Revue Suisse 6/2023

DÉCEMBRE 2023 La revue des Suisses·ses de l’étranger Élections 2023: la Suisse vire à droite, mais le PS redresse un peu la barre à gauche La protection du climat, un droit de l’homme? Des femmes retraitées suisses saisissent la justice De 0 à 100 km/h en moins d’une seconde: des étudiants suisses fêtent un record électrisant

Pour l’avenir de la Cinquième Suisse Grâce à un legs, permettez à lʼOrganisation des Suisses de lʼétranger de soutenir et représenter les droits des Suisses.ses de l’étranger. www.swisscommunity.link/legs © www.pexels.com Les services consulaires partout, facilement accessibles depuis vos appareils mobiles Pétra, Jordanie (2022) www.dfae.admin.ch Plus de 800’000 Suisses·ses vivent actuellement à l’étranger : un nombre certes symbolique, mais ô combien important ! Nous nous réjouissons de continuer à travailler ensemble afin de soutenir avec dynamisme et engagement les intérêts de cette belle communauté. Toute l’équipe de l’Organisation des Suisses de l’étranger, SwissCommunity, vous adresse ses vœux les plus sincères et vous souhaite une merveilleuse année 2024. Que la joie et la prospérité vous accompagnent tout au long de cette nouvelle année ! Scannez le QR code et plongez dans l’univers coloré de notre carte de vœux ! VISIONNEZ NOS VOEUX 2024 Nos partenaires:

Les électeurs ont fait virer la politique suisse à droite: tel est le résumé des élections du 22 octobre 2023. L’UDC, premier parti politique du pays, droitier et conservateur, jubile. Mais s’agit-il d’un simple glissement à droite? Le fait est que le Parti socialiste aussi a progressé. Or, si la droite et la gauche progressent, la réponse ne peut pas être simple. Tentative d’explication de ce renforcement des deux pôles: depuis les élections de 2019, la situation mondiale et l’atmosphère en Suisse ont grandement changé. La pandémie a bouleversé tout ce qui allait de soi, l’invasion de l’Ukraine par la Russie a pulvérisé les certitudes géopolitiques, l’explosion de la violence au Proche-Orient a suscité un choc. À cela s’ajoutent l’implosion de Credit Suisse et l’explosion du coût de la vie qui ont détruit la foi en une Suisse prospère et stable. Rien ne se passe comme on le voudrait. À une époque comme la nôtre, les partis qui séduisent sont ceux qui promettent une protection, analyse le politologue Michael Hermann: «Le PS déclare: nous vous protégeons de la hausse des coûts. Et l’UDC: nous vous protégeons de la migration et d’autres périls venus de l’extérieur.» Les perdants, eux – dont font partie cette fois les Verts, les Vert’libéraux et les Libéraux-Radicaux –, ont voulu responsabiliser les gens en leur disant: renoncez, affrontez les changements ou faites plus d’efforts. La majorité des citoyens en âge de voter (53,4 %) n’ont pas voulu de cette responsabilité et n’ont pas pris part aux élections en 2023. Pour eux, la politique c’est l’affaire des autres. Détournons-nous un instant tout à fait de la politique, voulez-vous? Je pourrais par exemple vous révéler pourquoi je réussis si bien les röstis. Le diable se cache dans les détails: toutes les patates ne se valent pas! Les meilleures sont celles à la chair légèrement farineuse. Il vous faut d’abord les cuire, mais attention: «al dente». Puis oubliez-les deux ou trois jours au réfrigérateur: elles perdront de l’humidité et prendront la consistance parfaite. Ensuite, râpez-les, ajoutez-y un peu de poivre, assez de sel et du beurre en abondance. Enfin, faites-les dorer à feu moyen dans une poêle, sans les remuer. Et, la prochaine fois, ajoutez à votre assaisonnement un peu de menthe – l’ingrédient secret! Des röstis bien réussis peuvent susciter un sentiment de bonheur intense. Hélas… mêmes les röstis sont politiques. Cette année, la récolte de pommes de terre a été médiocre en Suisse. Les experts agricoles parlent déjà du début de la fin: d’ici cent ans, il se peut qu’on ne puisse plus faire pousser ce tubercule en Suisse (p. 9). Le changement climatique, et avec lui la politique, a donc des effets très concrets jusque dans nos assiettes. Et ce, même si nous boudons les urnes. MARC LETTAU, RÉDACTEUR EN CHEF 4 En profondeur Élections 2023: un Parlement nettement plus à droite et conservateur 8 Sélection / Nouvelles Visite à la filiale postale suisse du Père Noël 10 Nature et environnement Le changement climatique menace les patates, ce qui attise les conflits liés à l’eau 14 Littérature 15 Culture Regard historique et culturel sur le multilinguisme de la Suisse 16 Portrait Une «Aînée pour le climat» de 73 ans donne du fil à retordre à la Suisse 18 Science Comment accélère-t-on une voiture électrique de 0 à 100 km/h en une seconde? 20 Reportage L’État protège le sel suisse au moyen d’un monopole très ancien 23 Lu pour vous / Écouté pour vous 24 Nouvelles du Palais fédéral Le rayonnement international de l’art suisse 27 Infos de SwissCommunity 31 Débat Virage à droite et recette des röstis Élections 2023: dessin de Max Spring pour la «Revue Suisse». www.maxspring.ch La «Revue Suisse», magazine d’information de la «Cinquième Suisse», est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger. Revue Suisse / Décembre 2023 / N°6 3 Éditorial Table des matières

