Fromage suisse corsé espère avoir des juges doux à Bruxelles Un débat agite le pays en profondeur: que signifie pour nous la «neutralité»? La Suisse a choisi un site d’enfouissement définitif pour ses déchets radioactifs DÉCEMBRE 2022 Revue Suisse La revue des Suisses·ses de l’étranger
© Sandra Liscio Nos partenaires : Toute l’équipe de l’Organisation des Suisses de l’étranger, SwissCommunity, vous souhaite une très belle année 2023 pleine de joie et de succès. Nous nous réjouissons de pouvoir continuer à œuvrer ensemble en faveur des intérêts des quelque huit cent mille Suisses·ses vivant à l’étranger. Notre carte de vœux a été conçue par Sandra Liscio, une créatrice et artiste typographe suisse basée à Londres. Lisez le portrait de Sandra Liscio sur notre plateforme communautaire : https://swisscommunity.link/sandraliscio Regardez la carte animée
Lorsqu’on énumère les grands clichés de la Suisse, on tombe tôt ou tard sur le fromage. Et probablement sur l’Emmentaler. Ce fromage à gros trous est pour ainsi dire une icône suisse. Le problème, c’est qu’on fabrique bien plus de fromage étiqueté «Emmentaler» à l’étranger qu’en Suisse. La branche fromagère suisse, qui voudrait améliorer la protection de la marque, a donc saisi la juridiction de l’Union européenne. C’est assez piquant, dans la mesure où l’on fait ainsi appel à des «juges étrangers» – dont les cercles agricoles suisses se méfient volontiers – pour protéger un produit agricole qui ne saurait être plus suisse. On ignore encore l’issue de cette affaire. Le jeune Emmentaler est doux. Selon son degré de maturité, il devient mûr, fruité ou corsé. Si on l’affine longtemps, sa consistance change et des cristaux de sel se forment dans ses trous. L’Emmentaler se distingue donc par sa diversité et n’est nullement un fromage neutre. Ce qui nous amène, par un heureux hasard, au sujet de la neutralité, qui fait actuellement l’objet d’un débat passionné en Suisse. Peut-on encore qualifier de «neutre» un pays qui prend part aux sanctions contre la Russie belligérante? Ou la neutralité représente-t-elle un ensemble de valeurs qui, face à l’horreur de la guerre, exige justement participation et engagement? Faut-il détourner les yeux ou s’impliquer? Lorsqu’on se penche de près sur le sujet, on constate que la signification de la neutralité n’a cessé d’évoluer par le passé, et qu’elle évolue encore. Il arrive aussi que cette notion abstraite ne livre aucune réponse claire, par exemple à la question de savoir ce qu’il faut faire lorsque la guerre ébranle le continent. Il est fort probable que les Suisses pourront prendre position sur la neutralité dans les urnes dans un avenir proche. C’est un privilège incontestable, car la neutralité n’est une valeur fondamentale solide que si nous nous mettons d’accord sur la façon dont nous souhaitons la concevoir. Et si vous vous lancez à présent dans ce débat, vous remarquerez très vite à quel point il est impossible d’être neutre lorsqu’on parle de la neutralité. MARC LETTAU, RÉDACTEUR EN CHEF 4 En profondeur La Suisse se bat pour sa neutralité et débat de sa signification 10 Économie Tout un fromage! La production étrangère met l’Emmentaler suisse sous pression 13 Nature et environnement La Suisse a choisi où elle enfouira ses déchets radioactifs 16 Politique Jusqu’à 65 ans au lieu de 64: les femmes suisses devront travailler un an de plus 18 Société Le secteur de la formation est en difficulté: l’école publique manque d’enseignants 20 Reportage Voyage sur le rail suisse, le réseau ferroviaire le plus dense du monde 24 Images Le photographe de mode suisse Peter Knapp, témoin d’une époque à Paris 26 Littérature L’écrivain Jenö Marton voulait juste être un Suisse comme les autres 28 Culture Jürgen Strauss cultive le son parfait dans son laboratoire sonore 32 Nouvelles du Palais fédéral Une nouvelle application pour les Suisses de l’étranger 35 Infos de SwissCommunity 38 Débat Notre fromage, notre neutralité Photo de couverture: l’Emmentaler, fromage suisse. Photo StockFood / Michael Wissing, Cartoon Max Spring La «Revue Suisse», magazine d’information de la «Cinquième Suisse», est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger. Revue Suisse / Décembre 2022 / N°6 3 Éditorial Sommaire
Cartoon: Max Spring Revue Suisse / Décembre 2022 / N°6 4 En profondeur
5 THEODORA PETER Comme la démocratie directe, la neutralité fait partie de l’identité de la Suisse. Le pays ne s’immisce pas dans les conflits étrangers, mais apporte son aide en cas de crise humanitaire et offre des services de médiation. Sur le plan international, ce positionnement a suscité des réactions ambivalentes par le passé. Si la volonté et les efforts de la Suisse pour promouvoir la paix ont été salués, on lui a reproché le fait de se tenir à l’écart et de ne penser qu’au profit, notamment pendant la Deuxième Guerre mondiale ou l’apartheid. L’image de la Suisse en tant que nation non partisane est une nouvelle fois remise en question depuis que la Russie a envahi l’Ukraine en février dernier. Après quelques hésitations initiales, la Suisse a décidé d’appliquer elle aussi, dans une ampleur jamais vue encore, les dures sanctions prises par l’Union européenne (UE). «Faire le jeu d’un agresseur n’est pas neutre», a déclaré le président de la Confédération Ignazio Cassis (PLR) après le début de la guerre pour expliquer la Peu de pays pratiquent la neutralité depuis aussi longtemps que la Suisse. Mais est-elle encore adaptée à son temps? Depuis l’attaque de l’Ukraine par la Russie, le débat politique à ce sujet s’est renflammé. Tôt ou tard, cette question fondamentale se décidera dans les urnes. position du Conseil fédéral, en renvoyant aux violations par la Russie du droit international humanitaire. En revanche, le gouvernement a explicitement refusé de livrer des armes à l’Ukraine. En tant qu’État neutre et en vertu de la Convention de la Haye de 1907, la Suisse n’a en effet le droit de favoriser aucun belligérant. Neutralité «coopérative» et «active» Comme le montre l’historien Marco Jorio dans son exposé, la neutralité a recouvert différents