OCTOBRE 2023 La revue des Suisses·ses de l’étranger La montagne s’effrite, et avec elle le mythe des Alpes éternelles Les bancs publics: une particularité des paysages suisses Le modèle de Schaffhouse: nulle part ailleurs on ne vote avec une telle assiduité
Congrès des Suisses de l’étranger du 11 au 13 juillet 2024 à Lucerne 1 e À VOS AGENDAS ! PLUS D’INFORMATION Nos partenaires: Tous ensemble par-delà les frontières image: ©Luzern Tourismus, Anina Fässler © Alisha Lubben Les services consulaires partout, facilement accessibles depuis vos appareils mobiles Santiago du Chili (2023) www.dfae.admin.ch Chaque client a ses propres besoins et mérite une approche sur mesure. Un conseil individuel et professionnel répondant à des exigences de très haute qualité? Notre Private Banking a la solution qu’il vous faut.
Lorsqu’on se promène en montagne, on voit des alpages, des torrents scintillants, des parois rocheuses et des sommets majestueux. Ce qu’on ne voit pas, c’est la façon dont la plaque continentale africaine heurte encore de toutes ses forces la plaque continentale européenne. On ne voit pas ces plaques glisser l’une sur l’autre ni la croûte terrestre se cabrer. On ne voit, à l’échelle des temps géologiques, que le battement de cils du présent. Si l’on pouvait scruter les grandes lenteurs, on verrait par exemple le Cervin continuer de grandir. En raison de la lutte des continents, il croît en effet d’environ 1500 mètres par million d’années. Mais on verrait en même temps le vent, les intempéries et l’érosion le raboter peu à peu, de justement 1500 mètres par million d’années. Nos yeux ne voient que le bilan d’une croissance et d’une diminution permanentes: des montagnes stables, solides, fiables, comme taillées pour une Suisse qui aime se considérer sans faille. Cependant, l’image des montagnes s’effrite. Il n’y a pas que les «neiges éternelles» qui fondent à toute allure même à l’échelle des temps humains. Les montagnes elles-mêmes paraissent plus fragiles: effondrements et coulées de boue ne détruisent pas seulement ce qu’ils ensevelissent. Ils ébranlent profondément le mythe des «Alpes éternelles». Quelle est la part de vérité dans ce sentiment de fragilité? Nous consacrons notre dossier «En profondeur» au changement en montagne. Après les drames de Randa (1991), Gondo (2000) et Bondo (2017), c’est l’angoissant épisode de Brienz (GR) qui nous en a fourni le motif: cet été, un éboulis de plus d’un million de mètres cubes a dévalé du Piz Linard dans la vallée. Ce que nous ne pouvions pas savoir, c’est qu’à peine trois mois plus tard, des masses de terre et de pierres, en glissant, enseveliraient des dizaines de maisons dans les Alpes glaronnaises, comme s’il fallait une confirmation au sentiment que les montagnes bougent. Mais revenons aux excursions bienfaisantes en montagne! Si vous y allez, il y a fort à parier que vous tomberez sur un banc public situé face à un panorama grandiose. Le banc oriente le regard, il est souvent placé là où la vue en vaut la peine. Mais surtout, le banc est omniprésent. Tel est le véritable «secret banc’aire» suisse: nous vivons dans un paysage meublé. Une fois que vous aurez lu notre article à ce sujet, vous verrez vous aussi, à l’avenir, une foule de bancs publics en Suisse. Des bancs stables, fragiles, grands, petits, rouges à la peinture immaculée ou patinés par le temps et ce, à tous les endroits possibles et inimaginables. MARC LETTAU, RÉDACTEUR EN CHEF 4 En profondeur Les éboulements alpins mettent toujours plus la Suisse à rude épreuve 8 Nouvelles C’est au diplomate Alexandre Fasel qu’échoit l’épineux dialogue avec l’UE 10 Société Un paysage meublé: les bancs publics sont omniprésents en Suisse 14 Reportage À la rencontre des électeurs les plus assidus du Suisse Actualités de votre région 17 Chiffres suisses En Suisse, une foule de fillettes répondent au prénom «Emma» 18 Nature et environnement On recycle davantage de plastique, mais on en consomme aussi plus 20 Littérature Le roman utopique de Jakob Vetsch a 100 ans et paraît plus actuel que jamais 22 Politique Sous la loupe: comment vote la «Cinquième Suisse»? La Suisse fait un pas vers l’OTAN, attisant le débat sur la neutralité 24 Nouvelles du Palais fédéral 27 SwissCommunity news Le CSE veut une plus large participation de la «Cinquième Suisse» 31 Débat La lutte des continents Photo de couverture: en juin 2023, d’immenses masses de débris rocheux se sont précipitées sur le village de Brienz (GR), évacué à temps. Photo Keystone La «Revue Suisse», magazine d’information de la «Cinquième Suisse», est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger. Revue Suisse / Octobre 2023 / N°5 3 Éditorial Table des matières
4 Quand la montagne avance En profondeur Photo Keystone
5 du pays se seraient retranchés dans les bunkers dissimulés dans les Alpes, et c’est de là qu’ils auraient défendu le pays. Mais cette vision des montagnes comme un havre éternel de sécurité et de beauté ne fonctionne que si on les a sous contrôle. Si l’on parvient à protéger durablement les habitants, les maisons et les voies de circulation des dangers alpins. Lorsqu’il apparaît tout à coup, comme à Brienz, que ces montagnes bougent, et même avec davantage de vigueur qu’auparavant, que reste-t-il du mythe? Survivra-t-il à une géologie devenue imprévisible? «Une dynamisation, en somme» Flavio Anselmetti, professeur de géologie à l’Université de Berne, recommande de bien distinguer deux processus qui s’imbriquent souvent: «Les écroulements, chutes de pierres ou glissements de terrain sont des phénomènes normaux dans une région comme les Alpes, qui continue de se soulever, de bouger et, en même temps, de s’éroder», explique-t-il à la «Revue Suisse». La nouveauté, c’est le changement induit par le réchauffement climatique. Au cours de son histoire, la terre a toujours connu de telles évolutions naturelles durant ses diverses phases de chaleur et de froid. Ce qui est inhabituel aujourd’hui, note le spécialiste, c’est la grande rapidité du réchauffement observée par les géologues. La nature réagit aux changements extérieurs en tentant de retrouver un nouvel équilibre, explique Flavio Anselmetti. Le réchauffement rapide d’aujourd’hui entraîne «en somme une dyOn se figure volontiers les Alpes comme une forteresse