THEODORA PETER Les Verts et les Vert’libéraux suisses se souviendront du 22 octobre 2023 comme d’un dimanche noir. Quatre ans après leur victoire électorale en forme de raz-de-marée, les partis défenseurs du climat perdent des plumes au Conseil national. La force électorale des Verts recule du chiffre record de 13,5 % à 9,8 %, passant ainsi sous la barre symbolique des 10 %. Le fait que le parti soit tout de même parvenu à conserver deux tiers des sièges conquis à la Chambre basse en 2019 est une maigre consolation. C’est désormais une image de perdant qui lui colle à la peau. Il en va de même pour les Vert’libéraux: eux aussi perdent un tiers des sièges qu’ils occupaient jusqu’ici et comptabilisent désormais une part d’électeurs de 7,6 %. Ce dimanche d’automne a été d’autant plus ensoleillé pour l’UDC que la part d’électeurs de ce parti droitier est passée de 25,6 à 27,9 %. En 2019, l’UDC avait été le grand perdant de la vague électorale verte. Quatre ans plus tard, il récupère d’un coup trois quarts des sièges qu’il avait perdus au Conseil national et renoue ainsi avec son plus grand succès électoral, celui de 2015, quand il avait réussi à rassembler près de 30 % des voix des électeurs. Face à la situation mondiale incertaine et au nombre de réfugiés croissant, l’UDC a réussi à marquer des points avec son thème favori, la lutte contre l’immigration. Pendant la campagne électorale même, le parti a lancé son «initiative sur La Suisse vire à droite la durabilité», par laquelle il entend limiter la population résidant en Suisse à dix millions d’individus. Le Centre, faiseur de majorités Le deuxième parti le plus fort de Suisse reste le PS, avec 18,3 % d’électeurs. En progressant de 1,5 %, les socialistes ont certes réussi à récupérer l’essentiel des sièges perdus aux élections précédentes, mais pas à compenser l’effondrement des Verts. Dans l’ensemble, le camp rose-vert ressort ainsi affaibli des élections de 2023. À l’avenir, la gauche devra miser davantage encore sur les initiatives populaires et les référendums pour faire aboutir ses projets dans les urnes. Au sein du Parlement, le PS et les Verts seront toujours contraints de faire des alliances, en particulier avec le Centre. Né en 2021 de la fusion entre le PDC et le PBD, le Centre s’est habilement positionné comme une force bourgeoise sociale entre les pôles politiques durant la campagne électorale. Il continuera de faire pencher la balance au Parlement à l’avenir. Sous son nouveau nom, le parti a enregistré une légère progression, atteignant désormais une part d’électeurs de 14,1 %. Il rattrape ainsi presque le PLR, qui n’est parvenu à convaincre que 14,3 % des électeurs. Enregistrant une baisse de 0,8 %, les Libéraux-Radicaux marchent à reculons, comme il y a quatre ans. Cette lente La «vague verte» s’est essoufflée. L’UDC, parti de la droite conservatrice, sort vainqueur des élections nationales avec son sujet phare, la migration. Mais le peuple s’inquiète aussi de la hausse des coûts de la santé. Ce qui renforce le PS et le Centre. Revue Suisse / Décembre 2023 / N°6 4 En profondeur

2023 2019 PS 18.3% PS 16.8% Verts 9.8% Verts 13.2% PVL 7.6% PVL 7.8% PEV 2.1% PBD* 2.4% Centre* 14.1% PEV 2.0% PDC* 11.4% PLR 14.3% PLR 15.1% UDC 27.9% UDC 25.6% Autres 6.0% Autres 3.4% 5 La répartition des forces au nouveau Conseil national: outre le nombre de sièges, la force électorale des partis est indiquée en %. Le demi-cercle intérieur représente les résultats des élections de 2019. Font désormais partie des «Autres» les petits partis de l’UDF (2 sièges), du MCG (2 sièges) et de la Lega dei Ticinesi (1 siège). *Le Centre est issu de la fusion entre le PDC et le PBD, qui se présentaient encore séparément en 2019. 41 39 23 28 10 16 3 25 3 28 28 62 53 4 5 hausse des primes d’assurance-maladie a été décisive dans leur choix. Un tiers des sondés ont même voté pour un autre parti que d’ordinaire par mécontentement. «Toutefois, aucun parti ne peut incarner à lui seul cette thématique comme le fait l’UDC avec la migration», souligne SaAu Conseil national, la part de femmes baisse du chiffre record de 42 % à 38,5 %. Cela est dû à la progression de l’UDC, qui compte une grande part d’hommes. érosion est difficile à digérer pour le jadis fier PLR, qui fait partie des pères fondateurs de l’État fédéral. Tandis que le Parti évangélique suisse a également essuyé des pertes, d’autres petits partis ont progressé. C’est le cas du Mouvement citoyens genevois (MCG) et de l’Union démocratique fédérale (UDF), qui appartiennent tous deux au camp de la droite. Les partis politiques opposés aux mesures contre le coronavirus, qui se sont présentés sur les listes «Aufrecht» et «Mass-Voll», ont quant à eux clairement manqué leur élection au Conseil national. L’UDC mobilise aussi de nouveaux électeurs Comment expliquer ce glissement à droite du Parlement? Un sondage post-électoral de l’Institut de recherche Sotomo montre que pour 26 % des personnes interrogées, le thème déterminant dans leur choix électoral a été la migration. D’après la politologue Sarah Bütikofer, le parti de l’UDC parvient à mobiliser un électorat nombreux à chaque fois qu’il fait de l’immigration une priorité. «Dans cette campagne électorale, cependant, il a réussi à glaner de nouvelles voix au-delà de son électorat traditionnel et ce, dans tous les partis politiques du pays.» Outre la migration, les coûts de la santé ont eux aussi influencé les électeurs. 25 % d’entre eux déclarent que la 2 rah Bütikofer dans une interview accordée à la radio SRF. L’inquiétude concernant la hausse des primes a surtout profité au Centre et au PS. Les deux partis ont déposé des initiatives à ce sujet, qui seront présentées au peuple en 2024. Le climat n’est plus l’apanage des Verts Il est surprenant que, tandis que 23 % des personnes interrogées dans le sondage post-électoral considèrent le 29 Revue Suisse / Décembre 2023 / N°6