concepts et reçu différentes définitions au fil des siècles. Le dernier terme en date, celui de «neutralité coopérative», a été lancé par le conseiller fédéral Ignazio Cassis au Forum économique mondial de Davos en mai. S’adressant à l’opinion publique mondiale, le ministre des affaires étrangères a souligné que la Suisse, en tant que pays neutre, défend à la fois ses propres valeurs et les valeurs communes. «C’est pourquoi la Suisse se tient aux côtés des pays qui n’observent pas La guerre fait rage en Europe, et la Suisse se bat pour sa neutralité sans rien faire cette attaque contre les fondements de la démocratie.» La Suisse est aussi coopérative en s’engageant pour une «architecture de sécurité stable», qui ne peut être fondée que sur le multilatéralisme. Ignazio Cassis a ainsi défendu le rôle de la Suisse en sa qualité de médiatrice neutre et acceptée par toutes les parties. L’ancienne ministre des affaires étrangères Micheline Calmy-Rey (PS) avait déjà, au cours de son mandat (2003-2011), promu la notion de «neutralité active». Le pays est passé d’une neutralité née d’une nécessité, d’un besoin de sécurité, à une neutralité active fondée sur le droit international, écrit l’ancienne conseillère fédérale dans son livre «Pour une neutralité active. De la Suisse à l’Europe», paru en 2021. Pour elle, l’adhésion de la Suisse aux Nations unies en 2002 ainsi que la candidature à un siège non permanent au Conseil de sécurité de l’ONU décidée par le Conseil fédéral en 2011 – une tâche que le pays assumera pour la première fois en 2023/2024 – constitue Revue Suisse / Décembre 2022 / N°6
rien de moins qu’un changement de paradigme. Christoph Blocher lance une initiative sur la neutralité L’UDC est en désaccord total avec l’évolution active de la neutralité suisse. Pour ce parti, la reprise des sanctions de l’UE contre la Russie, en particulier, constitue une «rupture de la neutralité». La Suisse est devenue elle-même une belligérante par «pur opportunisme» et a ainsi perdu sa crédibilité de médiatrice, critique l’ancien conseiller fédéral et doyen de l’UDC Christoph Blocher. Pour éviter que le pays ne soit «impliqué dans des guerres» à l’avenir, il a lancé une inis’attache à préserver l’indépendance et la prospérité de la Suisse»; et qu’elle contribue notamment «à soulager les populations dans le besoin et à lutter contre la pauvreté ainsi qu’à promouvoir le respect des droits de l’homme, la démocratie, la coexistence pacifique des peuples et la préservation des ressources naturelles». Ces formulations laissent une marge de manœuvre politique considérable, que Christoph Blocher souhaite restreindre par l’ajout d’un article sur la neutralité. Étendre la collaboration internationale Il pourrait s’écouler plusieurs années encore avant que le peuple se prononce sur un éventuel amendement de la Constitution fédérale. Néanmoins, en lançant une récolte de signatures, l’UDC a inscrit le sujet de la neutralité à l’agenda politique des élections fédérales de 2023. L’initiative est activement soutenue par l’association «Pro Suisse», née de l’Action pour une Suisse indépendante et neutre (ASIN) et qui s’est donné pour mission de lutter contre tout rapprochement entre la Suisse et l’UE. Les autres partis politiques considèrent que l’interprétation de la neutralité de l’UDC est dépassée. L’opinion dominante est que face à la guerre en Ukraine, on a besoin de davantage de collaboration internationale, et non d’isolement. Le PLR n’exclut pas non plus un rapprochement avec l’OTAN. Il est également question de demander l’assouplissement MARCO JORIO «Plus personne ne s’y retrouve!», s’est écrié, presque désespéré, le présentateur d’une émission de débat politique consacrée à la neutralité à la télévision suisse tandis que les politiciens présents faisaient valser des concepts de neutralité truffés d’adjectifs. Dans les débats publics aussi, des termes comme neutralité «intégrale», «différentielle» ou «coopérative» se font sauvagement concurrence. L’abondance de ces qualificatifs prouve que la neutralité n’est pas un concept défini de manière fixe. «La neutralité prend une teinte différente selon l’évolution des événements», notait déjà le ministre des affaires étrangères Marcel Pilet-Golaz durant la Deuxième Guerre mondiale. Certes, il existe depuis 1907 un droit de la neutralité codifié par le droit international, mais il ne fixe que quelques-uns des principes concernant les obligations et les droits des pays neutres en cas de guerre. C’est pourquoi il s’est développé, autour de cela, une politique de neutralité que chaque État neutre met en œuvre sous sa propre responsabilité en temps de paix et de guerre pour donner de la crédibilité à sa neutralité. Cette politique est encore plus ouverte que le droit de la neutralité. Parmi les différentes «neutralités», il y a d’une part la neutralité «perpétuelle», telle que la pratique la Suisse depuis 400 ans, et d’autre part la neutralité «occasionnelle», qui n’est liée qu’à un conflit précis, et qui est appliquée par presque tous les États dans presque toutes les guerres. La neutralité peut être armée (Suisse, Autriche) ou non (Costa Rica); elle peut être reconnue par le droit international (Suisse, Autriche) ou mise en œuvre comme une pratique librement choisie, sans reconnaissance par le droit international (Irlande). Cependant, la neutralité évolue, même celle pratiquée par la Suisse, perpétuelle, armée et reconnue par le droit international depuis 1815. Jusqu’à la Première Guerre mondiale, la neutralité possédait une connotation exclusivement militaire. Au cours de cette guerre, les deux parties belligérantes se livraient tiative populaire avec ses collègues de l’UDC. L’idée est d’ancrer une «neutralité entière, perpétuelle et armée» dans la Constitution fédérale, mais aussi d’y inscrire que la Suisse n’a le droit ni de prendre des sanctions contre les pays belligérants, ni d’adhérer à une coalition de défense. Le 8 novembre 2022, la collecte de signatures pour l’initiative a été lancée. Jusqu’à présent, la Constitution fédérale décrit la neutralité en termes simples. Elle engage le Parlement et le Conseil fédéral à prendre «les mesures nécessaires pour préserver la sécurité extérieure, l’indépendance et la neutralité de la Suisse». En matière de politique étrangère, la Constitution prévoit que «la Confédération Quelle neutralité? Cartoon: Max Spring Revue Suisse / Décembre 2022 / N°6 6 En profondeur
