Relations Suisse–Chine: c’est compliqué... Le plus grand ensemble résidentiel de Suisse: infiniment long, mais confortable Entre l’art et les canons: le débat culturel explosif de Zurich REVUE SUISSE La revue des Suisses de l’étranger Avril 2022 La «Revue Suisse» est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger
© Milo Zanecchia 98e Congrès des Suisses de l’étranger du 19 au 21 août 2022 à Lugano : réservez ces dates ! Nos partenaires : Sous le soleil du Tessin, le président de la Confédération Ignazio Cassis ainsi que plusieurs experts interviendront concernant les défis que rencontre notre démocratie. Avant même de vous inscrire à l’événement, engagez-vous sur SwissCommunity et échangez sur le thème de ce congrès : https://members.swisscommunity.org.
Revue Suisse / Avril 2022 / N°2 3 À l’heure qu’il est, les champions olympiques suisses ont sans doutemis en sécurité lesmédailles qu’ils ont remportées à Pékin. Ils préparent déjà leur entraînement pour les prochaines compétitions d’hiver. Permettons-nous quandmême de revenir un instant sur ces Jeux. Une fois n’est pas coutume, aucun membre du gouvernement suisse n’est venu féliciter les vainqueurs à Pékin. Ni laministre des sports Viola Amherd, ni le président de la Confédération Ignazio Cassis n’étaient présents. Tout cela a une raison. On sait que le gouvernement suisse a longtemps ruminé la délicate question de savoir s’il enverrait ou non une délégation politique aux JO. Pour rappel, plusieurs pays – dont les États-Unis, la Grande-Bretagne, le Canada, l’Australie et la Nouvelle-Zélande – avaient auparavant décidé de n’envoyer aucun représentant officiel à Pékin. Par conséquent, que faire? Se joindre au boycott diplomatique, sachant que les autorités suisses considèrent, elles aussi, que la politique relative aux minorités et aux droits humains de la Chine est inacceptable? Ou se rendre tout de même à Pékin pour témoigner du respect de la Suisse vis-à-vis de son troisième partenaire commercial? Finalement, le gouvernement suisse a fait savoir, lors d’un jour glacial et brumeux de janvier, qu’il n’irait pas dans l’empire duMilieu. Non pas par protestation, mais parce que la situation sanitaire exigeait qu’il reste au pays et interdisait de toute façon les rencontres sur place. Cela tient plus de la contorsion audacieuse que de l’explication convaincante. Ce petit retour sur les JOmontre à quel point les relations entre Berne et Pékin sont parfois sensibles. Si la Suisse a fait partie des tout premiers pays occidentaux à tendre la main à la République populaire – en 1950 déjà –, ses liens avec la Chine sont restés compliqués et pourraient le devenir plus encore. Car, comme le montre notre dossier «En profondeur», la voie consciemment pragmatique que la Suisse a choisie avec la Chine est sous pression. Notre pays a de plus en plus de mal à se cacher derrière sa neutralité, car ses voisins et amis tiennent un discours toujours plus clair vis-à-vis de la Chine. Par conséquent, la Suisse est elle-même poussée à préciser sa position. Dans ce contexte, se borner à souligner que pragmatisme et neutralité ne sont pas synonymes d’indifférence et d’opportunisme ne suffira probablement pas à long terme. Avec toute cette politique, avons-nous oublié de citer les noms des plus brillants des champions suisses de ces derniers JO? Vous les trouverez tout à la fin de ce numéro, en guise de conclusion dorée. MARC LETTAU, RÉDACTEUR EN CHEF Éditorial 4 Courrier des lecteurs 6 En profondeur Chine-Suisse: des relations profitables, mais tendues 10 Images Meret Oppenheim 12 Extrêmes suisses Vivre dans le plus long immeuble de Suisse 15 Littérature Comment Edmond Fleg a su traduire en mots la beauté du judaïsme 16 Coronavirus L’hiver de toutes les contaminations Actualités de votre région 17 Politique La Suisse vote sur la protection des frontières de l’Europe 20 Société Cœur, poumon, rein: chacun sera-t-il donneur demain? 22 Culture Zurich en pleine polémique sur des œuvres d’art volées 24 Chiffres suisses 25 Infos de SwissCommunity 27 Nouvelles du Palais fédéral 30 Lu pour vous/Écouté pour vous 31 Sélection/Nouvelles Sommaire Jeu de cache-cache aux JO Photo de couverture: le caricaturiste Max Spring dessine pour la «Revue Suisse» La «Revue Suisse», magazine d’information de la «Cinquième Suisse» est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger.
Revue Suisse / Avril 2022 / N°2 4 Courrier des lecteurs L’honneur perdu de l’énergie hydraulique La consommation d’électricité est bien trop peu prise en compte. Le gaspillage devrait avoir un prix. Les machines, appareils et éclairages électriques inefficaces devraient être soumis à une pénalité fiscale. Aujourd’hui, nous gaspillons beaucoup d’énergie, simplement parce qu’elle est abondante et bon marché. Combien d’appareils électriques avez-vous dans votre ménage? ANDRE Z IMMERMANN, TOKYO JAPON Nous voilà au pied du mur (non pas du barrage, mais du changement climatique!), et l’on s’aperçoit que chaque solution a sa zone d’ombre et d’inconvénients. Seul le dialogue pourra nous amener à des solutions consenties en connaissance de cause. CL AUDE ROCHAT, CHALON S/S, FRANCE Le changement climatique n’entraîne pas seulement un changement de saison pour le «ruissellement» et la fonte des glaciers. Peu importe que l’approvisionnement en eau soit naturel ou artificiel, dans la mesure où les quantités sont nettement moindres…Cela n’affecte pas seulement le paysage, les espèces en danger ou celles qui pourraient le devenir (comme nous, qui manquerons d’eau pour boire et arroser nos cultures), mais aussi le désir désespéré de produire de l’électricité ainsi! MARC PET I TPIERRE, ÉTATS-UNIS Ne pensons pas seulement aux barrages de montagne. Partout où l’eau ruisselle, il est possible de produire de l’énergie assez discrètement grâce aux technologiesmodernes. La France vient de décider de réimpliquer les petits producteurs (moulins, scieries, etc.) Autrefois, la «rivière aux millions» (la rivière Aabach, dans le Seetal lucernois, NDLR) alimentait toute une région industrielle en énergie avant de se jeter dans le lac de Greifen. JEAN THOMAS WEBER, ST. GENGOUX-LE-NAT IONAL, FRANCE Àmon avis, il n’est pas possible de faire face au changement climatique, sans prendre des mesures personnelles d’économie, et sans sortir desmodes de transports traditionnels. Lemoteur à hydrogène peut propulser tous les véhicules. Mais on continue à « penser » tout électrique pour la voiture, au risque de créer une pénurie de batteries de rechange. Ayant habité 35 ans dans le Valais, je pense que les barrages sont indispensables, mais qu’ils doivent être