chaînées». À cela s’ajoute le fait que les Verts n’ont plus l’apanage de la politique climatique et environnementale. La politologue renvoie au large consensus relatif à la loi sur le climat, qui a été soutenue par tous les partis hormis l’UDC. Élections du Conseil fédéral en décembre Après le dimanche électoral, la répartition définitive des 46 sièges du Conseil des États n’était pas encore connue. 13 sièges ne seront attribués qu’au second tour, à la mi-novembre, après la clôture de la rédaction de ce numéro de la «Revue». C’est alors qu’apparaîtra aussi l’issue du faceà-face entre le PLR et le Centre à la Chambre haute. Une chose est sûre: le Conseil des États restera dominé par les forces conservatrices. Au cours de ces quatre dernières années déjà, il a régulièrement freiné le Conseil national, plus progressiste, par exemple en ce qui concerne la hausse du financement des crèches. Le glissement à droite observé au Conseil national rapproche politiquement les deux Chambres du Parlement. Les parlementaires fraîchement élus se mettront au travail début décembre. Le 13 décembre, les membres du gouvernement national seront également élus pour un nouveau mandat. Tous les regards sont tournés vers l’élection de celui ou celle qui succédera au conseiller fédéral PS sortant, Alain Berset. La revendication de ce siège par le deuxième parti le plus fort de Suisse n’est contestée par aucun des autres partis. D’après la célèbre «formule magique», les trois partis comptant le plus d’électeurs ont chacun droit à deux sièges, et le quatrième parti, à un siège. Conformément à cette logique, la composition politique actuelle du Conseil fédéral – 2 UDC, 2 PS, 2 PLR, 1 Centre – conserve sa validité. Les deux conseillers fédéraux PLR en poste, le ministre des affaires étrangères Ignazio Cassis et la ministre des finances Karin Keller-Sutter – peuvent eux aussi s’attendre à être réélus en décembre. Néanmoins, la force croissante du Centre pourrait tôt ou tard rallumer le débat autour de la formule magique. Les Verts n’ont quant à eux pas les bonnes cartes en main, et doivent pour l’heure enterrer leur rêve d’avoir leur propre siège au Conseil fédéral. La «Cinquième Suisse» vote nettement plus vert et un peu plus à gauche Comment les Suisses de l’étranger ont-ils voté le 22 octobre 2023? Leur positionnement s’avère nettement plus vert, un peu plus à gauche et un peu plus libéral que celui des électeurs vivant en Suisse. Concrètement, c’est le PS qui a convaincu le plus d’électeurs de la «Cinquième Suisse» (20,4 %, contre 18,3 % pour toute la Suisse), suivi par l’UDC (18,5 %, CH: 27,9 %), qui prend le lead du camp bourgeois chez les Suisses de l’étranger. L’UDC est talonnée par les Verts (18,4 %, CH: 9,8 %), et le PLR affiche de son côté un résultat de 13,6 % (CH: 14,3 %). Les Vert’libéraux ont réalisé un meilleur score à l’étranger qu’en Suisse (11,4 %, CH: 7,6 %). Quant au Centre, il a dû se contenter d’une part d’électeurs de 7 % (CH: 14,1 %). Par rapport aux élections de 2019, la «Cinquième Suisse» a elle aussi viré à droite, mais de façon moins marquée que la Suisse dans son ensemble: le PS, les Verts et les Vert’libéraux rassemblent un peu plus de 50 % des voix, contre près de 53 % il y a quatre ans. Les candidats suisses de l’étranger n’ont pas convaincu. Leurs résultats électoraux ont souvent été modestes, bien trop pour leur assurer un siège au National. Et même les candidats qui avaient réalisé un résultat respectable en 2019 ont été engloutis sous la masse des listes électorales et des candidatures en 2023. Fait frappant: la participation de la «Cinquième Suisse» aux élections s’est avérée plus faible qu’en 2019 dans bien des cantons. Elle a néanmoins nettement augmenté à Bâle-Ville, qui testait le canal de vote électronique, où elle a atteint 23,8 % (2019: 19,2 %). À Saint-Gall, qui testait aussi l’e-voting, la participation a légèrement progressé. MARC LETTAU changement climatique comme un thème essentiel, les Verts soient ressortis perdants des élections. Pour Sarah Bütikofer, cela est dû au fait que la situation actuelle n’est pas comparable à celle d’il y a quatre ans: «En 2019, l’atmosphère était au progrès et le sujet du climat, omniprésent: cela a poussé beaucoup d’électeurs à glisser un bulletin vert dans les urnes.» Depuis, le contexte mondial a totalement changé. Entre la pandémie, les guerres et la débâcle de la banque Credit Suisse, «les crises se sont enAperçu des résultats de l’Office fédéral de la statistique: revue.link/elections23 Jamais encore les élections n’avaient généré autant de candidats qu’en 2023: 5909 personnes au total ont brigué un des 200 sièges du Conseil national. Leurs noms figuraient sur 618 listes, ce qui constitue aussi un record. Revue Suisse / Décembre 2023 / N°6 6 En profondeur