inébranlable, l’incarnation de la splendeur éternelle de la nature. Mais de nos jours, les montagnes s’effritent, sous la forme d’écroulements, de glissements de terrain ou d’avalanches de gravats. La Suisse a-t-elle encore ses montagnes sous contrôle? JÜRG STEINER Au début de l’été de 2023, le petit village de Brienz, situé au-dessus de la route du col de l’Albula, dans les Grisons, a fait les gros titres pendant plusieurs semaines. Les autorités ordonnaient à ses quelque 80 habitants de quitter leurs maisons, menacées par un éboulement géant du Piz Linard. Les médias suisses rapportaient minutieusement chaque hoquet de la montagne, et le journal à sensation le «Blick» installait une caméra fixe pour permettre aux internautes de scruter le probable écroulement. «Un village suisse est sommé de fuir son flanc de montagne qui se déplace», titrait avec emphase le «New York Times». Le reporter citait les propos d’un habitant de Brienz, qui comparait un éboulement à une tornade: les rochers vont où ils veulent, qu’il y ait ou non quelqu’un ou quelque chose sur leur passage. Le paradis montagneux suisse, semblait-il, courait un péril mortel. L’état d’urgence a pris fin sans trop de dégâts. Dans la nuit du 16 juin 2023, un morceau de la montagne – une immense masse rocheuse qui aurait rempli près de 300 000 camions – s’est éboulé, s’arrêtant juste avant les maisons évacuées. Personne n’a été blessé. Quelques semaines après, les habitants ont pu réintégrer le village. Une attention accrue Cependant, l’inquiétude n’a pas disparu à Brienz. Car il n’y a pas que la montagne qui avance, le sol aussi se carapate: le plateau sur lequel est construit le village glisse en effet lentement, mais sûrement, à une vitesse d’environ un mètre par an. Et ce, depuis des décennies. Les murs des maisons et les routes se fissurent, et les conduites éclatent. Le plus étonnant, dans tout cela, c’est que malgré cette menace à répétition, les autorités n’imaginent pas abandonner Brienz. Elles font tout pour que le village reste durablement habitable. Un investissement de 40 millions de francs dans un labyrinthe de galeries et de forages de drainage est prévu pour calmer le terrain agité au pied du Piz Linard. La Confédération et le canton n’hésitent pas à mettre la main au porte-monnaie afin que les 80 habitants puissent garder l’espoir de bâtir leur avenir à Brienz. Un havre de sécurité et de beauté Le tapage médiatique suscité par la menace d’effondrement de la montagne dans cette vallée reculée de l’Albula n’a rien d’inédit, puisqu’il accompagne presque toujours ce type de phénomène en Suisse. Mais il est encore plus bruyant ces dernières années, car le réchauffement climatique accroît l’instabilité dans les régions de montagne. Et attise ainsi l’attention des médias. Le danger naturel objectif n’est pas le seul sujet. Le sous-entendu fréquent est que l’effondrement des montagnes met aussi à l’épreuve l’image que la Suisse se fait d’elle-même. La stratégie du réduit national durant la Seconde Guerre mondiale a consolidé le mythe du verrou alpin, vu comme le bastion imprenable de l’esprit de résistance suisse. En cas d’invasion des troupes de Hitler, les dirigeants de l’armée et Revue Suisse / Octobre 2023 / N°5
namisation des processus géologiques ordinaires en montagne». Le phénomène qui illustre cela au mieux, c’est l’élévation de la limite du pergélisol, soit l’altitude – située à près de 2500 mètres – à partir de laquelle les sols de roche ou d’éboulis sont gelés en permanence. Quand l’atmosphère se réchauffe, ces sols se mettent en mouLa vision des montagnes comme un havre éternel de sécurité et de beauté ne fonctionne que si on les a sous contrôle. Brienz, qui elle-même est située relativement bas, n’a par exemple aucun rapport direct avec le réchauffement climatique. En revanche, si ce réchauffement entraînait de plus fortes intempéries, par exemple, l’instabilité naturelle de certaines régions pourrait s’aggraver. Idem si la forêt de protection s’affaiblissait du fait que certaines espèces d’arbres ne supportent pas la sécheresse accrue. Des millions pour la surveillance et la prévention La géographe Käthi Liechti est collaboratrice scientifique à l’unité Hydrologie des montagnes et mouvements de masse de l’Institut fédéral de recherches sur la forêt, la neige et le paysage. Elle s’occupe de la base de données sur les dommages dus aux intempéries, créée il y a plus de 50 ans, qui répertorie aussi les écroulements et les chutes de pierres. Selon elle, il est impossible d’affirmer que le nombre d’événements dommageables en montagne augmente ou diminue. L’une des raisons à cela est que les conditions naturelles ne sont pas les seules à changer: la manière dont les autorités et la population gèrent les effondrements alpins a elle aussi évolué. La surface habitée en Suisse s’étend, les infrastructures prennent de la valeur, et donc le risque s’accroît de voir un écroulement, par Dans la nuit du 16 juin 2023, un éboulis de plus d’un million de mètres cubes s’est effondré du Piz Linard sur le village de montagne grison de Brienz, auparavant évacué. Photo Keystone exemple, causer des dommages importants. Autrement dit: que le réchauffement climatique induise ou non une multiplication de ce type de phénomènes, la Suisse est dans tous les cas plus exposée aujourd’hui. Cependant, ajoute Käthi Liechti, les mesures de protection et de surveillance organisationnelles et techniques sont plus sophistiquées qu’auparavant. Elle pense aux systèmes de prévision et d’alerte précoce, mais aussi à des constructions comme les bassins de rétention ou les barrières protectrices. «Aujourd’hui, la Confédération et les cantons déboursent plusieurs centaines de millions de francs par an pour la protection contre les dangers naturels», relève la géologue. Ainsi, on parvient à minimiser les dommages: le montant des sinistres n’a en tout cas pas évolué de manière significative ces dernières décennies, complète-t-elle. Apprivoiser les dangers naturels Pour résumer: plus les montagnes partent en morceaux, plus la Suisse redouble d’efforts pour les garder sous contrôle. Le pays s’en tient ainsi à sa stratégie historique, qui consiste à apprivoiser les dangers naturels pour éviter les catastrophes. En 1806, les habitants de Goldau (SZ) entendirent, toutes les nuits pendant des mois, des racines craquer sur les hauteurs du Rossberg. Ils voyaient des failles s’ouvrir sur les flancs de la montagne. Mais ils ne réagirent pas, et nul ne parla d’évacuation préventive. Début septembre, après de fortes pluies, d’immenses blocs rocheux dégringolèrent, ensevelissant près de 500 personnes et détruisant une grande partie du village. 