mieux reliés à la protection de la nature, en assurant un débit suffisant dans les rivières. L AMPO MARC, L AMPERTHEIM, FRANCE Il n’y a pas d’autre moyen de résoudre le problème que de réinvestir dans l’énergie nucléaire, en mettant clairement l’accent sur le recyclage des déchets radioactifs. Personne ne souhaite voir l’énergie éolienne se développer à grande échelle, car elle a la réputation de réduire la valeur de l’immobilier et de détruire les oiseaux et le paysage. RICH WALTERS, TODTMOOS, ALLEMAGNE Nous devrions davantage parler de l’évidence technique, ce qui nous ramène à l’eau, ou plus précisément à l’hydrogène. Lemoteur à combustion à hydrogène convient, c’est démontré, aux grandes installations fixes, mais aussi aux grands poids lourds, aux locomotives et aux bateaux. Le hic? L’eau courante nécessaire pour cela est tout simplement trop bon marché, ce qui n’arrange pas l’économie énergétiquemondiale hypertrophiée. Par conséquent, on recherche obstinément des énergies de substitution chères et à prix fixe. ARYE- ISAAC OPHIR, ISRAËL Comment Julius Maggi a conquis les cuisines Quel article fantastique! Dans ma famille, je fais la cuisine depuis 1970, et je ne serais rien sans l’arôme Maggi! Il y a quelques années, nous ne trouvions plus de Maggi à Brisbane pendant une période. En parlant avec un cuisinier suisse, il m’a suggéré d’utiliser de la sauce soja. Mais ce n’est pas la même chose. J’ai été tellement heureux quand la fameuse bouteille a réapparu dans nos supermarchés! BI LL BOHLEN, AUSTRAL IE Excellent article, court mais très informatif. Comme d’autres que vous publiez régulièrement, il nous permet d’épicer et de diversifier agréablement les thèmes de discussion que la révélation de notre citoyenneté suscite le plus souvent à l’étranger: banques, riches, montres (chères) etc. Merci! ARNAUD CARASSO, MOSCOU, RUSSIE Il s’agit là vraiment d’un beau succès commercial. Dommage que votre article ne mentionne pas que le savoureux arôme Maggi ne contient pas que des ingrédients sains. Aujourd’hui plus que jamais, il est important d’attirer l’attention des gens sur ce qu’ils consomment. Àmon avis, le scepticisme initial des clients tenait au fait qu’ils estimaient alors qu’une bouteille fabriquée en usine ne pouvait pas contenir d’aliments sains. HEDWIG KRASEVAC, AUSTRAL IE-OCCIDENTALE
Revue Suisse / Avril 2022 / N°2 5 «REVUE SUISSE» – TROIS CLICS POUR INSTALLER NOTRE APP! Installez l’application de la «Revue Suisse»! C’est si simple ! 1. Connectez-vous au App Store 2. Cherchez l’application «Swiss Review» 3. Appuyez sur la touche télécharger et ensuite installez – fini! Relations Suisse–Chine: c’est compliqué... Le plus grand ensemble résidentiel de Suisse: infiniment long, mais confortable Entre l’art et les canons: le débat culturel explosif de Zurich REVUE SUISSE La revue des Suisses de l’étranger Avril 2022 La «Revue Suisse» est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger © www.pexels.com Les services consulaires partout, facilement accessibles depuis vos appareils mobiles Vienne (2022) www.dfae.admin.ch www.examprep.ch +41 44 720 06 67 // // info@examprep.ch Étudier en Suisse? Possible même sans maturité suisse! Cours préparatoires pour les examens d'admission ETH ECUS // // // Université de Zürich Passerelle Quand j’étais petit, j’ai souvent renduma mère folle de rage en ajoutant des hectolitres de Maggi sur tous mes aliments! Aujourd’hui, leMaggi fait toujours partie dema collection d’épices et je l’utilise régulièrement: suis-je pour autant unmauvais cuisinier? BENNY MEIER, WALDGIRMES, ALLEMAGNE Cela me rappelle le gros livre bleu de cuisine que ma grandmère utilisait. Et j’ignorais que l’arôme ne contient pas d’«herbe à Maggi» (livèche)… RUTH PF ISTER, TRURO, CANADA Je pense n’avoir jamais préparé de salade, de soupe ou de potau-feu sans Maggi. J’emporte toujours du Maggi avec moi en voyage, que ce soit dans les forêts tropicales humides de la Papouasie-Nouvelle-Guinée ou ici, dans le bush australien. Bon nombre d’épiceries asiatiques vendent encore le Maggi en grandes bouteilles. BEAT ODERMATT, ADÉL AÏDE, AUSTRAL IE Article vraiment très intéressant et une «belle histoire industrielle». Il est souvent remarquable de constater que des concepts comme le marketing, les influenceurs et nombre d’autres mentionnés existaient déjà. Ce qui change c’est qu’entre-temps lemarketing a été conceptualisé et qu’il est devenu presque une science. Merci pour l’effort. FRANCOIS MONTANDON, ORVAULT, FRANCE Il faut remercier Julius Maggi pour son apport à la culture gastronomique mondiale. Un récit impressionnant. ÖNDER ERDOGAN, ÇORUM, TURQUIE Même mes enfants et mes petits-enfants aiment le Maggi. J’en ai toujours une grande bouteille dansmon armoire afin de pouvoir en remplir une plus petite. HULDA SHURTLEFF-NYDEGGER, HOWELL MI , ÉTATS-UNIS Dans l’ombre du tunnel du Gothard C’est très certainement l’un des articles les plus passionnants que j’aie lus jusqu’ici. Merci beaucoup! THOMAS L AUPER, BAGUIO, PHI L IPPINES IMPRESSUM: La «Revue Suisse», destinée aux Suisses de l’étranger, paraît pour la 48e année en allemand, français, anglais et espagnol, en 14 éditions régionales, avec un tirage total de 431 000 exemplaires, dont 253 000 électroniques. Les nouvelles régionales paraissent quatre fois par an. La responsabilité du contenu des annonces et annexes publicitaires incombe aux seuls annonceurs. Ces contenus ne reflètent pas obligatoirement l’opinion de la rédaction ni celle de l’organisation éditrice. DIRECTION ÉDITORIALE: Marc Lettau (MUL), rédacteur en chef; Stéphane Herzog (SH); Theodora Peter (TP); Susanne Wenger (SWE); Direction Consulaire, Innovation et Partenariats, responsable de la rubrique «Nouvelles du Palais fédéral». ASSISTANTE DE RÉDACTION: Sandra Krebs TRADUCTION: SwissGlobal Language Services AG; DESIGN: Joseph Haas, Zurich; IMPRESSION: Vogt-Schild Druck AG, 4552 Derendingen. ADRESSE POSTALE: Éditeur/rédaction/ publicité: Organisation des Suisses de l’étranger, Alpenstrasse 26, 3006 Berne, tél. +41313566110. IBAN: CH97 0079 0016 1294 4609 8 / KBBECH22 E-MAIL: revue@swisscommunity.org Clôture de rédaction de cette édition: 9 février 2022 Tous les Suisses de l’étranger enregistrés auprès d’une représentation suisse reçoivent la revue gratuitement. Les personnes n’ayant pas la nationalité suisse peuvent s’abonner (prix pour un abonnement annuel: Suisse, CHF 30.–/ étranger, CHF 50.–). La revue sera expédiée aux abonnés directement de Berne. www.revue.ch ENVOI: Veuillez communiquer tout changement à votre ambassade ou à votre consulat. La rédaction n’a pas accès à vos données administratives.