«La neutralité de la Suisse». Publication du DFAE, 2022 revue.link/neutralite «Pour une neutralité active. De la Suisse à l’Europe». Micheline Calmy-Rey. PPR (2021) une guerre économique sans merci, dans laquelle même les États neutres étaient impliqués contre leur gré. La Suisse a dû soumettre presque tout son commerce extérieur au contrôle des deux alliances guerrières. C’est alors qu’est apparu le terme de neutralité économique. Après la guerre, la Suisse est entrée à la Société des Nations (SdN). Elle n’était cependant pas prête à renoncer à sa neutralité militaire. Après d’âpres négociations, elle a obtenu, dans la déclaration de Londres de 1920, la dispense de participer aux sanctions militaires, mais non aux sanctions économiques. Ce modèle de neutralité a pris le nom de «neutralité différentielle». Lorsque, dans les années 1930, il s’est avéré que la SdN n’était pas en mesure de garantir la paix mondiale, la Suisse s’en est distancée en proclamant son «retour à la neutralité intégrale» en 1938. La SdN lui a alors accordé le droit de ne plus appliquer les sanctions économiques décidées par la SdN. La Suisse a continué d’appliquer cette «neutralité intégrale» pendant la Deuxième Guerre mondiale et la guerre froide tout en assouplissant peu à peu, depuis les années 1960, cette position rigide et juridiquement très formelle. Le pays est ainsi entré au Conseil de l’Europe, il a mené une politique idéaliste en matière de droits humains et a participé activement aux négociations de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE, aujourd’hui : OSCE). Depuis l’adhésion de la Suisse à l’ONU, il y a 20 ans, la Suisse applique à nouveau une sorte de «neutralité différentielle». Contrairement à 1920, elle ne s’est pas vu accorder formellement de statut neutre au moment de son entrée à l’ONU. Mais elle a déclaré de manière unilatérale vouloir conserver sa neutralité. À présent, la Charte de l’ONU restreint la neutralité et contraint la Suisse à reprendre à son compte les sanctions prononcées par l’ONU. En plus de cela, la loi suisse sur les sanctions prévoit également que le pays suive des sanctions prises par l’OSCE et ses principaux partenaires commerciaux, comme il le fait actuellement avec les sanctions prises par l’Europe contre l’agresseur russe. Le concept de «neutralité coopérative» récemment inventé par le président de la Confédération Ignazio Cassis deviendra-t-il un jour réalité? L’avenir le dira. La neutralité dans le «Dictionnaire historique de la Suisse»: revue.link/neutre Marco Jorio, Dr. h. c., est un historien spécialisé en histoire moderne et en histoire suisse. Il a dirigé pendant 30 ans le projet du «Dictionnaire historique de la Suisse» et en a été le rédacteur en chef. Une histoire de la neutralité paraîtra bientôt sous sa plume. de neutralité qu’il a appliquée jusqu’ici. Il considère notamment que la récente reprise des sanctions de l’UE contre la Russie est compatible avec la neutralité. De plus, le gouvernement veut intensifier sa coopération avec l’étranger – tant avec l’UE qu’avec l’OTAN – sur les questions touchant à la sécurité et à la défense. Si la ministre de la défense Viola Amherd (Le Centre) exclut catégoriquement une adhésion à l’OTAN, elle estime que l’armée suisse doit pouvoir participer, par exemple, à des exercices de défense de l’alliance militaire. «Nous ne pouvons pas nous contenter de profiter», a-t-elle souligné dans une interview accordée à un journal. La Suisse, affirme-t-elle, a besoin de partenariats pour pouvoir compter sur un soutien en cas d’urgence. Or, dit-elle, de telles coopérations sont toujours basées sur «un échange». Enfin, contribuer à la stabilité sur le continent est aussi une question de solidarité. Face à une guerre se déroulant au cœur de l’Europe, les certitudes qui prévalaient au sujet d’une paix et d’une prospérité durables vacillent, y compris en Suisse. Dans un monde instable, ce pays neutre doit retrouver sa place. des règles strictes présidant à l’exportation du matériel de guerre suisse. Si l’on n’envisage pas de livrer directement des armes à un belligérant, des parlementaires de droite s’offusquent tout de même que des pays comme l’Allemagne, par exemple, ne puissent pas fournir à l’Ukraine des munitions pour blindés achetées à la Suisse. Une commission du Conseil des États étudie actuellement des exceptions à cette interdiction dite de réexportation. Normalement, celle-ci sert à éviter que des armes suisses ne se retrouvent entre de «mauvaises» mains par des moyens détournés. Aussi une question de solidarité Comme il l’a réaffirmé cet automne, le Conseil fédéral s’en tient à la politique Revue Suisse / Décembre 2022 / N°6 7
Le prix allemand du livre pour Kim de l’Horizon L’une des plus importantes distinctions littéraires, le prix allemand du livre, a été décerné à un·e auteur·e suisse, Kim de l’Horizon, pour son premier roman «Blutbuch», dont le jury a estimé qu’il s’agissait du meilleur roman en allemand de l’année. Kim de l’Horizon se considère comme une personne non binaire, et le personnage principal du texte récompensé ne s’identifie lui non plus ni à un homme, ni à une femme. Pour le jury, le·la narrateur·trice non binaire du roman «fait preuve d’une immense énergie créatrice pour trouver un langage qui lui soit propre». La remise du prix à la Foire du livre de Francfort s’est en outre muée en spectacle puisque pendant son discours de remerciement, Kim de l’Horizon s’est rasé la tête par solidarité avec les femmes opprimées en Iran. (MUL) Ignazio Cassis rend visite à Volodymyr Zelensky Le président de la Confédération suisse et ministre des affaires étrangères Ignazio Cassis a effectué un voyage surprise en Ukraine le 20 octobre. Il voulait, a-t-il expliqué, se