75 ans plus tard, un dimanche de septembre, les habitants d’Elm rassemblés à l’église pour la messe ne s’alarmèrent pas du vacarme causé par des chutes de pierres provenant de la montagne dans les entrailles de lavement. Ils subissent des phases de dégel et de regel, ce qui peut provoquer des glissements, des affaissements ou des éboulements. Le géologue note toutefois qu’il ne faut pas tirer de conclusions simplistes de cette tendance à la dynamisation, en affirmant par exemple que tout glissement de terrain ou écroulement est dû au réchauffement climatique. Ou que les dangers s’accroissent automatiquement à cause du changement climatique. Connue et surveillée de près depuis des décennies, la fragilité de la zone en amont de la commune de Revue Suisse / Octobre 2023 / N°5 6 En profondeur
et à Bondo, évacué à temps, en 2017 –, le conseiller fédéral en charge s’est à chaque fois rendu sur les lieux de la catastrophe. Le message ainsi transmis est le suivant: le pays entier est derrière la population touchée. Mais aussi: nous faisons tout pour tenir tête à la montagne. Lorsqu’elle s’éboule ou menace de s’effondrer, la Suisse ne libère pas facilement le terrain, même quand le réchauffement climatique complique la situation. Tout est donc sous contrôle? Ce qui n’a pas changé depuis la catastrophe de Goldau en 1806, c’est qu’il n’a jamais été question d’abandonner ou de ne pas reconstruire les villages menacés ou touchés par ce type de phénomènes. Mais toujours de mieux les protéger. «À cet égard, relève le géologue Flavio Anselmetti, ce que quelle ils extrayaient de l’ardoise. Au contraire, des curieux escaladèrent même son flanc. L’après-midi, une avalanche rocheuse se précipita dans la vallée, tuant plus d’une centaine de personnes. On acceptait alors ces effondrements comme des catastrophes inévitables. Les découvertes des sciences naturelles sur la prévention des dangers se heurtaient au scepticisme d’une population pétrie de religiosité. L’éveil de l’esprit de solidarité Ce que les grands écroulements du XIXe siècle ont tout de même favorisé, c’est l’esprit de solidarité nationale. Après la catastrophe de Goldau, on organisa pour la première fois une collecte de dons nationale pour aider les Schwytzois en détresse. Ce type de solidarité interrégionale est par la suite devenu «une marque de fabrique de la Suisse», écrit Christian Pfister, professeur émérite d’histoire environnementale à l’Université de Berne. La Suisse a ainsi trouvé son propre moyen de se forger une identité propre, note l’historien. Car dans les pays voisins, ce sont plutôt les guerres qui ont donné lieu à des mouvements de mobilisation nationaux. Le motif identitaire qui a pris forme au XIXe siècle a continué de se développer ensuite. Après les trois grands écroulements des XXe et XXIe siècles – à Randa en 1991, à Gondo en 2000 nous avons vécu à Brienz est un tour de force.» Malgré la situation géologique complexe, on a réussi à interpréter correctement les mouvements de la montagne et à «évacuer la population au moment précis où l’événement s’est produit». Difficile, au fond, d’avoir meilleure prise sur la montagne. Cela ne signifie pas pour autant que la relation entre la Suisse et ses montagnes, dont l’imprévisibilité s’accroît, ne nécessite aucune retouche. L’alpiniste professionnel Roger Schäli connaît bien la sensation que provoque une montagne qui part en miettes. Il a gravi plus de 50 fois la face nord de l’Eiger, empruntant souvent la voie tracée par le tout premier alpiniste parvenu à son sommet, le célèbre champ de neige de l’Araignée blanche. Aujourd’hui, ce névé fond souvent intégralement en été. «La chaleur met la face nord de l’Eiger à rude épreuve, confie Roger Schäli. Il y a bien plus d’eau qui ruisselle, et les chutes de pierres se sont intensifiées en force et en durée. Il n’y a que dans les passages très raides que les alpinistes sont un peu protégés, car les pierres volent au-dessus d’eux.» Désormais, l’itinéraire classique ne peut pratiquement plus être emprunté qu’en hiver, lorsque les températures sont négatives. Le phénomène que ce professionnel côtoie dans les conditions extrêmes de l’Eiger, les alpinistes amateurs y sont aussi confrontés. Le Club Alpin Suisse (CAS) possède 153 cabanes en montagne, dont bon nombre sont potentiellement menacées par le réchauffement climatique. En 2021, le CAS a pour la première fois abandonné l’exploitation d’une cabane – la Mutthornhütte, dans la vallée de la Kander – en raison du danger imminent d’écroulement. Sa reconstruction à un endroit plus sûr coûtera 3,5 millions de francs. Avoir les montagnes sous contrôle est un luxe qu’il faut pouvoir s’offrir… Le 2 septembre 1806, une coulée de pierres de 40 millions de mètres cubes a dévalé du Rossberg vers Goldau. Bilan: 500 morts et d’incommensurables ravages. Illustration: Franz Xaver Triner (1767–1824) et Gabriel Lory (1763–1840); archives du canton de Schwyz Des riverains de Bondo (GR) regardent leur village ravagé par une coulée de boue, le 25 août 2017. La cause: un immense effondrement survenu au Piz Cengalo deux jours auparavant. Photo Keystone Revue Suisse / Octobre 2023 / N°5 7