Revue Suisse / Avril 2022 / N°2 6 En profondeur EVEL INE RUTZ La Chine a réagi par retour de courrier: la Suisse n’a pas à s’immiscer dans les affaires intérieures du pays, écrit Wang Shiting, l’ambassadeur chinois à Berne, en mars 2021. Il évoque des «accusations infondées» et des «fake news». Quelques jours auparavant, le ministre des affaires étrangères Ignazio Cassis a présenté la future «Stratégie Chine» du Conseil fédéral et a soulevé la question des droits humains et du traitement des minorités par le régime chinois. Le ministre a parlé un langage inhabituellement clair, en épinglant par exemple des «tendances de plus en plus autoritaires». Aussitôt, Wang Shiting a publiquement accusé certains Suisses d’attiser la confrontation idéologique: «Cela n’aide pas au développement de nos relations.» Un rapprochement précoce Les contacts entre la Suisse et la Chine ont une longue histoire. Ils sont complexes et compliqués. La Suisse fut l’un des premiers États occidentaux à reconnaître la République populaire maoïste en 1950. Depuis les années 1980, elle entretient de vastes échanges bilatéraux avec Pékin. En outre, depuis plus de 30 ans, elle soutient des projets servant au transfert de connaissances et de technologies. Aujourd’hui, ceux-ci englobent notamment des projets d’aide au développement, qui ont pour but d’aider la Chine à lutter contre le réchauffement climatique. Enfin, depuis 1991, il existe un dialogue sur les droits humains, dans le cadre duquel lesministres des affaires étrangères des deux pays discutent chaque année de la situation des droits humains enChine. La Suisse officielle partageant le point de vue critique des autres pays sur la situationprécaire des Ouïgours auXinjiang, ce dialogue est cependant à l’arrêt depuis 2019. Un des principaux pays d’exportation Les relations économiques ont depuis toujours une importance particulière. L’exemple du constructeur lucernois d’ascenseurs et d’escalators Schindler illustre bien le rapprochement économique précoce entre les deux pays. Schindler est en effet la première entreprise industrielle occidentale à avoir conclu une joint-venture avec les Chinois. Aujourd’hui, elle possède six filiales en Chine, profite du boom de la construction dans les métropoles chinoises et participe à de nombreux chantiers prestigieux. Actuellement, la Chine est le troisième marché d’exportation de la Suisse après l’Allemagne et les États-Unis. La Suisse est le premier pays d’Europe continentale à avoir signé un accord de libre-échange avec la superpuissance asiatique. Entré en vigueur en Relations Suisse-Chine: profits et fâcheries La Suisse et la Chine entretiennent des relations bilatérales depuis 1950 déjà. Mais les rapports entre le petit État démocratique et la grande puissance communiste sont parfois compliqués. Et ils le seront certainement plus encore à l’avenir. Car dans le sillage du durcissement des relations internationales, on attend de la Suisse qu’elle se positionne plus clairement. 2014, il lui assure des avantages concurrentiels: les entreprises profitent d’un accès au marché facilité; elles exportent sans droits de douane ou à des tarifs réduits. Comment la Suisse profite à la Chine Les deux pays sont fiers du côté pionnier de leurs contacts bilatéraux. La Suisse officielle considère que son rôle est de bâtir des ponts. Ellemise sur un dialogue «constructif et critique» et se montre réticente à prononcer des critiques ou des sanctions. Elle souhaite apporter des améliorations en collaborant avec la Chine. Pour le gouvernement chinois, ces multiples coopérations sont intéressantes sur le plan politique: il voit dans ce petit État neutre une passerelle vers l’Europe. Les deux pays ont des échanges réguliers au plus haut niveau politique.
Revue Suisse / Avril 2022 / N°2 7 Toutefois, des couacs se sont déjà produits plusieurs fois. Nombreux sont les Suisses à se souvenir de la visite de Jiang Zemin en 1999. Furieux de voir des Tibétains manifester en ville de Berne – et exercer ainsi, comme c’est souvent le cas en Suisse, un de leurs droits démocratiques – , le chef d’État chinois fait attendre le gouvernement suisse et, visiblement irrité, écourte la réception officielle. Quand la présidente de la Confédération d’alors, Ruth Dreifuss, aborde un peu plus tard la question des droits humains, la situation se dégrade encore. En fin de compte, Jiang Zemin déclare: «Vous avez perdu un ami» Le régime contrôle son image Ce type de fausses notes ne s’observe pas seulement en politique. Certaines acquisitions d’entreprises et d’immeubles, mais aussi certains investissements chinois dans le football suisse, font grincer des dents en Suisse. Comme nulle autre puissance étatique ou presque, le Parti communiste chinois (PCC) tente de contrôler lamanière dont il est perçu à l’étranger. En Suisse aussi, il surveille systématiquement et sans ménager ses efforts la façon dont on parle de la République populaire dans la diaspora, les instituts de formation, les cercles économiques, et même sur la scène culturelle. Des représentants du PCC participent à des manifestations publiques. Ils ne sont pas passés inaperçus lors d’un événement organisé par l’université de Zurich, brandissant leur caméra au moment où des questions, de leur point de vue malvenues, ont été posées. L’ambassade chinoise à Berne est notamment intervenue quand des étudiants de la Haute école d’art de ZuSymbole involontaire: le premier ministre chinois Li Keqiang «rencontre» le conseiller fédéral et ministre de l’économie Johann Schneider-Ammann à Pékin (2013). Photo Keystone rich ont réalisé un filmsur les révoltes à Hongkong. En 2021, le cas d’un doctorant de l’université de Saint-Gall (HSG) a fait couler beaucoup d’encre. Celui-ci avait critiqué le gouvernement chinois sur Twitter, à la suite de quoi sa professeure avait pris ses distances avec lui. Sa demande de réimmatriculation à la HSG, après un séjour dans une université chinoise, a été refusée. À l’issue de ce conflit, et après trois ans de travaux de recherche, il a dû changer de voie professionnelle. La HSG, qui entretient des contacts avec des hautes écoles en Chine par des programmes d’échanges et des projets de formation et de recherche, a entre-temps annoncé qu’elle se pencherait sur des dangers tels que le transfert de connaissances incontrôlé ou l’autocensure. Autocensure dans la recherche Ralph Weber, professeur à l’Institut européen de l’université de Bâle, replace ces événements dans un contexte plus large. Il parle d’un problème structurel, qui concerne de nombreuses écoles supérieures en Europe. «L’autocensure est une question qui se pose à tous les chercheurs travaillant sur le terrain de régimes autoritaires.» L’attitude de la Chine pose problème aux écoles, mais aussi aux entreprises et à la sphère politique. Le politologue a analysé la manière dont le gouvernement chinois use de son influence en Suisse. «Ses efforts dans ce sens sont systématiques», note-t-il. Selon Ralph Weber, l’État-parti chinois possède un réseau difficile à cerner d’associations et d’organisations qui s’associent avec des acteurs locaux. «Il tente ainsi de faire entrer ses messages dans nos têtes.»