faire de lui-même une idée de la situation et parler, à Kiev, de la reconstruction de l’Ukraine avec Volodymyr Zelensky. «Nous souhaitons aussi soutenir les efforts ukrainiens pour une reconstruction placée sous le signe de l’innovation», a déclaré Ignazio Cassis. La discussion a également tourné autour des défis de l’hiver qui approche. La visite d’Ignazio Cassis n’a eu lieu que quelques heures avant le bombardement de plusieurs villes ukrainiennes par des drones kamikazes, signe d’une nouvelle escalade de la guerre. (MUL) Pas de votation sur l’achat des avions de combat Le peuple suisse ne pourra pas voter sur l’acquisition de l’avion de combat furtif F-35, car les initiants ont retiré leur initiative signée par plus de 100 000 citoyens. On ne prête pas main-forte à une pseudo-votation, a déclaré la conseillère nationale Priska Seiler Graf (PS) au nom du comité d’initiative. Effectivement, à la mi-septembre, le Conseil fédéral et le Parlement ont rendu l’avis du peuple superflu en décidant, nonobstant l’initiative populaire en suspens, de signer les contrats d’achat pour 36 avions de combat. Un non dans les urnes ne pouvait plus stopper cette transaction de six milliards de francs. (MUL) Les glaciers suisses perdent un énorme volume Une année navrante s’achève pour les glaciers suisses: d’après les glaciologues, leur fonte a dépassé tous les records en 2022. Au total, les glaciers ont perdu 3,1 kilomètres cubes, ce qui représente plus de 6 % du volume total de tous les glaciers. Le glacier du Pizol (SG), le Vadret dal Corvatsch (GR) et le Schwarzbachfirn (UR) ont totalement disparu en 2022. Une combinaison de facteurs défavorables a précipité la fonte des glaciers: chutes de neige peu abondantes en hiver, premières vagues de chaleur en mai déjà et un été extrêmement sec et pauvre en précipitations. (MUL) Jean-Luc Godard Dans «À bout de souffle» (1960), Jean-Paul Belmondo s’adresse soudain à la caméra. «Si vous n’aimez pas la mer, si vous n’aimez pas la montagne, si vous n’aimez pas la ville…. allez-vous faire foutre !» Durant cette décennie, les premiers films du cinéaste franco-suisse Jean-Luc Godard, décédé le 22 septembre 2022, provoquent un choc. Choix d’acteurs inconnus, dialogues bruts, construction des scènes au jour le jour, tournage caméra sur l’épaule et en lumière naturelle, montage saccadé, où la bande son semble évoluer de façon autonome. Tout son cinéma détournait les conventions. Depuis, les ruptures qu’il a mises en œuvre se sont diffusées comme une onde dans tout le cinéma. Si bien que l’héritage de Godard est partout. Sa filmographie est vaste et multiforme. Elle compte une cinquantaine de films et une dizaine de reportages. L’homme a continué à créer jusqu’à la fin de sa vie. Faisant feu de tout bois: smartphone, vidéo, peinture, collages. Le public connaît aussi Godard pour ses aphorismes. «Quand on va au cinéma, on lève la tête. Quand on regarde la télévision, on la baisse», a-t-il fait remarquer. L’homme aimait le tennis, non sans vitupérer contre la manière dont il était présenté à la TV. ll avait imaginé une autre façon de filmer ce sport. «Je prendrais un type quelconque (…). qui ferait les qualifications. Il est à Paris, il n’a pas trop les moyens, il cherche un hôtel, Ibis ou Mercure. Il prend le métro, il joue. Et puis, il est battu. Au tour suivant, je m’intéresserais à son vainqueur, puis au vainqueur de ce match, ce qui nous conduirait forcément jusqu’en finale.» Voilà Godard, cette star du grand écran, qui commentait le monde avec son accent vaudois. Ce qui rappelait son origine à ceux qui voulaient bien l’entendre. STÉPHANE HERZOG Revue Suisse / Décembre 2022 / N°6 8 Sélection Nouvelles
9 THEODORA PETER Le froid rend la vie dure à tous ceux qui n’ont pas de toit. En Ukraine, les abris destinés aux personnes déplacées issues des régions détruites par les bombes ont été consolidés pour l’hiver. Le pays compte près de 7 millions de réfugiés intérieurs en plus des quelque 4,4 millions de personnes qui ont fui dans les pays européens lorsque la guerre a éclaté. À la clôture de la rédaction, à la fin d’octobre, la Suisse avait accueilli environ 66 000 Ukrainiens. D’après les estimations des autorités, 80 000 à 85 000 demandes d’asile pourraient avoir été déposées d’ici la fin de l’année. L’afflux de réfugiés dépend toutefois fortement de l’évolution de la guerre et de la situation en matière d’approvisionnement dans les pays voisins de l’Ukraine. Les estimations les plus extrêmes indiquent que jusqu’à 120 000 personnes pourraient chercher refuge en Suisse. Parallèlement, le nombre de demandes d’asile issues d’autres régions en crise du monde augmente lui aussi. Rien qu’en septembre, 2681 personnes provenant de pays comme l’Afghanistan, la Syrie ou l’Érythrée ont déposé une demande d’asile en Suisse. D’après le Secrétariat d’État aux migrations, on n’avait plus atteint un tel nombre de demandes en un mois depuis la crise des réfugiés de 2015/2016. Avec la fin des restrictions de voyage liées à la pandémie, le flux de réfugiés à destination de l’Europe a repris de l’ampleur. Le statut de protection S s’applique jusqu’à révocation Tandis que les réfugiés issus d’autres pays doivent passer par la procédure d’asile ordinaire, les Ukrainiens reçoivent directement le statut de protection S. Celui-ci permet aux réfugiés de chercher un emploi et de voyager librement. Ce statut, activé par le Conseil fédéral en mars 2022, était en principe limité à un an. Entre-temps, la ministre de la justice, Karin Keller-Sutter (PLR), a cependant déclaré que le statut de protection S resterait valable après le printemps 2023, à savoir jusqu’à ce qu’il soit révoqué par le Conseil fédéral. Cela ne se produira, d’après la ministre, que si la situation se normalise en Ukraine, par exemple grâce à un cessez-le-feu ou au stationnement de forces de maintien de la paix. À la clôture de la rédaction, près de 5000 Ukrainiens étaient rentrés dans leur pays de leur propre chef. Les partis de gauche et écologistes trouvent choquant que les déplacés de guerre issus d’autres régions en L’hiver accroît