Credit Suisse (I): la marque disparaît complètement La débâcle de la grande banque Credit Suisse continue de faire du bruit. Une chose est désormais claire: la marque Credit Suisse (CS) en tant que telle disparaîtra complètement, car les activités suisses de la banque seront entièrement intégrées à UBS d’ici à 2025, comme l’a annoncé la direction d’UBS à la fin août. Le 19 mars 2023, l’ancienne rivale de CS s’était déclarée prête à racheter la banque en perdition. La question de savoir si CS pouvait encore avoir un avenir propre et sous quelle forme était alors en suspens. (MUL) Credit Suisse (II): suppression massive d’emplois À la fin août, le patron d’UBS, Sergio Ermotti, a mis fin aux spéculations concernant les conséquences du rachat de Credit Suisse (CS), déclarant que son absorption par UBS entraînerait 3000 licenciements. Des experts extérieurs s’attendent néanmoins à une perte d’emplois bien plus importante que celle concédée par le CEO. Les chiffres communiqués ne prennent en compte ni les emplois à l’étranger, ni les retraites anticipées, ni les départs volontaires. Sur la base de déclarations faites par des professionnels de la finance, la «Neue Zürcher Zeitung» (NZZ) a calculé qu’environ 27000 emplois pourraient disparaître. Outre les licenciements et les départs, des milliers de spécialistes externes pourraient aussi perdre leur travail. Si l’on se réfère à l’objectif de 10 milliards de francs d’économies indiqué par Sergio Ermotti, on arrive également à une suppression d’au moins 27000 emplois, estime la NZZ. (MUL) Credit Suisse (III): des bénéfices considérables pour UBS Il apparaît entre-temps qu’UBS tire aussi avantage du rachat de Credit Suisse (CS). Au deuxième trimestre de 2023, soit celui qui a suivi le rachat spectaculaire, UBS a dégagé un bénéfice net de 29 milliards de dollars. Le montant que la banque a dû débourser pour racheter sa rivale en faillite s’élève à 3 milliards de francs. Ses bénéfices comptables permettent de conclure que CS valait bien plus que cela. Les bonnes affaires d’UBS profitent aussi à l’État: dès début août, UBS décidait de rembourser les aides d’État fournies par la Confédération et la Banque nationale. Les experts avertissent toutefois que la grande banque, qui est désormais l’unique du pays, fait courir d’énormes risques à l’État, UBS bénéficiant de fait d’une garantie d’État. (MUL) Les CFF ont transporté plus de voyageurs que jamais Les Chemins de fers fédéraux (CFF) ont renoué avec les chiffres noirs pour la première fois depuis 2019. Le résultat qu’ils ont enregistré au premier semestre 2023 – 99 millions de francs – présente une nette amélioration par rapport à la même période l’année précédente. Les CFF n’ont pas fait que retrouver le nombre de voyageurs qu’ils avaient avant la pandémie de coronavirus: ils l’ont même dépassé. Au premier semestre de 2023, ils ont transporté 1,33 million de voyageurs, un chiffre jamais atteint auparavant. (MUL) Lia Wälti Elle est le cœur et le moteur de l’équipe féminine suisse de football. Dans son rôle de capitaine, Lia Wälti a emmené les Suissesses jusqu’à la victoire de groupe aux championnats du monde en Nouvelle-Zélande. L’équipe a toutefois perdu en huitième de finale contre la future gagnante du tournoi, l’Espagne, sur un score sans appel (1:5). En comparaison avec d’autres pays, la Suisse est à la traîne pour ce qui est de la professionnalisation du football féminin. Elle ne comblera sans doute pas ce retard d’ici le prochain championnat d’Europe, qu’elle accueillera pour la première fois en 2025. Néanmoins, Lia Wälti et ses coéquipières espèrent que ce tournoi à domicile donnera un élan à la promotion de la relève et fera du bien à l’image de leur sport. La trentenaire a dû réaliser son rêve de carrière professionnelle à l’étranger. Aujourd’hui, Lia Wälti joue avec Arsenal London en Angleterre, dans l’une des meilleures ligues féminines du monde. Cette milieu de terrain a grandi en Emmental, où elle disputait déjà le ballon aux garçons à la récréation. Après un passage par le FC Langnau et le club de la capitale bernoise, les Young Boys, elle est partie en Allemagne à 20 ans pour jouer au Turbine Potsdam, où elle a bien vite obtenu le brassard de capitaine. C’est en 2018, enfin, qu’a eu lieu son transfert prestigieux à Arsenal. Lia Wälti se bat pour la promotion du football féminin, mais aussi pour des valeurs comme la tolérance, le fair-play et la diversité sur le terrain, qu’elle entend transmettre «de manière positive» à la société, comme elle l’a déclaré récemment à la «NZZ am Sonntag». Lia Wälti ne manque pas d’idées pour cela: elle rêve par exemple d’un livre pour enfants dont la protagoniste serait une jeune footballeuse. Si elle ne parvient pas à changer le monde, elle souhaite au moins «le faire évoluer par petites touches». THEODORA PETER Revue Suisse / Octobre 2023 / N°5 8 Sélection Nouvelles
9 THEODORA PETER Plus de deux ans se sont écoulés depuis la rupture des négociations relatives à un accord-cadre institutionnel avec l’UE. Pendant ce temps, la négociatrice en chef suisse, Livia Leu, a exploré à Bruxelles les possibilités de parvenir à une entente sur les points controversés. Il s’agit par exemple de questions touchant à la protection salariale, aux aides d’État ou à l’octroi de l’aide sociale aux citoyens européens en Suisse. Livia Leu ne sera toutefois plus assise à la table des négociations à l’avenir. Elle a abandonné le dossier européen à la fin août pour devenir ambassadrice à Berlin. Dans la presse, la négociatrice de 62 ans a indiqué que le moment était «propice» à ce changement. À la fin juin, tandis qu’elle était encore en poste, le Conseil fédéral a approuvé les paramètres d’un mandat de négociation formel. «C’est un pas très important en direction des négociations», a souligné la secrétaire d’État sortante. Sous sa direction, dix rondes d’entretiens exploratoires et une trentaine de discussions techniques ont eu lieu. Mais la phase finale, qui sera décisive, est encore à venir: «La passe est faite, mais le ballon doit encore être envoyé au fond du but.» Un nouveau secrétaire d’État Livia Leu a passé le ballon à son successeur Alexandre Fasel. Le nouveau secrétaire d’État au Département des affaires étrangères est déjà le sixième diplomate suisse de pointe à s’occuper du sensible dossier européen en neuf ans. Ce Fribourgeois âgé de 62 ans a effectué presque toute sa carrière professionnelle au service de la diplomatie: il a notamment été ambassadeur à Londres et, plus récemment, représentant spécial pour la diplomatie scientifique à Genève. Seule exception de son parcours: le crochet qu’il a effectué au début des années 2000 à Credit Suisse, où, pendant trois ans, il a été en charge du sponsoring de la Formule 1. À un journaliste qui lui demandait s’il allait imprimer son goût pour la course de vitesse à la politique européenne, Alexandre Fasel a répondu diplomatiquement: «Je suis aussi assez montagnard pour savoir que qui veut aller loin ménage sa