Revue Suisse / Avril 2022 / N°2 8 En profondeur ciété civile refusent de collaborer avec un régime qui «opprime lesminorités». Ils condamnent depuis des années les agissements de l’État au parti unique contre les libres-penseurs, les Tibétains, les Ouïgours et les habitants de Hongkong. Ces critiques, et l’appel à adopter une attitude plus dure vis-àvis de la Chine, ont pris de l’ampleur récemment. Aux Chambres fédérales, les initiatives dans ce sens se sontmultipliées. À l’automne, le Parlement s’est demandé s’il fallait compléter l’accord de libre-échange par un chapitre sur les droits humains et sociaux. «Hélas, l’espoir de voir dans le sillage de l’ouverture économique des progrès advenir sur le terrain de la démocratie et des droits humains a été déçu», a déclaré le conseiller national vert’libéral RoQuiconque fait des affaires en Chine à affaire au PCC. Dans quelle mesure faut-il lui complaire? La question a fait débat l’an dernier, quand la banque Crédit Suisse a résilié le compte d’Ai Weiwei, artiste critique envers le régime chinois. La banque a affirmé l’avoir fait en raison de l’absence de certains papiers. Les voix critiques avancent toutefois que Crédit Suisse, qui souhaitait renforcer sa position sur le marché asiatique, avait surtout à cœur de ne pas fâcher les autorités chinoises. Des espoirs déçus Les échanges bilatéraux avec l’empire duMilieu constituent depuis toujours un exercice d’équilibrisme. Des partis de gauche et des organisations de la soland Fischer (LU), soulignant que les années de dialogue sur les droits humains ont eu peu d’impact. Le conseiller fédéral Guy Parmelin a rétorqué qu’il serait contre-productif d’exiger des clauses contraignantes. «Nous bloquerions ainsi la situation, a-t-il averti, et fermerions les portes du dialogue avec la Chine sur toutes ces questions importantes.» Pragmatisme ou opportunisme? «La Suisse entend bâtir des ponts, exploiter les opportunités et aborder les problèmes ouvertement», lit-on dans la nouvelle stratégie du Conseil fédéral. Celui-ci souhaite donner ainsi un cadre clair aux nombreux types de liens que la Suisse entretient avec la Chine. Il continue demiser sur une politique chinoise indépendante et souligne sa neutralité. Enmême temps, il veut s’engager «en faveur de l’intégration de la Chine dans l’ordre international libéral et dans la gestion des défis mondiaux». Le problème est que «sur ce point, cette stratégie est ambivalente», relève Ralph Weber, car on ignore comment la Suisse entend concrètement la mettre en œuvre. Cette ambiguïté, dit le politologue, la Suisse la porte en elle depuis des décennies, à savoir «depuis qu’elle a décidé, pour des raisons absolument compréhensibles, de collaborer avec un régime autoritaire tout en voulant rester fidèle à ses valeurs». La Suisse, poursuit-il, a opté pour une voie pragmatique, qui peut également être vue comme de l’opportunisme. La voie suisse sous pression En effet, il est de plus en plus ardu pour la Suisse de justifier sa neutralité. La guerre d’influence mondiale menée par la Chine suscite des réactions de rejet dans le monde entier. Sous la présidence de Donald Trump, les Jusque-là, tout va bien: le chef d’État chinois Jiang Zemin devant la présidente de la Confédération Ruth Dreifuss à son arrivée à l’aéroport de Genève en 1999. Un peu plus tard, le malaise est palpable: Jiang Zemin reproche à la présidente de la Confédération de ne pas savoir «contrôler son peuple». Ruth Dreifuss se défend avec véhémence et entend bien aborder la situation des droits humains en Chine. Photos Keystone, 1999
Revue Suisse / Avril 2022 / N°2 9 États-Unis ont nettement durci leur rhétorique et ourdi une guerre commerciale contre la Chine. Joe Biden semble plus modéré, mais il suit une stratégie tout aussi claire. En novembre 2021, il a mis en garde le chef d’État chinois Xi Jinping contre une confrontation. La concurrence économique ne doit pas dégénérer en conflit, a déclaré le président américain lors d’une rencontre virtuelle, arguant que tous les pays doivent s’en tenir aux mêmes règles du jeu. L’an dernier, l’UE a prononcé des sanctions contre des responsables chinois, protestant ainsi contre les «arrestations arbitraires» deOuïgours au Xinjiang. Pékin a aussitôt réagi en prenant des mesures contre des parlementaires et des scientifiques européens. Le régime chinois a aussi adopté des contre-sanctions quand des critiques ont été émises sur sa gestion de la pandémie. Il a par exemple restreint le commerce avec l’Australie après que celle-ci a soutenu des demandes visant à enquêter sur les origines du coronavirus. Dans son Rapport de situation 2020, le Service de renseignement de la Confédération (SRC) note qu’au niveau mondial, la Chine est devenue un facteur de tensions au moins depuis le début de la pandémie et que l’image internationale de la Chine a souffert. Dans son analyse, le SRC évoque également le danger des cyberattaques et des activités chinoises d’espionnage. Ces dernières représentent, écrit-il, «une menace importante pour la Suisse». Cela montre pourquoi la neutralité suisse vis-à-vis de la Chine touche de plus en plus à ses limites. Débat sur un boycott diplomatique L’attitude de la Suisse a de nouveau donné matière à discussion avant les Jeux olympiques d’hiver, quand les États-Unis, le Canada, la Grande-Bretagne et l’Australie ont opté pour un boycott diplomatique, suivis par plusieurs États européens. Le conseiller national zurichois FabianMolina (PS) a fait valoir qu’on ne peut pas applaudir les compétitions sportives sans se soucier des droits humains en Chine. «Il n’y a pas lieu de faire la fête dans un pays où sont sans cesse commis des crimes contre l’humanité.» D’après lui, la Confédération devait plutôt donner un signal fort et renoncer à envoyer une délégation officielle. Christoph Wiedmer, directeur de la Société pour les peuples menacés, s’est également prononcé en faveur du boycott. Pour obtenir des améliorations, il faut faire preuve de fermeté, a-t-il déclaré. «Les violations des droits humains au Tibet et au Xinjiang ont Le constructeur lucernois d’ascenseurs Schindler est la première entreprise industrielle occidentale à avoir conclu une joint-venture avec les Chinois en 1980. Il profite aujourd’hui du boom de la construction dans les métropoles chinoises. Photo iStock Le journaliste et photographe Walter Bosshard a contribué au rapprochement de la Chine et de l’Occident. Les images qu’il a réalisées entre 1930 et 1939 font aujourd’hui partie du patrimoine visuel de la Chine. En 1938, Walter Bosshard a rencontré Mao Zedong. Photo Keystone pris des proportions choquantes. En 2008 déjà, les Jeux olympiques d’été ont montré que sans pression internationale vigoureuse, la République populaire de Chine n’arrêtera pas d’opprimer ses minorités.» Le Conseil fédéral a tardé à répondre à ces sollicitations. Finalement, il a communiqué qu’il serait «convenable» qu’un représentant du gouvernement se rende à la cérémonie d’ouverture à Pékin. Il s’est toutefois laissé une certaine marge de manœuvre en se référant à la pandémie. Son porteparole a déclaré: «Si la situation sanitaire requiert la présence en Suisse de tous les conseillers fédéraux, le voyage sera annulé». À la fin de janvier, il a décidé de ne pas prendre part aux festivités.
