Revue Suisse 6/2019

28 Revue Suisse / Novembre 2019 / N°6 Culture Une multitude de patries Les nouvelles réalités sociales font apparaître une nouvelle littérature nationale. Ancien pays d’émigrants, la Suisse est depuis longtemps devenue terre d’immigration. Cela se reflète dans sa littérature, qui ne se réfère plus aux idylles et aux traditions d’antan, mais aborde de manière critique la question des origines. Or la quête des racines est souvent synonyme de voyage au bout du monde. Ces périples im- prègnent la nouvelle littérature multiculturelle. Il y a neuf ans, Me- linda Nadj Abonji a reçu le Prix du livre suisse et le Prix du livre alle- mand pour «Pigeon, vole». Ce roman sur l’arrivée et l’ostracisation d’une famille demigrants dans sa nouvelle patrie a parlé aux lecteurs d’aujourd’hui. En 1970 déjà, dans «Le ciel est beau ici aussi», l’autrice tessinoise Anna Felder avait tracé avec sensibilité le portrait de ces enfants de travailleurs immigrés italiens portant la clé de chez eux autour du cou. De nombreux autres auteurs l’ont suivie, comme Dante Andrea «Unhaltbare Zustände» En 1968, depuis les grèves et les soulè- vements estudiantins, lemonde est en ébullition. À Berne aussi souffle un vent nouveau. Stettler est un célèbre étalagiste-décorateur de près de 60 ans travaillant pour le plus grand magasin de la ville. On lui adjoint un nouveau collègue, jeune, plein d’idées fraîches. Les vitrines de Stettler, autre- fois admirées, paraissent à présent fades et convenues. L’univers de Stett- ler est sens dessus dessous. Il se sent menacé et se crispe dans sa colère et ses idées de vengeance. La fin est cruelle, avec une vitrine inédite de Stettler, illustrant sa chute. Le roman d’AlainClaude Sulzer est intelligent et sensible, précis dans l’ex- pression et magnifiquement raconté. Né en 1953, l’écrivain vit aujourd’hui à Bâle. Il est l’auteur de nombreux ro- mans et essais. RUTH VON GUNTEN Alain Claude Sulzer, «Unhaltbare Zustände» (en allemand) Éditions Galiani, Berlin 2019, 267 pages; CHF 33.90, E-book (epub) € env. 19.– Autres lectures conseillées (Suisse alémanique) Arno Camenisch, «Herr Anselm» (Engeler) Le monologue amusant et doucement mélancolique d’un concierge d’école courageux. Ivna Žic, «Die Nachkommende» (Matthes-Seitz) Un premier roman éblouissant sur l’immigration et le voyage, l’identité et la patrie. Ruth Schweikert: «Tage wie Hunde» (S.Fischer) L’écrivaine tient le journal de sa maladie. Un récit qui bouleverse et guérit dans le même mouvement. Un polar sans grain Qui a tué une journaliste travaillant dans une petite localité balnéaire des Hamptons? Qui est le vrai coupable d’un quadruple homicide sur lequel enquêtait la jeune femme? Voilà le propos du quatrième roman du Gene- vois Joël Dicker, auteur traduit dans plus de quarante langues. Le décou- page façon série américaine, avec des flash-backs à répétition, fonctionne, mais finit pas donner l’impression Franzetti ou Franco Supino, en écrivant sur la génération des «se- condos». En Suisse romande, Agota Kristof a adopté la langue de son nouveau pays pour évoquer celui de sa naissance, la Hongrie. Les livres de Max Lobe (Cameroun) ou d’Elisa Shua Dusapin (Corée), en français, ceux de Catalin Dorian Florescu (Roumanie) ou de Kathy Zarnegin (Iran), en allemand, montrent bien comment la quête des origines rayonne dans le monde entier. Grâce à eux, le champ litté- raire suisse s’est vivifié, élargi. De nouvelles cultures, de nouvelles histoires et de nouvelles images y pénètrent et le rendent plus coloré et plus riche. BEAT MATZENAUER Melinda Nadj Abonji, l’autrice du roman «Pigeon, vole», heureuse d’avoir remporté le prix allemand du livre. (Photo d’archive, 2010).

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