monture.» Avec l’approbation des paramètres avant les vacances d’été, le Conseil fédéral a tracé la ligne rouge à ne pas franchir lors de nouvelles négociations. Pour des raisons tactiques, les objectifs de négociation concrets restent secrets. Le gouvernement suisse a toutefois réaffirmé publiquement son objectif, qui est «de stabiliser la voie bilatérale actuelle et de la développer en fonction des besoins». Le Conseil fédéral souhaite en effet renouveler les accords actuels – notamment la libre circulation des personnes –, mais aussi en conclure de nouveaux, par exemple sur l’approvisionnement énergétique. Autre objectif cité par le gouvernement: la réintégration de la Suisse au programme de recherche en cours, Horizon Europe. Car la mise à l’écart du pays a des conséquences À l’aube de nouvelles négociations avec l’UE? La crise des relations bilatérales entre la Suisse et l’Union européenne (UE) n’est pas encore surmontée. Néanmoins, il semble que l’heure d’un rapprochement soit venue. Le Conseil fédéral entend décider, d’ici à la fin de l’année, d’un mandat de négociation concret. douloureuses pour la place scientifique helvétique (voir «Revue» 5, octobre 2022). D’ici à la fin de l’année, les autres entretiens exploratoires devront être achevés de sorte que le Conseil fédéral puisse décider ensuite s’il souhaite entrer dans des négociations formelles avec l’UE à partir de 2024. Il pourrait s’écouler un peu de temps encore avant que la crise des relations bilatérales soit réellement surmontée. revue.link/europe La négociatrice en chef sortante, Livia Leu, a eu recours à une métaphore footbalistique lors de son départ «La passe est faite, mais le ballon doit encore être envoyé au fond du but.» Alexandre Fasel est le sixième diplomate suisse de pointe à s’occuper du sensible dossier européen en neuf ans. Photos Keystone Revue Suisse / Octobre 2023 / N°5 Nouvelles
Les bancs publics, une particularité du paysage suisse À l’orée des forêts, au bord des lacs, sur les flancs des montagnes et dans les parcs municipaux… En Suisse, on trouve des bancs partout. Mais loin d’être un simple meuble dans le paysage, le banc est aussi un objet politique. À la croisée des chemins entre l’ordre et la détente dans l’espace public. DENISE LACHAT Personne n’aurait sans doute l’idée de se poster à un coin de rue pour observer les gens pendant des heures. Mais il paraît tout à fait naturel, en revanche, de s’asseoir sur un banc pour contempler les allées et venues. On peut même y engager le dialogue avec de parfaits étrangers, converser à sa guise et nouer des liens éphémères. C’est pourquoi les personnes âgées solitaires, en particulier, passent parfois des après-midi entiers assises sur le banc d’un arrêt d’autobus. «Les gens aiment s’asseoir dans les endroits animés», explique Sabina Ruff, responsable de l’espace public de la ville de Frauenfeld. Elle cite la place Bullinger, par exemple, ou la terrasse du Zollhaus à Zurich. «Il y a là des trains qui passent, des vélos, des piétons et des voitures. La place du Sechseläuten, aussi à Zurich, est aussi un bel exemple, car elle compte des chaises qui peuvent être installées selon les goûts de chacun.» Une fonction sociale Oui, le banc est un endroit social, confirme Renate Albrecher. La sociologue sait de quoi elle parle, car elle est assistante scientifique au Laboratoire de sociologie urbaine de l’EPFL et elle a fondé une association visant à promouvoir la «culture banc’aire» helvétique. Bankkultur cartographie les bancs du pays et révèle ses «secrets banc’aires», notamment avec l’aide d’une communauté d’enthousiastes qui téléchargent leurs photos sur la plate-forme. Renate Albrecher rappelle que les premiers bancs publics, en Suisse, étaient déjà placés aux croisées des chemins et près des gares, c’est-à-dire là où l’on voyait passer les gens. Plus tard, avec l’essor du tourisme étranger, des bancs ont fait leur apparition dans tous les endroits dotés d’une belle vue. L’un des tout premiers fut installé près des fameuses chutes du Giessbach (BE). Il permettait de contempler la «nature sauvage», célébrée par les peintres de l’époque. Des sentiers pédestres ayant été aménagés parallèlement à l’installation des bancs, «les touristes anglais n’avaient pas à salir leurs belles chaussures», note la sociologue. Aujourd’hui, il paraît naturel de trouver des bancs publics un peu partout dans le paysage suisse. Leur omniprésence jusque dans les coins les plus reculés des plus petites communes touristiques est également le fruit du travail des nombreuses sociétés d’embellissement, spécialisées depuis deux siècles dans l’installation des bancs. Un banc fonctionnel Dans les villes, par contre, les bancs sont quelquefois placés dans des endroits peu plaisants, dénués de vue ou à côté d’une route bruyante. Jenny Leuba, responsable de projets au sein de l’association Mobilité piétonne Suisse, éclaire notre lanterne. Ces bancs, dit-elle, peuvent être situés à mi-chemin entre un centre commer- La Suisse est riche en bancs de toutes sortes: simples, solides, futuristes… On les trouve au bord des lacs, dans les parcs, dans la rue ou dans les centresvilles. Photos Keystone (4), DR (1) 10 Société
cial et un arrêt de bus, ou le long d’un chemin pentu. «Ils permettent de reprendre son souffle et de se reposer et sont donc indispensables, surtout pour les seniors.» Jenny Leuba aborde ainsi une autre fonction du banc: la population doit pouvoir se déplacer à pied en ville. Pour que cela s’applique aussi aux personnes âgées, aux familles accompagnées d’enfants, aux malades, aux blessés, aux personnes handicapées et à leurs accompagnants, on a besoin d’un réseau de bancs qui relie les quartiers et permette de «refaire le plein» d’énergie. Pour Renate Albrecher, le banc est ainsi la station-service des piétons. Un élément des plans de mobilité Jenny Leuba, qui a élaboré des concepts d’installation de bancs publics pour plusieurs villes et communes suisses, a constaté une chose surprenante: bien qu’un banc coûte jusqu’à 5000 francs, les autorités ne savent pas combien leur ville en possède. Elle pense que cela est dû au morcellement des responsabilités concernant les places, les parcs et les rues. «Il n’existe pas d’office de l’espace public, et on manque donc d’une vue