Revue Suisse / Avril 2022 / N°2 10 Images La fontaine créée par Meret Oppenheim (19131985) deux ans avant sa mort se dresse depuis 1983 sur la Waisenhausplatz, à 200 mètres du Musée des Beaux-arts de Berne. De l’eau dégouline de la tour, faisait jaillir des plantes ou des sculptures de glace, mais à l’origine la critique est tombée comme la grêle sur l’artiste, traitant son œuvre de «poteau de la honte» et même de «pissoir». Berne a alors vécu une controverse publique passionnée. S’il fallait une preuve de plus du fait que Meret Oppenheim, connue dans le monde entier, se souciait comme d’une guigne de ce qu’on attendait d’elle, c’était bien cette fontaine. Près de 40 ans plus tard, le Kunstmuseum Vous reprendrez bien une petite tasse de fourrure? de Berne consacre à l’insaisissable artiste, qui a longtemps vécu dans la capitale fédérale, une rétrospective intitulée «Mon exposition», qui dévoile au public sonœuvre sans limites dans toute sa diversité. Dans son travail, Meret Oppenheim s’est servi de presque tous lesmatériaux. Bien sûr, c’est la fourrure qui l’a rendue précocement célèbre, celle dont elle avait recouvert une tasse en 1936 – un objet qu’elle trouvait avant tout amusant, mais dont les critiques d’art tirèrent cependant les interprétations les plus échevelées. Meret Oppenheim a été étiquetée «surréaliste». Mais visiter «Mon exposition», c’est être guidé à travers la création fascinante et unique «Ma gouvernante», Meret Oppenheim, 1936/1937, Moderna Museet, Stockholm. Photo: Albin Dahlström; ©2021, ProLitteris, Zurich
Revue Suisse / Avril 2022 / N°2 11 Visite guidée de l’exposition de Berne par le présentateur Ueli Schmetzer (en dialecte alémanique): revue.link/oppenheim Après Berne, «Mon exposition» sera présentée à «The Menil Connection» à Houston, États-Unis (du 25 mars au 18 septembre 2022) et au Museum of Modern Art à New York (du 30 octobre 2022 au 4 mars 2023). Meret Oppenheim, «Déjeuner en fourrure», Paris, 1936, MoMA. Cette œuvre n’est pas montrée dans «Mon exposition». Artists Rights Society, New York; ©2021 Pro Litteris Zurich «L’écureuil», 1960/1969 Verre à bière, mousse et fourrure, 21,5 x 13 x 7,5 cm Kunstmuseum Bern Photo: Peter Lauri, Berne; ©2021, ProLitteris, Zurich «Jour de printemps», 1961 Huile sur matière plastique et bois avec corbeille en fil métallique, 50 x 34 cm Collection privée ©2021, ProLitteris, Zurich «Six nuages sur un pont», 1975 Bronze; 46,8 x 61 x 15,5 cm Kunstmuseum Bern, legs Meret Oppenheim Photo: Peter Lauri, Bern; ©2021, ProLitteris, Zurich en son genre d’une artiste qui ne voulait à aucun prix être mise dans une case. Et qui s’est battue contre de longues années de blocage créatif sans jamais perdre son regard ironique sur elle-même et sur la vie. «Ma gouvernante» est un petit objet qu’elle a créé, et qui présente deux escarpins sur unplateaud’argent, les talons enveloppés comme les pattes d’un poulet. «La liberté ne nous est pas donnée, il faut la prendre», disait Meret Oppenheim. Elle n’a laissé personne l’empêcher de le faire. Tel était son art. Et cela lui aurait certainement plu que sa célèbre tasse en fourrure ne soit pasmontrée dans «Mon exposition». JÜRG STEINER
Revue Suisse / Avril 2022 / N°2 était grandiose, sans vis-à-vis. C’était étrange, on ne se sentait pas coincé dans une cité», raconte cette ancienne comptable, originaire de Porrentruy. Le temps est passé, les enfants sont partis et désormais, Michèle et son mari se préparent à déménager dans une maison avec un encadrement socio-médical, tout en restant près du Lignon. Le promoteur et architecte genevois Georges Addor (1920-1982), chef de ce projet, prévu initialement pour loger jusqu’à 10’000 personnes, aurait STÉPHANE HERZOG C’était l’année 1974. Michèle Finger se souvient de son arrivée dans la Cité du Lignon. Elle était en voiture avec celui qui deviendrait sonmari. La cité s’allongeait devant elle avec son kilomètre de long, ses 2780 logements et 84 allées. «C’était inimaginable, immense. Je n’arrivais pas à visualiser un bâtiment de cette taille», se remémore-t-elle. Une fois à l’intérieur, Michèle est rassurée. «Mon ami était installé dans un quatre pièces. C’était bien conçu et très lumineux. La vue été ravi d’entendre Michèle. «Le bonheur des gens ? C’est la préoccupation la plus grande d’un architecte qui construit un ensemble de cette taille», affirmait-il en 1966 devant les caméras de la RTS. «Dès lors qu’une personne a compris qu’elle aura quatre voisins autour d’elle, avoir 15 étages en-dessous ou au-dessus d’elle ne changera rien», expliquait ce fils de la grande bourgeoisie immobilière du canton. «Il était encarté à gauche et roulait en Maserati», résume au sujet d’Addor, l’architecte Jean-Paul Jaccaud. Le plus grand immeuble de Suisse porte bien ses 60 années Le bâtiment central de la cité du Lignon mesure plus d’un kilomètre. C’est le plus grand ensemble locatif de Suisse. La qualité de vie est réelle dans ce quartier de 6500 habitants, mais des tensions existent entre anciens, nouveaux venus et jeunes adultes. Plus haut, plus grand, plus rapide, plus beau? À la recherche des records suisses qui sortent de l’ordinaire. Aujourd’hui: le plus grand et surtout le plus long ensemble d’habitations de Suisse. 12 Reportage suisse e trêmes s