Financement transparent de la campagne: un pas important pour la démocratie suisse Lors de ces élections parlementaires, partis, candidats et comités ont dû, pour la première fois, dévoiler leurs budgets et les dons importants reçus. Avec ce nouvel impératif légal de déclaration, les flux d’argent politiques en Suisse deviennent plus transparents, même si quelques faiblesses sont apparues au premier tour. SUSANNE WENGER Les Verts ont reçu un don record d’un million de francs, qu’ils ont en grande partie investi dans la campagne électorale. La donatrice est Carmita Burkard, héritière de la famille fondatrice de l’entreprise Sika. De l’autre côté de l’échiquier politique, l’ancien conseiller fédéral Christoph Blocher a investi 550 000 francs dans la campagne de l’UDC. On spéculait depuis longtemps sur son financement du parti: on en connaît pour la première fois l’ampleur. Et ce, grâce à une nouvelle disposition légale entrée en vigueur en 2022, qui a été appliquée pour la première fois lors des élections parlementaires de 2023. De quelles sommes les partis disposent-ils à l’aube d’une votation? Quels moyens les groupes d’intérêt mobilisent-ils et qui en font-ils profiter? Jusqu’ici, ce n’était pas clair, car il n’existait aucune obligation de déclaration au plan fédéral. Et cela a d’autant plus d’importance que le financement étatique des partis étant rudimentaire en Suisse, ceux-ci s’appuient largement sur des fonds privés. Cette absence de transparence était critiquée depuis les années 1970, tant en Suisse que par le Greco, l’organe anti-corruption du Conseil de l’Europe. L’UDC et le PLR ont les poches bien garnies Cependant, le Parlement avait rejeté toutes les propositions de réglementation à ce sujet jusqu’en 2021, lorsqu’il a dû revoir sa position sous la pression d’une initiative populaire du PS et des Verts. Désormais, les partis doivent déclarer leurs revenus et citer nommément l’origine des dons dès 15 000 francs. Le financement des campagnes pour les élections et les votations doit être rendu public à partir d’un seuil de 50000 francs. La surveillance incombe au Contrôle fédéral des finances, qui publie les données reçues sur son site web. L’épluchage de ces données avant les élections n’a réservé aucune grande surprise, mais permis d’établir des faits. Notamment en ce qui concerne la force de frappe des partis. Les campagnes électorales les plus chères ont été menées par les deux partis bourgeois de l’UDC et du PLR. C’est l’UDC Suisse qui disposait de la plus grande somme – 4,9 millions de francs –, suivi par le PLR avec 2,5 millions. Si l’on y ajoute les budgets des partis cantonaux et des candidats, le PLR dépasse l’UDC (13 et 12 millions, respectivement). Le décompte final n’a cependant eu lieu qu’après les élections. Des associations de donateurs opaques Dès 2024, l’impératif de déclaration s’appliquera aussi aux votations. Du point de vue des citoyens, la démocratie suisse est ainsi devenue plus transparente. Toutefois, des moyens plutôt créatifs de ne pas réellement satisfaire à cette exigence de transparence sont déjà apparus: plusieurs bailleurs de fonds se sont cachés derrière des associations de donateurs ou des fondations portant des noms tels qu’«Association pour une politique axée sur les solutions». Et les données du Contrôle des finances ne permettent pas de connaître leur identité. Mais quel impact l’argent a-t-il sur le résultat des élections? D’après les politologues bernois Rahel Freiburghaus et Adrian Vatter, avoir davantage de moyens peut aider à mobiliser et à engranger des voix. Néanmoins, le point décisif reste la confiance que suscitent les partis auprès des électeurs pour ce qui est de trouver des solutions. Visiblement, les Verts en suscitent moins qu’il y a quatre ans, puisqu’ils ont perdu malgré le don le plus conséquent. Et le candidat disposant du plus gros budget individuel, le Zurichois Donato Scognamiglio (PEV), a raté son élection au Conseil national malgré ses 365 000 francs. Publication du Contrôle fédéral des finances sur le financement politique: revue.link/cdf. Photo Keystone Publication du Contrôle fédéral des finances sur le financement politique: revue.link/cdf Revue Suisse / Décembre 2023 / N°6 7