d’ensemble.» D’après Renate Albrecher, c’est aussi la raison pour laquelle les bancs publics sont oubliés dans les plans de mobilité. «Il n’existe pas de lobby du banc», regrette-t-elle. Les trois spécialistes sont d’accord pour dire qu’en matière de bancs publics, la plupart des villes pourraient faire mieux. De plus, on manque de bancs précisément là où on en aurait le plus besoin, par exemple dans les quartiers résidentiels comptant de nombreux seniors: «Plus on s’éloigne du centre-ville, moins il y a de bancs.» Conflit de besoins Le bois est le matériau préféré de Renate Albrecher, et les sondages montrent qu’il en va de même pour les autres usagers des bancs. Cependant, les villes veulent du mobilier qui résiste au vandalisme, qui dure éternellement et qui soit peut-être même capable d’arrêter les voitures. C’est pourquoi le béton ou le métal pullulent. Et ce, même si les personnes âgées ont du mal à se relever d’un bloc de béton, et si le métal est trop chaud pour s’asseoir en été, et trop froid en hiver. Que faire pour que l’espace public, qui, «par définition, appartient à tout le monde», note Sabina Ruff, soit accessible en tout temps à toute la population? Le mot magique est «participation». Dans le cadre d’un projet de recherche européen, Renate Albrecher a développé une application de navigation, qui a été testée à Munich, entre autres. Une réussite: «Notre projet est parvenu à rassembler des usagers des bancs publics qui, d’ordinaire, ne participent pas à ce genre d’initiatives». Dans plusieurs villes suisses, Renate Albrecher, fondatrice et présidente de l’association pour la promotion de la «culture banc’aire» suisse, préfère les bancs en bois, à l’instar de la majorité des usagers. Photo: François Wavre, Lundi13 Revue Suisse / Octobre 2023 / N°5 11
des inspections de quartier sont organisées sous la houlette de «Promotion Santé Suisse». Également un succès. «Désormais, les autorités sont plus sensibles au sujet», relève Jenny Leuba, de Mobilité piétonne Suisse. Un salon en plein air Tandis que des espaces de détente munis de sièges ont été supprimés ou rendus inconfortables ces dernières années pour éviter que les gens ne s’y attardent, notamment autour des gares, certaines villes suisses font aujourd’hui œuvre de pionnières et aménagent par endroits l’espace public comme un salon. Pour cela, elles ferment à la circulation des tronçons de rues ou transforment des places de parc. À Berne, par exemple, une partie de la place Waisenhaus accueille depuis 2018 une scène, des sièges, des jeux et des îlots verts en été. Cet aménagement limité dans le temps possède un avantage: il ne nécessite aucune procédure d’autorisation fastidieuse et permet de mettre rapidement un projet sur pied, relève Claudia Luder, cheffe de projets à la Direction des ponts et chaussées de la ville de Berne. Elle dirige également le centre de compétence pour l’espace public (KORA), qui promeut la collaboration entre les différents offices municipaux et la population dans la capitale fédérale, et qui fait donc figure de modèle en matière de coordination et de participation. Claudia Luder note que les installations temporaires réduisent également les craintes face au bruit et aux déchets. Elle soulève ainsi le sujet des conflits d’usage pouvant naître dans un espace public agréablement aménagé. Des conflits qui sont désamorcés, selon Jenny Leuba, par les expériences positives faites dans des lieux provisoires comme à Berne, ou par une série d’astuces «techniques». Deux bancs publics qui se font face attirent les groupes nombreux, tout comme les lieux bien éclairés. Les petits coins retirés et discrets sont eux aussi appréciés. La ville de Coire, raconte Jenny Leuba, propose également une solution intéressante: les propriétaires des magasins installent des sièges colorés dans l’espace public pendant la journée, et les remisent le soir. Certaines villes et communes suisses sont donc en train d’aménager – à des rythmes différents –, des espaces publics comme ceux qui ont enthousiasmé Sabina Ruff cet été à Ljubljana. Ces derniers ont été imaginés par l’architecte et urbaniste slovène Jože Plečnik, qui concevait la ville comme une scène vivante et l’espace public comme un lieu de communauté et de démocratie. Selon Sabina Ruff, c’est exactement ce dont on a besoin: un urbanisme axé sur les besoins des gens. Une variété de lieux où il fait bon s’arrêter. bankkultur.ch/fr Le pays compte des bancs propres, des bancs tagués, des bancs patinés par le temps et des bancs à la peinture rouge immaculée au beau milieu de forêts de montagne. Photos Keystone «Les gens aiment s’asseoir dans les endroits animés» Sabina Ruff 12 Société
13 STÉPHANE HERZOG Depuis plusieurs années, des consommateurs suisses de tous âges avaient pris l’habitude de passer chez leur pharmacien ou dans un commerce spécialisé pour acheter une fiole d’huile avec du cannabidiol (CBD). C’est l’une des nombreuses molécules contenues dans le cannabis. Des personnes l’utilisent contre le stress, la douleur, l’insomnie. On en retrouve dans du cannabis à fumer et dans des crèmes. «La clientèle pour l’huile est très large. J’ai notamment une mère qui vient pour son fils autiste. C’est mieux que de donner des neuroleptiques», estime un pharmacien fribourgeois spécialisé dans la phytothérapie. Or depuis fin 2022, une partie des vendeurs d’huile avec CBD ont décidé d’arrêter les ventes. En cause, une circulaire fédérale prohibant la vente de ces fioles, à moins d’y ajouter un répulsif pour la rendre impropre à la consommation. Dans ce cas, l’huile est alors appliquée sur la peau. Le CBD est passé dans la case médicaments. Il faut consulter son médecin pour obtenir une ordonnance. Chaque vente doit faire l’objet d’une information à l’OFSP. Dans la plupart des cas, il ne sera pas remboursé. Ni un aliment, ni un médicament La fronde contre l’huile avec CBD est partie de Genève, où le chimiste cantonal a proposé à ses homologues une campagne de tests. Les analyses ont révélé dans certains cas des problèmes de dosage de CBD ou de THC (la substance psychoactive du cannabis). Avec parfois un «dépassement des seuils toxicologiques». «Ces produits ne répondent pas aux exigences alimentaires et sont insuffisamment sûrs, ils ne peuvent donc pas être