Revue Suisse / Avril 2022 / N°2 Tout en longueur, le bâtiment se fond ici dans le brouillard du printemps. Photo Stéphane Herzog Le grand ensemble sinue comme un serpent dans le paysage. Photo Ben Zurbriggen Son bureau a participé à la rénovation énergétique de 1200 appartements du Lignon, un travail primé fin 2021 par le magazine alémanique «Hochparterre» et leMusée du design de Zurich. Le travail s’est étalé sur dix ans et aura coûté 100 millions de francs. Une construction rapide et fonctionnelle Tout dans l’histoire du Lignon s’écrit avec de grandes lettres. Le projet a d’abord été élevé en un temps record. Nous sommes à 5 kilomètres du centre. Il y a de la place pour construire dans des zones tracées par l’État pour organiser le développement du canton sans le miter. Durant la première étape, entre 1963 et 1967, 1846 appartements sont réalisés. «Aujourd’hui, une telle rapidité serait impensable, comme d’ailleurs la conception d’un projet de ce type», estime Jean-Paul Jaccaud. L’œuvre est moderniste et fonctionnelle. L’État et la commune de Vernier visent la mixité sociale. Le grand serpent du Lignon, dont les allées descendent vers le Rhône par petits degrés offre des appartements conçus à l’identique, qu’il s’agisse d’un logement social ou d’un appartement en propriété par étages. Tous les appartements sont traversants. Les prix sont définis en fonction de la taille des logements et de l’étage. Jean-Paul Jaccaud cite l’exemple d’un 6 pièces proposé à 2800 francs mensuel. « …comme dans une ruelle du Moyen-Âge» On pénètre dans le quartier en passant sous une arche. Le côté intérieur du serpent est silencieux. On chemine à l’abri du trafic. Les parkings sont cachés sous de grandes pelouses. Dessiné par l’architecte-paysagiste Walter Brugger, l’espace public est ponctué de fontaines, de places. Les rez-dechaussée sont transparents. Un bel escalier en pierre blanche permet de descendre vers le Rhône en pente douce, «comme dans une ruelle du Moyen-Âge», compare Jean-Paul Jaccaud. Georges Addor a bâti en hauteur et en ligne afin de préserver les 280’000 mètres carrés de terrain disponibles pour l’ensemble du projet, avec au bout une surface identique de plancher habitable. Non seulement le bâtiment central est long, mais il est aussi très élevé, atteignant 50 mètres par endroits. Jusqu’aux années 1990, la plus haute tour du Lignon, qui en compte deux, était également la plus haute de Suisse. «Rares sont les bâtiments de ce type à avoir aussi bien vieilli», commente Jean-Paul Jaccaud. Du calme, de la lumière et des services à la population Au 10e étage de la plus petite des deux tours de la Cité, qui constituent le haut du panier au Lignon, nous visitions un appartement qui vient d’être rénové. Les travaux ont permis d’améliorer la performance énergétique de 40%. La conception initiale n’était pas mauvaise, indique l’architecte genevois. En effet, un immeuble tout en longueur limite le nombre de parois à isoler. En cematin de janvier, le soleil inonde les pièces. La vue est grandiose, on découvre un bras du Rhône et au-delà le Jura. Autre astuce d’Addor ? Les deux tours en question ont été élevées au point le plus bas, «pour éviter de les rendre dominantes», explique JeanPaul Jaccaud. Tous les habitants du Lignon le disent : la Cité est une ville à la campagne. Elle permet aussi d’y vivre en autonomie. Au cœur du Lignon bat un petit centre commercial d’un étage. Il y a là tout le nécessaire : tea-room, Les graffitis l’attestent: le Lignon est aussi le royaume des jeunes. Photo Stéphane Herzog
Revue Suisse / Avril 2022 / N°2 restaurant, brasserie, cordonnier, coiffeur, poste, boucherie, clinique. Et aussi une paroisse protestante, une église catholique, un terrain multi-sport, une ludothèque, un local pour les adolescents et deux groupes scolaires. Chaque samedi, l’ancien pasteur Michel Monod, qui vit ici depuis 1973, se poste entre la Migros et la Coop pour saluer les gens. «Techniquement, c’est un ensemble parfait», dit-il. Avant de déplorer lemanque de liens entre les habitants, dans cette Cité qui compte plus de 100 nationalités. «C’est le règne de l’individualisme de masse», juge-t-il. De jeunes adultes en mal d’un lieu de vie Michel Monod co-dirige le Contrat de quartier du Lignon, dont le but est d’aider les gens à réaliser des projets communautaires. Chaque jour, il rejoint un auvent situé sous la salle de spectacle du Lignon. Là, à l’abri des regards, de jeunes adultes du quartier se réunissent, se réchauffant parfois au feu d’un brasero artisanal. Michèle Finger connaît le lieu. Ce regroupement de jeunes qui fument et boivent des bières en écoutant du rap suscite chez elle un sentiment d’insécurité, dans cette cité où elle se reconnaît moins qu’avant. Certes, le loyer des époux Finger est dérisoire, soit 1200 francs pour un cinq pièces, charges et garage compris. Mais cette habitante, qui s’investit dans plusieurs associations du quartier, déplore des détritus s’amoncelant devant des lieux de collecte, des crachats dans l’ascenseur et le fait que des jeunes squattent le bas des allées. «Je ne connais pas les locataires installés récemment dans mon immeuble. Les gens ne prennent même plus la peine de relever le journal du quartier», dit-elle, pointant un manque d’intérêt des «nouveaux étrangers» arrivant au Lignon. Travailleur social au Lignon depuis 2012, Miguel Sanchez, 39 ans, connaît ce discours et comprend ce malaise. «Avec ses loyers peu chers, le Lignon offre une solution à des personnes issues de la migration. Cette mixité ethnique et sociale, dans un contexte général économique plus tendu, rend peut-être la création de liens plus compliquée que par le passé», analyse-t-il. «Mais le Lignon n’est pas une cité dortoir, comme il en existe en France. Elle est équipée et entretenue. D’ailleurs les jeunes sont fiers de vivre ici. Il n’y a jamais eu de gros souci de sécurité ou de criminalité. Il faut pluL’appartement de Michèle Finger au Lignon, où elle vit depuis des décennies (en haut à gauche). Foto Jean-Jacques Finger L’ancien pasteur Michel Monod sort tous les samedis pour engager le dialogue avec les jeunes et les prendre sous son aile (au centre). Foto Stéphane Herzog Immense, mais majoritairement piétonnier: dans le lotissement, les parkings sont dissimulés sous le gazon (en haut à droite). Photo Stéphane Herzog tôt parler d’incivilités», décrit l’animateur socio-culturel. En fait, Michel Monod prête aux jeunes du brasero des qualités qui feraient défaut aux résidents du Lignon. «Ils sont extrêmement fidèles en amitié. Des gens me disent, enfermez-les ! Je leur dis : ce sont vos enfants.» Lui aussi, lors de son arrivée au Lignon avait trouvé le quartier hors de proportion. «Je m’étais dit : ce n’est pas possible de vivre comme dans une termitière et je m’étais donné comme mission de réunir les gens.» Mais lui aussi aime le Lignon.