L’Église catholique a étouffé plus de 1000 cas d’abus sexuels En Suisse aussi, l’Église catholique a systématiquement étouffé ou minimisé les abus sexuels pendant des décennies: tel est le résultat d’une étude menée par des historiens de l’Université de Zurich, qui mettent en évidence des transgressions problématiques, mais aussi des abus «gravissimes, systématiques, ayant duré plusieurs années». L’étude a été réalisée sur mandat de la Conférence des évêques suisses et publiée à la mi-septembre. Les historiens ont identifié, pour la période allant de 1950 à 2022, 1002 cas d’abus sexuel, 510 prévenus et 921 victimes. Selon eux, il ne s’agit là toutefois que d’une «petite partie» des cas qui se sont réellement produits, toutes les archives ecclésiastiques n’ayant pas encore été examinées. De nombreux membres de l’Église catholique ont exprimé leur consternation à la suite de ces révélations. Le nombre de défections a rapidement augmenté. (MUL) Après l’attaque sur Israël, le Conseil fédéral envisage d’interdire le Hamas L’attaque du Hamas en Israël et l’escalade de la violence au Proche-Orient a également provoqué une grande stupeur en Suisse. Le Conseil fédéral est en train d’examiner si le Hamas pourrait être classé au nombre des organisations interdites. Pour cela, une modification de la loi serait nécessaire. Par ailleurs, le gouvernement procède à une vérification des flux d’argent qui circulent entre la Suisse et les organisations actives dans la région, en se concentrant sur les organisations palestiniennes. Le ministre des affaires étrangères, Ignazio Cassis, s’est aussi exprimé sur les 20 millions de francs dont bénéficie chaque année l’Office de secours pour la Palestine (UNWRA). D’après lui, il n’existe «aucune solution de rechange» à l’UNWRA, car aucune autre organisation ne pourrait se charger de ses activités en matière de soins de santé et de formation. Actuellement, près de 28 000 citoyens suisses vivent en Israël. Au moins un binational suisso-israélien a été tué lors des affrontements. (MUL) Swiss Olympic rêve de Jeux olympiques d’hiver décentralisés et durables en Suisse en 2030 Swiss Olympic espère que la Suisse pourra accueillir les Jeux olympiques d’hiver en 2030, voire en 2034. L’association fait la promotion de son projet au moyen d’une nouvelle étude de faisabilité, qui montre que la Suisse serait en mesure d’organiser des Jeux d’hiver décentralisés et en grande partie durables. Il s’agit en quelque sorte d’aller à contre-courant du gigantisme des Jeux de ces dernières années. Les candidatures de la Suisse aux Jeux olympiques se sont jusqu’ici souvent heurtées au scepticisme des Suisses, qui ont «enterré» bon nombre de ces projets en votation populaire, souvent par crainte du montant de la facture et de l’impact sur l’environnement. Pour 2030, Swiss Olympic entend se passer du verdict du peuple et estime pouvoir financer les Jeux presque entièrement par des moyens privés. (MUL) Walter Thurnherr Depuis huit ans, le Chancelier fédéral Walter Thurnherr, chef d’état-major du Conseil fédéral, était au cœur du pouvoir sans être membre du gouvernement. Par le lien direct qu’il a avec l’exécutif, ce poste est important pour les partis politiques. Walter Thurnherr est membre du Centre. Il a surpris en ne se présentant pas à sa réélection par le Parlement. Âgé de 60 ans, il jouit d’une belle notoriété. Les observateurs estiment qu’il a parfaitement rempli son mandat et que sa voix, bien que purement consultative, a eu de l’influence. Walter Thurnherr ne s’est pas contenté d’exercer sa fonction de manière sagement administrative. On lui prête une pensée analytique et rapide, et l’on apprécie ses talents d’orateur et ses traits d’esprit. Selon ses propres dires, l’humour lui permet de garder de la distance et lui rappelle qu’il existe une vie hors du Palais fédéral. Né en Argovie, il connaît aussi la vie hors de la Suisse, puisque sa carrière diplomatique, embrassée après des études de physique, l’a entraîné à Moscou et à New York. Au Département des affaires étrangères, il était au service des Suisses de l’étranger. Nombre d’entre eux estiment que plus tard, à la tête de la Chancellerie fédérale, il n’a pas fait avancer assez vite le dossier du vote électronique. Adepte du numérique, le Chancelier a toujours rétorqué que l’e-voting nécessite une majorité, et que cela prend du temps dans le système politique suisse. Il quitte son mandat de son propre chef, après avoir confié aux médias que la dernière législature et toutes ses crises ont été difficiles. Il n’a pas encore révélé ce qu’il compte faire à l’avenir. Peut-être consacrera-t-il plus de temps à son violon d’Ingres: publier des phénomènes mathématiques et physiques étonnants sur les réseaux sociaux. SUSANNE WENGER Revue Suisse / Décembre 2023 / N°6 8 Sélection Nouvelles

9 THEODORA PETER Le destinataire de l’enveloppe richement décorée n’a pas d’adresse fixe. Cela n’est pas nécessaire: que les courriers soient adressés au «Père Noël au pôle Nord» ou à l’«Enfant Jésus au Ciel», ils atterrissent tous au Tessin. Chaque année, à Cadenazzo, une équipe spéciale composée d’environ huit «lutins de la Poste» s’occupe des lettres qu’envoient les enfants à l’approche des fêtes. Moritz Succetti, employé postal de 55 ans originaire de Camorino, fait partie d’entre eux. Ce qu’il aime, c’est «pouvoir procurer de la joie à beaucoup d’enfants». Lorsqu’il ne travaille pas en tant que lutin, Moritz Succetti s’occupe des colis non distribués issus de toute la Suisse à la filiale de Cadenazzo. Plus de 30 000 envois Cette année encore, en décembre, des dizaines de milliers de lettres d’enfants devraient arriver à Cadenazzo. L’an dernier, la filiale en a reçu 33 000, et en 2021 près de 36 000, un nouveau record. Les enveloppes contiennent souvent des dessins, des