le nombre de réfugiés La guerre en Ukraine continue de pousser des personnes à l’exil. D’ici la fin de l’année, la Suisse prévoit une forte hausse du nombre de demandeurs d’asile, y compris en provenance de régions en crise plus lointaines. Les gares suisses pourraient à nouveau voir affluer les réfugiés ukrainiens cet hiver. Les autorités fédérales s’attendent à une augmentation de leur nombre. Photo Keystone conflit soient désavantagés par rapport aux réfugiés ukrainiens, entre autres sur le marché de l’emploi ou en matière de regroupement familial. Le PS, les Verts et les Vert’libéraux ont donc déposé des interventions au Parlement pour améliorer la situation des personnes concernées, qui sont considérées comme «admises à titre provisoire» en Suisse. Jusqu’ici, les réformes à ce sujet n’ont cependant pas réussi à réunir de majorités politiques. Informations des autorités fédérales sur la guerre en Ukraine: revue.link/ukraine Revue Suisse / Décembre 2022 / N°6 Nouvelles
DÖLF BARBEN L’Emmentaler, ce fromage à gros trous, est connu dans le monde entier. Quand un objet est troué, on dit – et c’est valable dans plusieurs langues – qu’il est troué comme du fromage suisse. Le succès de ce fromage est donc colossal. Aujourd’hui, une centaine de fromageries ont encore le droit de produire de l’Emmentaler suisse. Leur cahier des charges est strict: les fermes qui leur fournissent le lait ne doivent pas se situer à plus de 20 kilomètres, les vaches ne doivent manger que de l’herbe et du foin, mais pas d’ensilage, seul du lait cru peut être utilisé et le fromage doit être entreposé et affiné pendant au moins 120 jours dans sa région d’origine. Chaque fromagerie porte en outre un numéro, qui est inscrit à la surface de chaque meule, tous les quelques centimètres. Ainsi, on sait toujours d’où provient même un petit morceau de fromage. Derrière le numéro 3206, par exemple, se cache la fromagerie de Hüpfenboden. Entourée de prairies et de forêts Elle est située au-dessus de Langnau, le cœur de l’Emmental, qui, grâce au commerce du fromage, a connu De jolis trous et une foule d’imitateurs: tout un fromage! Il y a deux ou trois siècles, les fromagers emmentalois exportaient leur savoir-faire dans le monde entier. C’est aujourd’hui devenu problématique pour l’Emmental, car l’authentique Emmentaler, un produit traditionnel suisse iconique, est sous pression. Il se produit en effet bien plus de fromage labellisé «Emmentaler» hors de Suisse que dans le pays. Les producteurs de fromage suisses attendent à présent de l’aide… de la part des juges européens. de nombreuses années de vaches grasses depuis le XVIe siècle. Son joli bâtiment est assis entre deux collines comme sur une selle. Il est entouré de prairies et de forêts. Marlies Zaugg et BernhardMeier vivent à Hüpfenboden avec leurs deux enfants et un apprenti. Outre l’Emmentaler, ils produisent d’autres spécialités fromagères. Ce sont des maîtres dans leur domaine. Et pourtant, ils n’ont pas l’air particulièrement sereins quand ils évoquent l’avenir. Certes, ils veulent «préserver d’une manière ou d’une autre» la «grande tradition fromagère» de la Suisse. Mais si leur produit n’est pas mieux protégé, disent-ils, cela ne sera Marlies Zaugg n’est pas sereine lorsqu’elle évoque l’avenir: sans protection accrue, pense-t-elle, l’art fromager suisse pourrait disparaître. Photos Danielle Liniger Revue Suisse / Décembre 2022 / N°6 10 Économie
d’origine devrait être indiquée dans la même taille de police, par exemple «Allgäuer Emmentaler». Juste un fromage avec des trous? Hélas, l’Office de l’Union européenne pour la propriété intellectuelle a rejeté cette exigence. Selon lui, le terme «Emmentaler» n’est pas une indication de provenance, mais seulement un nom devenu commun désignant un fromage à pâte dure avec des trous. L’interprofession n’est pas d’accord avec cela, et c’est pourquoi elle a saisi la cour européenne. Les audiences se sont tenues il y a peu. Le jugement est attendu au plus tôt dans trois à quatre mois, indique Alfred Rufer. «Nous croyons en nos chances.» En cas de verdict favorable, espère-t-il, il serait possible de vendre davantage d’Emmentaler suisse dans de grands pays comme l’Allemagne et la France ainsi que dans les États du Benelux. La raison est évidente: pour une clientèle soucieuse de qualité, il serait plus simple de se procurer l’original. Le plus gros client est… l’Italie Aujourd’hui déjà, le volume d’exportation est considérable: plus de 2200 tonnes d’Emmentaler ont été livrées en 2021 rien qu’en Allemagne, et près de 770 tonnes en France. Le plus gros client a été l’Italie, avec 5500 tonnes: plus guère possible. «Nous ne pourrons plus rivaliser avec tous les ersatz bon marché», regrette Marlies Zaugg. «La fabrication du fromage telle que nous la connaissons disparaîtrait petit à petit», complète son mari. De l’aide des «juges étrangers»? Il y a effectivement un problème. De nombreuses imitations mettent l’authentique Emmentaler suisse, qui porte depuis 2006 une appellation d’origine protégée (AOP), sous pression. Mais les choses se sont mises en branle récemment en matière de protection des marques, et voici ce qui rend l’affaire particulièrement piquante: c’est une cour européenne qui a été saisie pour demander que le célèbre Emmentaler suisse soit mieux protégé. Des «juges étrangers », donc, dont les cercles paysans se méfient souvent volontiers en Suisse, sont censés protéger un produit agricole qui ne saurait être plus suisse. Alfred Rufer nous explique le contexte. Il est le vice-directeur de l’interprofession Emmentaler Switzerland et sa mission est de positionner l’Emmentaler suisse sur le marché libre et de le protéger des imitations. À l’heure actuelle, dit-il, de très nombreux pays fabriquent un fromage qui porte le nom d’Emmentaler, dans des quantités bien plus importantes qu’en Suisse. Ainsi, le plus gros producteur d’Emmentaler au monde, par exemple, n’est pas la Suisse, mais la France. «Tels sont les faits, et nous devons les accepter.» Cette bataille a été perdue il y a 200 ou 300 ans. À l’époque, des maîtres