commercialisés», résume Patrick Edder, le chimiste cantonal de Genève. «Dès lors que le produit n’est ni un aliment, ni un médicament, il est hors des cases. Même sans le tester, nous l’avons interdit», indique Yann Berger, le chimiste cantonal de Neuchâtel. Cette approche a heurté la Ligue suisse contre le rhumatisme. «Comment les patients souffrant de douleurs auront encore accès à du CBB comestible?», se demande Patrick Frei, porte-parole. Membre de la Société suisse du cannabis en médecine, la médecin Barbara Broers se désole. «Certes, il faut respecter la loi et la situation n’était pas parfaite, mais on avait un produit assez cher à la vente, dont les gens prenaient quelques gouttes avant d’aller dormir, avec peu de risque d’abus. C’est probablement mieux que de consommer des benzodiazépines ou d’aller dans des magasins ou sur internet sans recevoir les conseils d’un pharmacien ou encore d’acheter des fleurs de CBD à fumer», dit-elle. Une mesure pas toujours respectée La mesure n’est pas toujours respectée. À Fribourg, le pharmacien cité plus haut continue de commander de l’huile avec CBD à ses grossistes suisse et allemand. Le taux de CBD est garanti par une fiche d’analyse, dit-il. À Berne, une pharmacienne explique être bientôt en rupture de stock. Elle n’en recommandera pas. Mais à regret. De son côté, le vice-président de la faîtière CI Chanvre, Cédric Heeb, juge que l’effet de l’interdiction sur la production suisse de CBD a été «considérable». «C’étaient Madame et Monsieur tout le monde qui venaient acheter ces fioles», résume-t-il. Son entreprise PhytoXtract, basée à Genève, est l’une des rares à avoir réussi une transition vers une huile avec CBD agréée par Swissmedic. «Le reste du marché est parti sur Internet», estime son directeur. Une partie des utilisateurs se replie sur le CBD à fumer. N’est-ce pas un échec en termes de santé publique ? «Le CBD à fumer est un produit du tabac et il est réglementé comme tel», répond la présidente des chimistes cantonaux, Alda Breitenmoser, qui dit comprendre la déception des usagers. «Mais s’il y a un risque pour les consommateurs, c’est notre devoir d’agir». L’huile avec CBD? Un produit apprécié du public et interdit Depuis fin 2022, les pharmacies suisses et autres commerces ont l’interdiction de vendre de l’huile avec CBD prête à consommer. Ce produit extrait du cannabis est utilisé comme tranquillisant et anti-douleur. Cette mesure est jugée contre-productive par certains médecins et pharmaciens. Fréderic Couderc, producteur de cannabis à CBD, examine la qualité de ses plantes dans son exploitation à Sierre Photo d’archive (2018) Keystone Revue Suisse / Octobre 2023 / N°5 Société
SUSANNE WENGER Peu avant que le train arrive à Schaffhouse, chef-lieu du canton, on aperçoit par la fenêtre les chutes du Rhin dans toute leur majesté. D’énormes trombes d’eau dévalent des rochers. Si Schaffhouse est célèbre pour ce monument naturel d’importance nationale, ce canton de 86 000 habitants est moins connu pour une autre particularité: il est celui dans lequel les citoyens se rendent le plus massivement aux urnes. Lors des votations nationales, Schaffhouse enregistre systématiquement un taux de participation dépassant de 15 à 20 % la moyenne suisse. En moyenne, 66 % des citoyens schaffhousois ont pris part aux trois votations fédérales de 2022, contre seulement 45 % dans toute la Suisse. Lors de l’élection du Conseil national en 2019, le taux de participation a atteint 60 % à Schaffhouse, la moyenne nationale plafonnant à 45 %. En octobre, lorsque paraîtra ce numéro de la «Revue Suisse», les citoyens suisses éliront leur nouveau Parlement. Il est probable qu’ils seront une fois de plus extrêmement nombreux à se rendre aux urnes dans le canton du nord-est de la Suisse. Mais pourquoi Schaffhouse est-il le champion de la participation citoyenne parmi les 26 cantons? «Dans notre ADN» À la recherche d’explications, nous nous rendons dans la vieille ville pittoresque de Schaffhouse. C’est ici, au siège du gouvernement, que travaille Christian Ritzmann, chancelier d’État adjoint du canton et coresponsable de l’organisation des scrutins. Voici ce qu’il dit: «La participation aux votations et aux élections est très enracinée à Schaffhouse. C’est dans notre ADN.» Le canton, il est vrai, donne un coup de pouce au civisme, puisque le vote y est obligatoire depuis près de 150 ans. Il l’était aussi dans d’autres cantons à l’aube de l’État fédéral, mais Schaffhouse a été le seul à le maintenir. Les citoyens négligents sont sanctionnés, même si la peine est légère: quiconque manque à son devoir de voter doit s’acquitter d’une amende de six francs vis-à-vis de sa commune. À moins d’avoir une bonne excuse – vacances, obligations professionnelles ou maladie –, mentionne la loi électorale du canton. Les personnes qui renvoient leurs documents de vote non remplis dans les trois jours suivant le scrutin ne reçoivent pas d’amende non plus. Cela atténue considérablement la contrainte, note Christian Ritzmann: «Voter est un devoir citoyen, et non un impératif absolu.» Petitesse du canton et proximité de la frontière Le vote obligatoire, qui ne s’applique ni aux personnes de plus de 65 ans, ni aux Schaffhousois vivant à l’étranger, semble bien accepté. Une initiative populaire visant à l’abroger a été rejetée il y a 40 ans. La population considère cette obligation comme une «spécialité schaffhousoise, relève Christian Ritzmann. Elle l’accepte, car la politique a ici une grande importance depuis toujours». Le chancelier d’État estime que cela est lié à la peLes champions de Suisse des urnes Le canton de Schaffhouse présente avec constance le taux de participation le plus élevé lors des votations nationales. C’est aussi le seul où la loi oblige les citoyens à se rendre aux urnes. Mais il n’y a pas que ceci qui explique cela, est-on convaincu dans ce canton situé à la pointe nord du pays. tite taille du canton et à la proximité entre le peuple et les décideurs politiques: «Ici, on se rencontre dans les zones piétonnes, dans le bus ou au restaurant.» Interrogé à ce sujet, Hannes Germann, député schaffhousois UDC au Conseil des États depuis plusieurs années, concède que l’amende «plutôt symbolique» pourrait jouer un rôle dans cette participation record: «Car