listes de souhaits ou des «lolettes» que les enfants promettent d’abandonner définitivement. «Nous recevons aussi un bon nombre de missives très touchantes», relate Moritz Succetti. Les enfants y racontent, par exemple, la perte d’un de leurs parents ou la maladie d’un membre de leur famille. «Je me souviens d’une lettre d’une fillette dont la sœur était gravement malade. Cela m’a ému aux larmes.» Les expéditeurs évoquent aussi toujours des sujets d’actualité comme la guerre ou le coronavirus: «Pendant la pandémie, de nombreux enfants se souciaient de la santé du Père Noël et lui souhaitaient de rester à l’abri du virus.» Les «lutins de la Poste» font en sorte que tous les expéditeurs reçoivent une réponse signée par le Père Noël dans les trois langues nationales, accompagnée d’un petit cadeau, par exemple un album de coloriage. Lorsque l’expéditeur n’a pas indiqué son adresse, «nous mettons tout en œuvre pour la retrouver». Pour ce faire, les employés de la Poste utilisent l’annuaire et se fient à des indices géographiques comme le cachet de la Poste. Dans 90 % des cas, ces recherches sont couronnées de succès. Malheureusement, il existe toujours des cas dans lesquels tous ces efforts sont vains. «Il est donc très important que les enfants indiquent toujours leur adresse complète.» Des différences culturelles Au cours de ces dix dernières années, le nombre de courriers reçus a presque doublé. À ce jour, près de trois quarts des lettres proviennent de Suisse romande et du Tessin. Environ 20 % d’entre elles sont envoyées de Suisse alémanique, et 5 % sont rédigées en anglais. Ces dernières aussi reçoivent une réponse du Père Noël. Des différences culturelles s’observent en outre dans le destinataire. Tandis que les petits Alémaniques écrivent traditionnellement à l’Enfant Jésus, les Romands et les Tessinois adressent plutôt leurs missives au Père Noël. Tous ont en commun l’espoir de voir leurs rêves exaucés. À la filiale postale du Père Noël Chaque année, durant la période de l’Avent, des milliers d’enfants suisses écrivent une lettre au Père Noël ou à l’Enfant Jésus. Et ils reçoivent une réponse en provenance du Tessin. Le nombre de courriers reçus avant Noël a continué d’augmenter ces dernières années. Les enfants romands sont les plus nombreux à adresser des missives au Père Noël ou à l’Enfant Jésus. Photo Poste / DR Pour une fois, le Père Noël est habillé en jaune poste. Pour les «lutins de la Poste», le travail le plus ardu est de retrouver les adresses des enfants. Photo Keystone Revue Suisse / Décembre 2023 / N°6 Portrait

STÉPHANE HERZOG En Suisse la patate est sacrée. Pensez aux röstis! Et un pique-nique ne va pas sans un bon paquet de chips. De leur côté, les paysans suisses aiment aussi la patate. Quand tout se déroule bien, elle offre un rendement inégalable aux agriculteurs du Plateau suisse. Cela, en retour d’un investissement de 10’000 francs pour en cultiver un hectare. «La pomme de terre est une championne dans sa capacité à transformer le soleil en calories et elle a l’avantage de pouvoir être consommée directement», commente Patrice de Werra, spécialiste de la pomme de terre à l’Agroscope, le seyer, secrétaire général de l’Union suisse des producteurs de pommes de terre (USPPT). Les rendements de la généreuse patate ont baissé sensiblement, avec dans certains cas des pertes de 40%. Il a fallu importer des stocks des pays voisins. Plus de 50’000 tonnes en 2021, où la récolte a connu les plus mauvais rendements depuis le début du siècle avec 380’000 tonnes produites, contre plus de 500’000 tonnes les bonnes années. L’accumulation de ces mauvaises saisons commence à peser sur le moral des agriculteurs. Au point que certains envisagent même d’abandonner la pomme de terre. Des sécheresses au pays de l’eau Au cœur de cette culture, on trouve la question de l’eau, dans un pays qui est pourtant considéré comme le château d’eau de l’Europe. «C’est un grand problème», reconnaît Niklaus La patate souffre de la chaleur et provoque une guerre de l’eau Les quelque 4000 producteurs suisses de pommes de terre font face depuis trois ans à des récoltes médiocres. La patate a besoin d’eau en été. Elle est frappée de plein fouet par des mois estivaux brûlants. La tension monte autour de l’usage de l’or bleu. Ramseyer, membre de l’Union suisse des producteurs de pommes de terre (USPPT). «Nous avons plus de pluie en hiver et moins en été. Si le niveau d’eau d’une rivière baisse, les paysans qui utilisent des eaux de surface peuvent voir cette source fermée par les autorités», résume-t-il. L’USPPT milite pour la mise en place de systèmes d’arrosage partout où cela est possible. Environ 45% des exploitations ne disposent pas d’une telle ressource. «Seule une fraction d’entre elles pourront s’équiper», précise Patrice Werra, pour des raisons liées à la déclivité du terrain et à la proximité des sources. Niklaus Ramseyer milite pour trouver de nouvelles solutions. «On pourrait, par exemple, utiliser les barrages pour conserver de l’eau en hiver afin de mieux irriguer en été», suggère-t-il. Les paysans peuvent aussi tester des espèces plus robustes, planter des variétés plus précoces. Dans tous les cas, les