fromagers ont quitté la Suisse et se sont mis à produire de l’Emmentaler un peu partout. Un combat contre les profiteurs Aujourd’hui, la bataille est tout autre. Il n’est pas juste, estime Alfred Rufer, que des producteurs étrangers profitent de l’excellente réputation de l’Emmentaler suisse. Et ce, alors que leurs ersatz bon marché sont bien au-dessous de l’original en ce qui concerne tant les exigences que la qualité. «Il s’agit d’une imposture, assène-t-il. Nul n’a le droit de se parer des plumes du paon.» L’objectif est clair: partout sur la planète, les clients doivent pouvoir immédiatement savoir s’ils ont affaire à un Emmentaler suisse ou non. De nombreux consommateurs sont prêts à dépenser plus pour des produits d’origine suisse, note Alfred Rufer. «Cependant, si l’origine n’est pas clairement indiquée, d’autres récoltent le fruit de nos efforts.» Les producteurs suisses voudraient donc que seul leur fromage ait le droit de porter le nom d’«Emmentaler» en grand et sans autre mot ajouté. Pour tous les autres, la région Sur une colline de l’Emmental entourée de prairies et de bois, la fromagerie de Hüpfenboden ressemble à une image idyllique du passé. C’est dans une cuve cuivrée que débute la fabrication de l’Emmentaler. Le nombre de meules que les fromageries peuvent produire est fixé tous les deux mois. Revue Suisse / Décembre 2022 / N°6 11
c’est plus qu’on en consomme en Suisse! Chez notre voisin méridional, la protection des marques est toutefois très bien réglementée. Parvenir à inverser la tendance qui touche l’Emmentaler suisse serait déjà un succès. En dix ans, le volume annuel produit en Suisse a en effet chuté de plus de 25000 à tout juste 17 000 tonnes, alors que ce même volume, toutes sortes de fromages confondues, a grimpé de 181 000 à 207000 tonnes. Tout le lait ne devient pas de l’Emmentaler Dans leur fromagerie, Marlies Zaugg et Bernhard Meier s’en sont également rendu compte. Tous les deux mois, on leur indique combien d’Emmentaler ils ont le droit de produire. «Ce volume n’a cessé de diminuer avec le temps», relate la fromagère. Actuellement, ils ont le droit d’utiliser 40 % du lait qu’ils reçoivent de leurs fournisseurs pour fabriquer de l’Emmentaler. Le reste leur sert à produire leurs propres sortes de fromage, qu’ils vendent à des restaurants, dans de petits magasins de la région ou sur des marchés locaux. Une armoire self-service contenant une vaste gamme de produits est en outre installée devant leur fromagerie. L’offre a du succès. Les gens qui passent à pied ou à vélo aiment s’y arrêter. S’ils n’ont aucun mal à écouLes grandes meules, qui pèsent souvent plus de 100 kg, sont retournées régulièrement à l’aide d’une machine. Mais nombre de travaux sont encore effectués à la main. Photo Danielle Liniger L’Emmentaler se caractérise par ses gros trous. Selon son degré de maturité, il présente un goût et une texture très divers. Photo Keystone ler leur fromage, où est le problème? L’Emmentaler produit dans les règles de l’art «est simplement meilleur», souligne Marlies Zaugg, ajoutant que cela a un prix. «Le fourrage des vaches, la fabrication artisanale, les soins réguliers apportés aux meules, la cave d’affinage, tout coûte plus cher.» Il faudrait que suffisamment de personnes en soient conscientes et en connaissent la valeur, «sans quoi cela ne fonctionnera plus». Enfin, il faut des gens qui soient encore prêts à exercer le métier de cette manière. Cela aussi, Marlies Zaugg le fait remarquer. Le travail commence le matin à cinq heures et ce, sept jours sur sept. «Le week-end aussi, les vaches donnent du lait», relève-t-elle en souriant. Chez eux, au moins, elle et son mari peuvent se partager le week-end. Et embaucher de temps en temps un extra pour les vacances. DÖLF BARBEN EST JOURNAL ISTE AUX QUOT IDIENS «DER BUND» ET «BERNER ZEI TUNG». Revue Suisse / Décembre 2022 / N°6 12 Économie
MARC LET TAU Dans la commune rurale de Stadel, dans l’Unterland zurichois, non loin de la frontière allemande, la vie était plutôt paisible au cours des siècles derniers. Le paysage, modelé par les glaciers et bordé de collines boisées, possède un caractère agricole. Là où l’on ne cultive pas, on exploite essentiellement de riches gisements de gravier, eux aussi hérités des ères glaciaires passées. Aujourd’hui, Stadel se retrouve cependant au cœur d’un énorme projet. C’est là, en effet, qu’on prévoit de construire l’accès à un gigantesque dépôt souterrain pour les déchets radioactifs. Voilà près de 50 ans que la Société coopérative nationale pour l’entreposage des déchets radioactifs (Nagra) recherchait un site d’enfouissement définitif. En septembre 2022, elle a porté son choix sur Stadel et son sous-sol rocheux très stable. L’argile à Opalinus qu’on y trouve offre la plus grande sécurité possible pour le confinement de matières radioactives, affirment les experts de la Nagra. Leur CEO, Matthias Braun, note qu’entre tous les sites examinés, Stadel est celui qui Un dépôt souterrain radioactif pour l’éternité La Suisse produit de l’énergie nucléaire, et donc des déchets radioactifs ultratoxiques qu’il faut entreposer en sécurité pour des millénaires. Après 50 ans de recherches actives, le lieu où l’on enfouira ces déchets dangereux vient d’être déterminé. De nombreuses questions restent cependant ouvertes sur ce dépôt qui coûtera 20 milliards de francs. présente «les plus grandes marges de sécurité». Ce qu’il entend par là, c’est que la géologie parle en faveur de ce site, et non le fait que l’opposition politique y soit faible. Des dimensions temporelles inconcevables Il est prévu de creuser, à proximité de Stadel, des puits d’une profondeur allant jusqu’à 900 mètres. Ces puits formeront l’accès aux cavernes qui seront aménagées dans l’argile à Opalinus pour abriter les déchets radioactifs. Pour ce projet, la Nagra s’appuie sur des dimensions temporelles inconcevables: d’après l’état actuel des connaissances, les déchets faiblement et moyennement radioactifs doivent être confinés en sécurité pendant 30 000 ans, et la Nagra prévoit environ 200 000 ans pour les déchets hautement radioactifs. Les «marges de sécurité» doivent donc permettre d’exclure, pour près d’un million d’années, que la matière radioactive remonte à la surface d’une manière ou d’une autre. La Nagra a sondé les couches géologiques profondes – comme ici, près de Stadel – à la recherche d’argile à Opalinus. D’après l’état actuel des connaissances, celle-ci se prête à l’enfouissement des déchets radioactifs. Photo Keystone Revue Suisse / Décembre 2022 / N°6 13 Nature et environnement
