s’en sont émus. Voici un bref résumé des prin- cipaux résultats de la CIE: ■ ■ Au XX e siècle, au moins 60000 personnes ont fait l’objet d’un interne- ment administratif dans 650 institu- tions. Ce chiffre est plus important que prévu. L’internement en dehors du cadre pénal ne constituait pas sim- plement une bizarrerie du droit suisse, il faisait partie du système. ■ ■ La justice administrative visait surtout les couches sociales infé- rieures: les pauvres et les marginaux sans emploi fixe ni liens sociaux ou fa- miliaux. Mais des membres de mino- rités comme les Yéniches ont aussi été arrêtés et, après la Seconde Guerre mondiale, de plus en plus de jeunes «rebelles». ■ ■ Ce sont des autorités demilice qui décidaient de l’internement: conseils mencé à raconter leur histoire. Relayé par lesmédias, le sujet a fini par entrer dans l’agenda politique. Entre 2011 et 2016, le Conseil fédéral a présenté deux fois ses excuses, une loi sur la ré- habilitation a été adoptée et le Parle- ment a décidé de verser une contribu- tion de solidarité à toutes les victimes de mesures de coercition à des fins d’assistance. À côté des internés admi- nistratifs, d’autres personnes ont éga- lement exigé qu’on reconnaisse leur souffrance et qu’on les réhabilite: les anciens enfants placés et les per- sonnes stérilisées de force («Revue Suisse» 5/2018). Le Conseil fédéral amis sur pied la CIE pour étudier en particulier les in- ternements administratifs. Plus de 30 chercheurs se sont mis au travail. Après quatre ans d’activité, la CIE a pu- blié dix volumes ces derniers mois, avec notamment des portraits de vic- times. Elle a présenté son rapport final
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