proUne année difficile pour les cultivateurs de pommes de terre en Suisse: la pluie est tombée en suffisance, mais pas au bon moment, puis les températures très élevées ont ralenti la croissance des tubercules et asséché les sols. Photo Keystone «L’ennemi numéro un de la patate, ce sont les extrêmes climatiques» Niklaus Ramseyer, secrétaire général de l’USPPT centre de compétence de la Confédération dans le domaine de la recherche agronomique. Autre signe distinctif? Elle nécessite de l’eau, bien plus que le blé ou le maïs doux, par exemple. Et le précieux liquide doit arriver au bon moment, c’est-à-dire en été, au moment où la pomme de terre – celle utilisée pour faire des frites et des chips – déploie ses tubercules dans la terre. Or les épisodes caniculaires se sont succédé depuis 2021. Et la patate ne pousse plus au-delà de 30 degrés. Pour ne rien arranger, la pluie est parfois tombée à contretemps, comme en été 2021, entravant la mise en terre des plants. «L’ennemi numéro un de la patate, ce sont les extrêmes climatiques», résume Niklaus RamRevue Suisse / Décembre 2023 / N°6 10 Nature et environnement

«Dans cent ans, la pomme de terre est susceptible de disparaître.» Patrice de Werra, Agroscope Une question de minutage D’habitude, les patates précoces sont plantées en février. Et celles qui sont destinées aux frites et aux chips sont mises en terre entre mars et mai. La première récolte a lieu en juin. La seconde en septembre. Les pommes de terre sont alors stockées jusqu’au printemps suivant. Il s’avère qu’en 2023, certains producteurs ont dû planter tardivement – vers début juin – du fait de sols détrempés. Le développement racinaire en a été perturbé. Juin a été sec et chaud. Or les patates n’étaient alors pas assez développées pour faire face à ces écarts climatiques. Puis, août a également été caniculaire. La récolte des patates sera mauvaise, prédit l’Union suisse des producteurs de pommes de terre. Des importations seront à nouveau nécessaires. Notons que chaque hiver, de petites pommes de terre, appréciées pour accompagner la raclette, sont importées du Sud, d’Egypte notamment. (SH) ducteurs défendent bec et ongles la culture de la patate. «Nous voulons répondre à la demande, qui est forte. Et nous sommes opposés aux importations. Le plus important, c’est que les surfaces d’exploitation de la pomme de terre ne baissent pas», martèle Niklaus Ramseyer. Qui rappelle que la Suisse possède de bonnes terres et bénéficie d’assez de pluie pour cette culture. Un pays où l’eau n’est pas comptée «On aura toujours assez d’eau en Suisse, mais pas forcément au bon endroit et pas au bon moment», réagit Bettina Schaefli, professeure d’hydrologie à l’Université de Berne. Cette situation de pénurie estivale est un fait nouveau dans un pays où il y a quelques dizaines d’années, l’arrosage des patates était rare. La scientifique prévoit que des arbitrages devront avoir lieu dans les régions, avec une priorité pour l’agriculture, puisqu’elle nous nourrit. Une juste répartition de l’eau entre agriculture, industrie et usage privé devra se fonder sur des chiffres. Or la Suisse ne compte pas son or bleu. «Les agriculteurs doivent fournir des statistiques sur tout ce qu’ils font, sauf concernant l’usage de l’eau», regrette Bettina Schaefli. Qui s’empresse de préciser que les paysans ne gaspillent pas cette ressource, dont l’usage coûte. Les barrages viendront-ils à l’aide de la pomme de terre? L’hydrologue estime qu’il s’agit de deux questions séparées, du fait de l’éloignement de ces deux activités. «Le facteur principal, c’est la pluie et la neige», dit-elle. Dans tous les cas, le futur de la patate suisse est incertain. La longueur et l’intensité des périodes caniculaires, la baisse de la pluviosité en été et Les cultivateurs de pommes de terre, comme ici à Berthoud (BE), ont de plus en plus souvent besoin d’arroser. Ce qui accroît les conflits d’usage autour de ce bien essentiel qu’est l’eau. Photo Keystone l’évaporation vont réduire les volumes d’eau disponibles pendant les périodes vitales. «Le défi concerne toute la culture maraîchère, qui a besoin d’encore plus d’eau que la patate. Quant à la pomme de terre, si le dérèglement climatique s’emballe, elle risque de devenir un produit de luxe dans 70 ans. Dans cent ans, elle est susceptible de disparaître», prévoit Patrice de Werra. Les paysans suisses se tourneront vers une agriculture moins gourmande en eau, comme la culture du maïs doux ou des lentilles. «Ils savent s’adapter, tandis que des pays comme la Russie, par exemple, gagneront des terres cultivables», conclut-il. Revue Suisse / Décembre 2023 / N°6 11

Avec le film «Foudre»: ça gronde dans la vallée 12 Images