en Angleterre, illustrent cette difficulté: bien qu’ils n’aient que près de 4000 ans, leur raison d’être n’est plus déchiffrable. Les chercheurs travaillent par conséquent sur une «sémiotique de l’atome», une forme d’expression pour un futur lointain, sachant que dans 200 000 ans, les sociétés humaines telles qu’on les connaît aujourd’hui auront peutêtre disparu, et que diverses périodes glaciaires pourraient avoir conduit les glaciers à remodeler à nouveau de fond en comble le paysage autour de Stadel. Une sortie du nucléaire décidée en 2011 Comparées à toutes les protestations auxquelles fait face la Nagra, les réactions à son choix de site sont relativement tempérées. Même les fervents opposants à l’utilisation de l’énergie atomique – notamment les Verts et l’organisation Greenpeace – concèdent que la Suisse ne peut échapper à ses responsabilités et doit entreposer ses déchets radioactifs de la manière la plus sûre possible. L’une des raisons de cette attitude est le fait que le pays a d’ores et déjà arrêté sa sortie progressive du nucléaire. Peu après la catastrophe de Fukushima (2011), le Conseil fédéral a décidé d’interdire la construction de toute nouvelle centrale. Le démantèlement de celle de Mühleberg, mise en service en 1972, a d’ailleurs déjà commencé. Et les quatre réacteurs restants, ceux de Beznau I (1969), Beznau II (1972), Gösgen (1979) et Leibstadt (1984), fonctionnent encore, mais s’approchent toujours plus de la fin de leur durée d’exploitation. Dans ce contexte, nombreux sont ceux qui voient le dépôt de Stadler comme le point final à l’utilisation de l’énergie atomique en Suisse. Et pourquoi pas tout de même de nouvelles centrales? Toutefois, des politiciens issus des rangs du PLR et de l’UDC insistent pour un assouplissement de l’interdiction de construire de nouvelles centrales. Le site d’enfouissement définitif pèse sur ce nouveau débat: face aux coûts colossaux du projet – estimé à 20 milliards de francs – on se demande si l’électricité nucléaire, tout compte fait, est réellement bon marché. Les centrales nucléaires doivent en effet alimenter elles-mêmes le «fonds de désaffection» qui financera la construction du site – et répercuter bon gré mal gré cette dépense sur le prix de l’électricité. L’argument selon lequel de nouvelles centrales pourraient réduire notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie belligérante relève plutôt de la pensée à court terme, car les centrales nucléaires suisses actuelles fonctionnent en grande partie grâce à l’uranium importé de Russie. Informations complémentaires sur revue.link/nagra Site web de la Nagra: www.nagra.ch «Fermeture du couvercle» dans environ 100 ans La recherche d’un site de dépôt définitif pour les déchets radioactifs produits en Suisse s’est avérée extrêmement ardue. Par endroits, des paysans furieux ont chassé les équipes de sondage de la Nagra avec leurs fourches, comme à Ollon (VD). Ailleurs, des communes et des cantons potentiellement visés ont voté contre le projet. En revanche, Stadel et le canton de Zurich n’ont guère de moyens de s’opposer au choix du site. Face aux vives résistances, les possibilités d’intervention des communes et des cantons en matière de dépôt définitif ont en effet été fortement limitées par la loi. Néanmoins, même à l’issue de cette longue recherche, nombre de points restent flous. Pour pouvoir construire son dépôt, la Nagra doit tout d’abord présenter une demande auprès de la Confédération. Cela pourrait se faire en 2024. Le choix définitif du site ne sera fait qu’une fois que les autorités fédérales auront conclu qu’un enfouissement sûr des déchets nucléaires est réellement possible à Stadel. Il est peu probable que cela arrive avant 2029. Ensuite, le peuple suisse pourrait aussi avoir à se prononcer. Ainsi, la construction du dépôt pourrait débuter, dans le meilleur des cas, en 2045. Ce n’est qu’en 2050 que les premiers conteneurs d’acier remplis de déchets radioactifs pourront donc y prendre place. Le «couvercle serait posé» en 2115, date du scellage du site. Sémiotique de l’atome: parler à nos lointainsdescendants Jusque-là, la Nagra doit encore trouver une réponse à cette question: comment avertir les futures sociétés des dangers que recèlera le sous-sol de Stadel? Il se peut fort bien, en effet, qu’un panneau d’avertissement conçu de nos jours ne soit plus compréhensible dans 10 000 ou 100 000 ans. Les mégalithes impressionnants érigés à Stonehenge, Dès 1969, la Suisse s’est mise à sceller ses déchets radioactifs dans du béton et à les transporter dans des conteneurs d’acier à travers l’Europe par des trains de marchandises pour les immerger dans l’Atlantique Nord. Elle a poursuivi cette pratique contestée jusqu’en 1983. Deux symboles compréhensibles pour les gens d’aujourd’hui. Mais comment avertir les futures générations d’un danger? La «sémiotique de l’atome» cherche encore des réponses à cette question. Revue Suisse / Décembre 2022 / N°6 14 Nature et environnement