Revue Suisse / Avril 2022 / N°2 15 Littérature héros du roman, n’a pas de réponse à cette question. Empreint de sympathie, il s’adresse alors au catholicisme de son amie Mariette. «Effrayant, ce que les juifs ont fait à Jésus!» Mais il découvre ensuite la souffrance éternelle et la persécution des juifs, et une vision prophétique lui révèle, derrière l’austère culte judaïque auquel l’initie le curieux Rebbe Lobmann, le rêve messianique d’une humanité heureuse. Un destin tragique et bouleversant Lorsqu’en Allemagne, où il a fait ses études, un régime ouvertement antisémite s’empare du pouvoir, Edmond Fleg anticipe l’Holocauste. En 1939, ses prédictions se réalisent largement et, dans la guerre de l’Allemagne contre la France, il perd coup sur coup ses deux fils: Daniel, le plus jeune, qui se noie dans la Seine parce qu’il n’est pas mobilisé pour combattre l’Allemagne, et Maurice, l’aîné, qui tombe au combat. Et, comme si cela n’était pas suffisant, il perd encore, le 6 avril 1940, son unique petit-fils quand, prié par les médecins de se prononcer dans une effroyable situation d’urgence, il choisit la survie de sa belle-fille contre celle de son enfant. Edmond Fleg ne se laisse cependant pas abattre: après l’occupation de la France par l’Allemagne, il se réfugie en Provence où il continue de familiariser de jeunes juifs avec leur religion. Quand il meurt, le 15 octobre 1963, il est considéré comme l’un des principaux artisans de la réconciliation entre les juifs et les chrétiens. Huit ans après sa mort, l’antisémitisme le rattrape tout de même. Dans son appartement du Quai-aux-Fleurs, alors que tout son héritage littéraire, avec l’ensemble des originaux et des lettres de Proust, Mauriac, Camus et d’autres, a été préparé pour être envoyé en Israël, des inconnus s’en emparent et le cachent si bien – ou le détruisent – qu’on n’en a jamais retrouvé la trace. BIBL IOGRAPHIE: Le roman «L’enfant prophète» est disponible en français dans la Collection Blanche des Éditions Gallimard, Paris. CHARLES L INSMAYER EST SPÉCIAL ISTE EN L I TTÉRATURE ET JOURNAL ISTE À ZURICH CHARLES L INSMAYER «Cette œuvre sera immortelle», déclare Charles Péguy en octobre 1913, en apportant à son auteur Edmond Fleg, dans son appartement sis Quai-aux-Fleurs 1 sur l’île de la Cité à Paris, le numéro tout juste sorti de presse des «Cahiers de la Quinzaine», qui contient la première partie du cycle de poèmes «Écoute, Israël». Ce titre fait écho à la prière fondamentale du judaïsme, composée de trois citations de Moïse: «Écoute, Israël, l’Éternel est notre Dieu, l’Éternel est un». Et dans cette épopée en vers de 700 pages, qu’il n’achève qu’en 1948, Edmond Fleg, né en 1874 dans la famille d’un négociant genevois, parvient à montrer à ses contemporains la beauté et la grandeur du judaïsme dans une «légende des siècles» s’étendant sur 4000 ans. Après une période où il a pris ses distances avec ses origines juives, il semet en effet à écrire, poussé par l’effroi que suscitent en lui l’antisémitisme et l’affaire Dreyfus. Edmond Fleg, marié à Madeleine Bernheim et père de deux fils, vit à Paris. Il s’est porté volontaire lors de la Première Guerremondiale et connaît un certain succès en tant que dramaturge. À partir de 1928, il publie des biographies personnelles et originales de grandes figures du judaïsme commeMoïse ou Salomon, mais aussi Jésus. Ce n’est cependant pas avec «Écoute, Israël» qu’il obtient son succès le plus durable, mais avec son livre pour la jeunesse «L’enfant prophète», paru en 1926, qui réconcilie par un humour charmant des milliers de jeunes juifs avec leur religion. Ce que cela signifie d’être juif «Pour être chrétien, il faut croire que Jésus est dans l’hostie et qu’il est Dieu. Mais que faut-il croire pour être juif?» Claude Lévy, le Le rêve messianique d’une humanité heureuse Le Genevois Edmond Fleg a chanté la grandeur et la beauté du judaïsme pendant le siècle où celui-ci était le plus menacé. C’est dans une œuvre pour la jeunesse qu’il s’est montré le plus convaincant. «Pourquoi Dieu veut-il qu’Israël soit un peuple de prêtres? Pour que le monde change, pour que le monde tel qu’il est devienne le monde tel qu’il sera, quand par la venue du Messie la justice et la paix régneront sur la terre. Ce rêve messianique est aujourd’hui le rêve de toute l’humanité.» (Edmond Fleg lors de la clôture du Congrès juif mondial en 1958 à Genève)
Revue Suisse / Avril 2022 / N°2 16 teint une immunité accrue par la vaccination et l’infection: rien qu’au cours des semaines record de la circulation d’Omicron, 30 à 40 % de la population suisse a été contaminée. Contrairement à certains pays voisins, la Suisse a donc traversé le deuxième hiver de la pandémie sans fermetures ni obligation de vaccin, malgré un taux de vaccination plutôt bas. Le président de la Confédération, IgnazioCassis, a déclaré que ces libertés étaient «un pari», et qu’on l’avait «gagné». Certains doutent toutefois que la suite soit entièrement calculée. D’après les spécialistes, l’infection au coronavirus pourrait avoir des séquelles tardives pour une personne sur cinq. Les assurances sociales commencent à le sentir. L’an dernier, 1700 personnes de plus se sont inscrites à l’assurance-invalidité pour Covid long. (SWE) Corona Tandis que le système politique du partage des pouvoirs en Suisse a souvent désespérément ralenti la lutte contre la pandémie, la démocratie directe a révélé l’une de ses forces au début de l’hiver: les droits populaires sont une soupape en temps de crise. Lors de la votation sur la loi Covid-19, à la fin du mois de novembre, les citoyens suisses ont témoigné leur soutien à la politique de santé des