qui aime payer plus d’argent que nécessaire à l’État?» Néanmoins, pour lui aussi l’élément clé est la conscience politique, qu’il voit stimulée entre autres par la proximité de Schaffhouse avec l’Allemagne. La région a en effet connu des tensions, surtout avant et pendant la Seconde Guerre mondiale: «Cela a inquiété les gens et les a poussés à faire de la politique.» Un devoir citoyen vécu comme un privilège «Nous avons une politique vivante, qui intéresse nombre de jeunes et de moins jeunes», constate aussi l’adversaire aux élections de Hannes Germann, le candidat PS au Conseil des États Simon Stocker. Selon lui, si l’obligation de voter a bel et bien un impact positif, ce devoir citoyen est aussi considéré comme un privilège, si bien que la participation, même si elle était facultative, serait probablement plus importante qu’ailleurs. Comme beaucoup d’autres, Simon Stocker n’est toutefois pas prêt à y renoncer: «Le vote obligatoire est unique et fait partie de l’identité schaffhousoise.» Les stands colorés du marché hebdomadaire de Schaffhouse se trouvent à quelques pas du siège du gouvernement. Parmi les badauds, certains se disent pour et d’autres contre le vote obligatoire. «Le choix Schaffhouse est un canton vraiment limitrophe: il partage 152 kilomètres de sa frontière avec l’Allemagne, et seulement 33 avec ses cantons voisins, Zurich et Thurgovie. Plus haut, plus grand, plus rapide, plus beau? À la recherche des records suisses qui sortent de l’ordinaire. Aujourd’hui: les votants les plus assidus. Revue Suisse / Octobre 2023 / N°5 14 Reportage
l’amende, tout en s’épargnant l’effort de s’informer sur les objets de vote. Mais les chercheurs notent que le taux de participation des Schaffhousois arrive en tête, même si l’on retranche les quelques points de pourcentage des suffrages blancs. Dans d’autres cantons et sur le plan fédéral, plusieurs initiatives ont voulu copier le modèle de démocratie schaffhousois. Car le fait que la participation n’atteigne en moyenne qu’un votant sur deux en Suisse est régulièrement source de préoccupadevrait être laissé à chacun», déclare une assistante socio-éducative de 42 ans. Qui précise qu’elle irait voter quand même. D’après elle, nombreux sont ceux qui ne votent que parce qu’ils redoutent une amende, mais sans véritable conviction. D’autres aimeraient pouvoir le faire, dit-elle, mais n’y sont pas autorisés, notamment les personnes en situation de handicap mental. Un ancien cheminot de 84 ans trouve au contraire que «le vote obligatoire est plutôt pas mal». Ainsi, dit-il, personne ne peut se plaindre du résultat après coup. Qu’est-ce qui se cache donc derrière le taux de participation miracle de Schaffhouse: un réel engagement ou une légère pression des autorités? D’après les experts, il s’agit des deux. Les politologues Eveline Schwegler et Thomas Milic ont par ailleurs constaté que la proportion des bulletins blancs est plus importante à Schaffhouse que dans d’autres cantons. Cela dénote d’après eux une évaluation pragmatique des intérêts. Certains votent pour échapper à Des trombes d’eau pour un spectacle naturel de toute beauté: les chutes du Rhin, un monument d’importance nationale, sont emblématiques de Schaffhouse. Photo Keystone Revue Suisse / Octobre 2023 / N°5 15
tion. Quel contraste par rapport aux taux de rêve enregistrés au début du XXe siècle, quand 80 % de la population participait aux élections du Conseil national! L’une des raisons de ce désengagement est la perte de lien avec les partis politiques. Ce qui, selon l’expert en sciences politiques Daniel Kübler du Centre pour la démocratie d’Aarau affaiblit la force de mobilisation de ceux-ci. L’abstention, un problème? Le faible taux de participation poserait problème si les résultats n’étaient pas respectés. «Mais ils sont bien acceptés en Suisse, même si le vote a été très serré ou si peu de gens y ont participé», note Daniel Kübler. À cela s’ajoute le fait, en ce qui concerne les élections, qu’en raison du système politique suisse, les citoyens ont moins d’impact sur la composition du gouvernement que dans d’autres pays. D’après l’expert, cela explique également la faiblesse du taux de participation. Les personnes qui ne participent pas aux élections peuvent tout de même donner leur avis plusieurs fois par an dans les urnes sur des sujets concrets. Et il arrive aussi que le taux de participation national s’envole quand un objet de vote est perçu comme important. Le record de ces dernières décennies est détenu par la votation de 1992 sur l’adhésion de la Suisse à l’Espace économique européen, où 79 % des citoyens se sont rendus aux urnes. Pour les politologues, une participation aussi forte que possible est en principe souhaitable dans une démocratie. Le vote obligatoire de Schaffhouse est efficace, mais il a ses limites. Car c’est prouvé, relève Daniel Kübler, le facteur décisif de la participation est l’intérêt pour la politique. L’éducation civique à l’école est d’autant plus importante: «Or, la Suisse est à la traîne par rapport aux démocraties qui l’entourent.» Quand le train repart de Schaffhouse, notre regard se porte une nouvelle fois sur les chutes du Rhin. De l’écume bouillonne. Presque aussi rafraîchissante que la vitalité citoyenne de ce canton limitrophe. La participation aux votations et aux élections des Suisses de l’étranger est nettement plus basse que dans le canton de Schaffhouse. Vous trouverez une analyse du comportement de vote de la «Cinquième Suisse» en page 22. Christian Ritzmann est coresponsable de l’organisation des scrutins. D’après lui, «la participation aux votations et aux élections est très enracinée à Schaffhouse.» Photo SWE Pour le conseiller aux États UDC Hannes Germann, la culture politique de Schaffhouse est due à sa proximité avec l’Allemagne, qui a été source de tensions surtout pendant la Seconde Guerre mondiale. Photo parlament.ch Le politicien socialiste Simon Stocker considère le vote obligatoire comme un privilège: «Il est unique et fait partie de l’identité schaffhousoise.» Photo DR La vieille ville pittoresque de Schaffhouse reflète aussi la petitesse du canton. Elle favorise la proximité entre la population et les politiciens. Photo Keystone Revue Suisse / Octobre 2023 / N°5 16 Reportage
RkJQdWJsaXNoZXIy MjYwNzMx