0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 55 60 65 70 75 80 85 90 95 100 67.3% 0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 55 60 65 70 75 80 85 90 95 100 49.8% 0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 55 60 65 70 75 80 85 90 95 100 61.3% 0 5 10 15 20 25 30 35 40 45 50 55 60 65 70 75 80 85 90 95 100 55.0% Des thèmes controversés ont mobilisé les Suisses Les votations du 25 septembre sont celles qui ont enregistré la plus forte participation en 2022. Plus de la moitié des citoyens ayant le droit de voter, soit près de 51 % d’entre eux, ont glissé un bulletin dans l’urne. Ils ont suivi l’avis du Conseil fédéral et du Parlement sur trois des quatre objets. L’âge de l’AVS pour les femmes passe à 65 ans Les femmes toucheront à l’avenir leur rente AVS un an plus tard que jusqu’ici, soit à 65 ans au lieu de 64. Le peuple suisse a accepté de justesse la réforme à 50,5 % des voix: seuls 30 000 bulletins ont donc fait la différence. Ce résultat montre un pays divisé: la Suisse romande et le Tessin ont rejeté parfois catégoriquement le projet, tandis que la plupart des cantons alémaniques l’ont accepté. La «Cinquième Suisse» a aussi émis un oui clair. (TP) La TVA augmente en faveur de l’AVS La taxe sur la valeur ajoutée en Suisse augmentera de 0,4 % et passera donc à 8,1 % pour les prestations de services et les produits. Pour les produits alimentaires, les médicaments, les journaux et les livres, elle passera de 2,5 à 2,6 %, et pour l’hôtellerie de 3,7 à 3,8 %. Ces recettes supplémentaires serviront au financement de l’assurance-vieillesse et survivants (AVS). Le peuple a accepté le projet à près de 55 % des voix. (TP) Voix favorables (en %) à l’initiative sur l’élevage intensif Voix favorables (en %) au financement additionnel de l’AVS Suisses·ses de l’étranger Suisses·ses de l’étranger Voix favorables (en %) à la réforme AVS 21 Suisses·ses de l’étranger Suisses·ses de l’étranger Voix favorables (en %) à la loi sur l’impôt anticipé La protection des animaux ne sera pas accrue L’initiative sur l’élevage intensif a clairement échoué dans les urnes, avec près de 63 % de non. Ainsi, rien ne changera pour la protection des animaux. Les initiants voulaient interdire l’élevage industriel des poules, des porcs et des bœufs. Du point de vue des opposants, qui estiment que la Suisse possède déjà une loi sévère sur la protection des animaux, cette initiative populaire était superflue. La «Cinquième Suisse» l’a également rejetée. (TP) Pas d’allégements fiscaux pour les entreprises L’impôt anticipé sur les intérêts obligataires suisses ne sera pas supprimé. Le peuple a rejeté un amendement de la loi dans ce sens à 52 % des voix. La gauche s’est opposée avec succès à ce projet, qui aurait entraîné des pertes fiscales de plusieurs centaines de millions de francs par an. Les Suisses de l’étranger ont voté en vain pour l’amendement de la loi. (TP) Revue Suisse / Décembre 2022 / N°6 15 Politique
DENISE LACHAT La première réaction a été la colère. Elle a éclaté le 26 septembre, au lendemain de la votation sur la réforme de l’AVS, entre autres sur la place de la gare de Berne. Au micro, la conseillère nationale PS bernoise Tamara Funiciello a crié, devant des centaines de manifestantes, que le résultat de cette votation était une véritable insulte. «Des hommes vieux, riches et blancs» ont décidé que les femmes devraient désormais travailler un an de plus en Suisse. En effet, contre la volonté d’une majorité d’entre elles, une majorité d’hommes a voté pour la hausse de l’âge de la retraite des femmes à 65 ans. Le fossé entre les sexes s’est avéré frappant lors de cette votation: deux tiers des votantes (63 %) se sont opposées à la réforme, tandis que seul un tiers des hommes (37 %) l’ont rejetée. Cependant, une minorité de femmes – pour la plupart issues des partis bourgeois – ont également contribué à ce résultat extrêmement serré. Elles aussi ont été épinglées par Tamara Funiciello. Rien, a-t-elle fulminé, les conseillères nationales et conseillères aux États n’ont absolument rien fait pour l’égalité, que des promesses vides. La réaction offusquée des politiciennes de droite ne s’est pas fait attendre. En bref, les jours qui ont suivi la votation ont été empreints d’attaques mutuelles: les femmes suisses ont semblé plus divisées que jamais. Améliorer la situation des retraitées Plus tard, des voix plus conciliantes se sont fait entendre. Il n’existe pas qu’une définition de la politique féministe, et les femmes ont le droit, L’âge de la retraite des femmes relevé à 65 ans La «votation de l’année» a tenu les femmes en haleine jusqu’au bout. En grande majorité, elles ont voté non à la réforme de l’AVS. Mais elles ont été battues de peu. Elles devront désormais travailler un an de plus pour obtenir leur rente de vieillesse. Déjà, la prochaine réforme du système de prévoyance est à l’ordre du jour. Et là, les femmes devraient être mieux loties. comme les hommes, de ne pas être d’accord entre elles, a déclaré Maya Graf dans une interview accordée à l’«Aargauer Zeitung». Depuis 2014, cette conseillère d’État verte de Bâle-Campagne dirige, avec la conseillère nationale vert’libérale bernoise Kathrin Bertschy, l’organisation faîtière des femmes en Suisse nommée Alliance F. En vue de la votation sur l’AVS, Alliance F avait constitué un comité pour le oui et un «Dini Mueter isch hässig» («Ta mère est en colère»): tel est l’un des slogans avec lesquels les manifestantes ont commenté le résultat de la votation sur l’AVS. Photo Keystone L’âge de la retraite des femmes Ce n’est pas la première fois que l’âge de la retraite des femmes est le principal point de litige d’une réforme de l’AVS. Lorsque l’AVS a été créée, en 1948, l’âge de la retraite était de 65 ans pour les hommes et pour les femmes. Le fait que le Parlement l’ait abaissé unilatéralement à 63 ans en 1957, puis à 62 ans en 1964, reflète, du point de vue actuel, une vision archaïque des rôles. À l’époque, les hommes avançaient que les femmes étaient plus fragiles face aux maladies et que leurs forces déclinaient plus tôt. Le «Tages Anzeiger» écrivait qu’il s’agissait là d’une «démonstration de pouvoir patriarcale» visant à ramener les femmes, souvent plus jeunes que leurs maris, dans les foyers et les cuisines juste à temps pour la retraite de ces derniers. Quoiqu’il en soit, l’âge de la retraite des femmes a été relevé en 2001 et 2005, d’abord à 63, puis à 64 ans. Trois autres tentatives d’égalisation ont échoué dans les urnes ou encore au Parlement. La quatrième tentative, celle du 25 septembre 2022, a rétabli la retraite à 65 ans pour les deux sexes. (DLA) Revue Suisse / Décembre 2022 / N°6 16 Politique
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