autorités. Une nettemajorité d’entre eux s’est ainsi déclarée favorable aux mesures sanitaires y compris au controversé certificat Covid. Les groupements opposés à ces mesures et au vaccin, qui avaient lancé plusieurs référendums et défilé dans les villes et villages en sonnant les cloches, ont perdu de l’écho après cette nouvelle défaite dans les urnes. Les tensions sociétales autour de la pandémie n’ont pas disparu, certes, mais la votation les a atténuées. Et le oui du peuple était un mandat donné au Conseil fédéral pour lutter contre la pandémie tel que peu d’autres gouvernements nationaux en ont reçu. Il ne l’a néanmoins pas interprété comme une carte blanche, conservant la retenue adoptée depuis la fin du confinement. Durant cette pandémie, la Suisse a toujours «navigué à vue», analyse l’épidémiologiste genevois Marcel Salathé. Une stratégie qui a coûté cher au pays lors de la deuxième vague de l’automne et de l’hiver 2020/2021, puisqu’il a enregistré une nette surmortalité. Fin précoce des restrictions Un anplus tard, avant Noël, unnouveau tour de vis a d’abord été donné: seules les personnes vaccinées ou guéries pouvaient encore aller au restaurant, au cinéma ou dans les salles de sport. C’est que le taux d’occupation des lits aux soins intensifs avait à nouveau franchi un seuil critique. Le variant Delta a touché surtout sur les personnes non vaccinées. Pour pouvoir concentrer leurs forces sur elles, les hôpitaux ont dû reporter des opérations. Des directivesmises à jour à la hâte étaient prêtes au cas où un tri drastique s’avèrerait nécessaire, c’est-à-dire la décision de savoir qui serait admis en priorité aux soins intensifs. Enmême temps, le variant Omicron, dont on savait peu de choses, commençait à se répandre. Cependant, malgré les incertitudes, le Conseil fédéral a renoncé à prendre les mesures plus sévères, dont il avait La Suisse, le deuxième hiver de la pandémie et le pari Omicron Malgré le oui du peuple à la loi Covid et un nombre record de contaminations, le gouvernement suisse a fait preuve de retenue dans sa politique sanitaire à l’hiver 2021/2022. Le pays s’en est tiré à meilleur compte que l’année précédente. auparavant parlé avec les cantons, notamment la fermeture des restaurants. Il a conservé cette stratégie même quand, en janvier, la vagueOmicron a déferlé aussi fort que la Task Force scientifique de la Confédération l’avait prévu. Et, une fois le pic dépassé, il a levé toutes les mesures sanitaires à la mi-février – malgré une circulation toujours active du virus –, hormis le port du masque çà et là. Contrairement à ce que l’on craignait, les hôpitaux n’ont pas été surchargés. C’est qu’entre-temps, la population avait atMalgré les mesures sanitaires encore en vigueur, le public a majoritairement célébré la saison de ski sans masque, comme ici au slalom de la Coupe du monde à Adelboden. Photo Keystone, 9 janvier 2022
Revue Suisse / Avril 2022 / N°2 17 Politique THEODORA PETER «Pour moi, Frontex est avant tout synonyme de violence», avoue Malek Ossi. Ce Syrien de 28 ans a gagné la Suisse via la Turquie il y a six ans et fait partie de l’organisation «Migrant SolidarityNetwork», qui a lancé le référendum contre l’augmentation de la contribution de la Suisse à l’agence européenne de gardes-frontières et de gardes-côtes Frontex. Malek Ossi a raconté aumagazine en ligne «Republik» l’odyssée qui l’a mené en Suisse par la «route des Balkans». «Je sais ce que cela signifie d’avoir derrière soi l’armée turque, et devant la police grecque.» Avec des dizaines d’autres réfugiés, il s’est caché dans la forêt pendant une semaine avant d’oser franchir le fleuve frontalier Evros, alors gardé par les autorités grecques et des agents de Frontex. Tandis que Malek Ossi a finalement réussi à gagner l’Europe, beaucoup d’autres échouent dans leur tentative d’atteindre les frontières extérieures de l’UE. Les récits de migrants refoulés par les polices des frontières sont innombrables. Certains cas attestent que les gardes-côtes grecs, en mer Égée, ont repoussé des canots pneumatiques remplis de réfugiés dans les eaux turques. Ces refoulements sont contraires à la Convention européenne des droits de l’homme et à la Convention relative au statut des réfugiés de Genève, d’après lesquelles les réfugiés doivent pouvoir déposer une demande d’asile et ont droit à une procédure fondée sur le droit. En d’autres termes, les demandeurs d’asile doivent au minimum être entendus. Des organisations de défense du droit d’asile et des droits humains reprochent à Frontex de tolérer des pushback illégaux perpétrés par les forces de police nationales, voire d’y être mêlée. Une commission d’enquête du Parlement européen a ainsi demandé davantage de surveillance et de transparence. Une obligation pour tous les États de Schengen Le rôle de Frontex aux frontières de l’Europe a fait parler de lui l’automne dernier au Parlement fédéral. En tant que membre de l’espace Schengen, la Suisse contribue depuis 2011 à l’agence européenne de protection des frontières, et doit par conséquent cofinancer l’augmentation de son budget. Frontex prévoit demettre sur pied une La «forteresse européenne» au pilori La Suisse entend renforcer sa participation au contrôle des frontières extérieures de l’Europe. Mais l’augmentation des capacités de l’agence de protection des frontières Frontex fait débat. Le 15 mai, le peuple se prononcera dans les urnes. Un non pourrait irriter encore davantage Bruxelles. Frontex, dont on voit ici une patrouille en action à la frontière gréco-turque, entend mettre sur pied une réserve de 10 000 agents. Photo Keystone
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