Revue Suisse / Février 2022 / N°1 6 En profondeur JÜRG STEINER Est-ce le sol étroit situé sous nos pieds qui tangue sous l’effet du vent, ou est-ce que ce sont les montagnes alentour qui bougent? Lorsqu’on traverse, saisi par le vertige, le pont suspendu et venteux tendu à 100 mètres d’altitude au-dessus de l’eau verte du Trift, dans l’Oberland bernois, on ne sait plus très bien ce qui est fixe ou en mouvement. Le pont du Trift se trouve au-dessus d’Innertkirchen (BE), dans une vallée latérale à 1700mètres d’altitude, au cœur d’une des contrées montagneuses les plus paisibles de Suisse. Si l’on ose s’arrêter pendant la traversée de ce pont de 170 mètres de long, on aperçoit un cirque sauvage ruisselant d’eau et, tout en haut, les vestiges de l’ancien grand glacier du Trift. Cet amphithéâtre naturel est le décor de la dramaturgie conflictuelle qui se joue autour de l’exploitation de la force hydraulique. Apparition d’une cuvette Le réchauffement climatique a fait fondre à toute allure le glacier du Trift, qui recouvrait auparavant toute la cuvette. La gorge ainsi apparue mettait en danger l’ascension vers la cabane du Club Alpin Suisse, raison pour laquelle on a construit le pont suspendu en 2005. Mais le recul du glacier a également mis à nu un paysage de montagne vierge, rare et précieux. Cela pose un dilemme: KWOveut produire de l’électricité sans CO2, ce qui est indispensable pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais sacrifie pour ce faire une nature intacte. C’est pourquoi une organisation de protection de la nature, petitemais tenace, bloque la construction du barrage-réservoir par des recours, tout en sachant que la Suisse fera sinon appel à des centrales à gaz très polluantes pour répondre à une éventuelle pénurie d’électricité. Ce qui menacera à son tour l’objectif de freiner le réchauffement climatique. On dirait qu’aucune argumentation ne permet de sortir de l’impasse. Comment en est-on arrivé au point où l’énergie hydraulique, qui fut un jour le gage de pureté du «château d’eau de l’Europe», comme la Suisse aime à se présenter, doit se battre pour redorer son blason de source d’énergie écologique? Moteur de la haute conjoncture La Suisse ne possédant pas de charbon, l’énergie hydraulique a toujours fait partie de l’équipement de base de l’économie énergétique. Mais elle est réellement entrée dans l’ADNdu pays pendant la phase de haute conjoncture qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Àun rythme frénétique, on a meublé les vallées alpines de barrages géants, et les lacs de retenue ainsi créés ont permis de compter sur un approvisionnement en électricité L’honneur perdu de la force hydraulique L’énergie hydraulique constitue l’épine dorsale historique de l’approvisionnement en électricité de la Suisse. Et ce serait encore plus vrai aujourd’hui, dans le contexte de la transition énergétique. Mais celle-ci doit d’abord redorer son image qui s’est ternie au cours des dernières décennies. Ce «nouveau» bassin glaciaire éveille des convoitises. L’entreprise d’hydroélectricité locale KWO aimerait y construire un barrage de 177 mètres de haut et créer ainsi un bassin de retenue qui permettrait de fournir de l’électricité à près de 30000 ménages. L’électricité manquera-t-elle en Suisse? La question de savoir s’il y aura assez d’électricité à l’avenir agite en ce moment la Suisse. La demande va, semble-t-il, inexorablement continuer à croître: le groupe énergétique Axpo, prévoit ainsi une hausse de 30 % de la demande d’électricité d’ici 2050. Il est possible que la «transition énergétique», soit l’abandon simultané de l’énergie nucléaire et des sources d’énergie fossile, stimule la croissance de la demande. Le remplacement des chaudières à mazout par des pompes à chaleur et des voitures à essence par des électriques feront baisser les émissions de CO2, mais augmenter la consommation d’électricité. Dans quelle mesure les gains en efficience et les changements de comportement freineront-ils la demande? Difficile à prévoir. Une nouvelle étude de l’Office fédéral de l’énergie montre que dès 2025, de brèves pénuries d’électricité seront à craindre en hiver. En abandonnant les négociations sur un accord-cadre avec l’UE, le Conseil fédéral a encore aggravé la situation. En conséquence, l’UE rejette l’accord sur l’électricité déjà négocié, ce qui compliquera la tâche de la Suisse, dans l’état actuel des choses, pour s’approvisionner sur le marché européen de l’électricité en cas d’urgence.
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