Le premier film de la cinéaste genevoise Carmen Jacquier se déroule durant l’été 1900 dans une vallée de montagne isolée. Il a été tourné en Valais, dans la vallée de Binn. La jeune Elisabeth, 17 ans, est sur le point de prononcer ses vœux pour devenir religieuse lorsqu’elle doit revenir dans sa famille pour aider aux travaux de la ferme après le décès soudain de sa sœur aînée, Innocente. Ce qui est arrivé à Innocente demeure tabou, jusqu’à ce qu’Elisabeth tombe sur le journal intime de sa sœur. Dans un langage visuel puissant, «Foudre» parle de spiritualité religieuse et d’éveil de la sexualité au sein d’une communauté profondément catholique, dans laquelle la sensualité et le désir féminin relèvent du diable. Après sa première présentation en 2022 à Toronto, au Canada, le film a été montré dans de nombreux festivals et a déjà reçu plusieurs distinctions. La Suisse l’envoie à présent dans la course aux Oscars dans la catégorie du meilleur film international. On saura fin décembre si «Foudre» fait partie des nominés de l’Académie de Hollywood. La remise des Oscars aura lieu en mars 2024. Le dernier film suisse à avoir été sacré meilleur film international date de 1991: il s’agissait de «Voyage vers l’espoir», un drame sur la migration de Xavier Koller. Que «Foudre» parvienne ou non en finale des prestigieux Oscars, il sortira en salles aux États-Unis sous le titre de «Thunder». Un distributeur américain en a déjà acquis les droits. THEODORA PETER Bande-annonce du film: revue.link/foudre Revue Suisse / Décembre 2023 / N°6 13

et au rôle compréhensif et consolateur de la colline de Bruderholz face à la tristesse ressentie. Jusqu’à la fin du roman, cette tour reste au cœur d’un amour qui a fait naufrage depuis longtemps, et qui ne peut plus être vécu que par l’imagination et le rêve. La force du texte réside toutefois surtout dans sa puissance poétique, dans la façon dont l’autrice entrelace le paysage de Bruderholz et son histoire d’amour. Une puissance qui déploie ses effets dès l’avant-propos et qui reste palpable jusqu’aux dernières pages du livre: «Des hommes crient comme partout ailleurs, affligés par leur bonheur perdu. Mais n’y prends pas garde. J’aimerais simplement que tu suives du regard le lent déferlement ondoyant d’un champ de blé, que tu comprennes quelle beauté ce spectacle offre aux yeux fatigués, en pleurs, d’un malade. Et tu sauras que ce vaste paysage tranquille cache pour toi une patrie et une clémence dont tu as entendu parler ta vie durant sans jamais y croire.» La lecture-marathon des vingt autrices sur le lieu du décès de Lore Berger a démontré une nouvelle fois que l’unique roman de cette écrivaine morte à la fleur de l’âge a résisté au passage du temps et que son cri de détresse trouve toujours un écho, des générations plus tard. BIBLIOGRAPHIE: Lore Berger: «Der barmherzige Hügel. Eine Geschichte gegen Thomas». Complété par des fragments du journal intime de l’autrice. Reprinted by Huber n° 35, Th. Gut Verlag, Zurich 2018 / En français: «La tour sur la colline», traduit de l’allemand par Martine Besse, Zoé poche, Éditions Zoé, Genève 2007. CHARLES LINSMAYER EST SPÉCIALISTE EN LITTÉRATURE ET JOURNALISTE À ZURICH CHARLES LINSMAYER Le 13 août 2023, vingt autrices suisses alémaniques se sont donné rendez-vous sur la plate-forme supérieure de la tour du château d’eau situé sur la colline de Bruderholz, un quartier de Bâle, pour y lire à haute voix et à tour de rôle le roman d’une écrivaine qui s’est donné la mort en se jetant de cette tour avant même qu’aucune d’entre elles ne soit née. Revenons 80 ans en arrière: parmi les envois que le jury de la Guilde du livre doit examiner pour le prix du roman de 1943 se trouve un manuscrit intitulé «Der barmherzige Hügel. Eine Geschichte gegen Thomas» [«La tour sur la colline»]. Les jurés l’auraient probablement écarté en silence s’ils n’avaient eu vent du fait que derrière son expéditrice anonyme se cachait la fille d’un maître de gymnase nommée Lore Berger, qui avait déclenché un scandale en se jetant du haut de la tour de Bruderholz, le 14 août de la même année, à l’âge de 21 ans. Et bien que ce livre fasse partie des textes attristants qu’on préfère ne pas imposer aux lecteurs au beau milieu de la guerre, le jury lui attribue la cinquième place, de sorte que l’ouvrage est imprimé et paraît à l’automne 1944. Lore Berger avait étudié la littérature allemande durant trois semestres et publié une série d’histoires pour les enfants. Mais nul ne savait qu’elle avait écrit un roman en secret, au verso de procès-verbaux judiciaires, lorsqu’elle était au service de l’armée suisse au tribunal territorial 2B, entre février 1942 et juin 1943. 250 pages dans lesquelles elle relate l’échec d’une relation amoureuse, son anorexie – provoquée par cette déception sentimentale –, et la vie sociale et estudiantine bâloise des premières années de la guerre. Le ton, tantôt lyrique et poétique, tantôt ironique et «Un chagrin d’amour d’une profondeur antédiluvienne» Le seul roman de l’écrivaine bâloise Lore Berger, morte à 21 ans en 1943, suscite toujours la stupeur et l’admiration des lecteurs, et en particulier des lectrices. sarcastique, atteste d’un talent littéraire certain. Il est cependant peu probable que l’amoureux infidèle ait pu être la cause du suicide de Lore Berger. Son désir de mort est sans doute plutôt né de la morosité et de l’absence de liberté de l’époque où elle a vécu, du manque de compréhension de ses parents, d’une solitude douloureuse et de l’absence de droits dont elle souffrait en tant que femme. «On peut être amené à écrire un livre pour différentes raisons: par prétention, pauvreté ou vocation intérieure. Je renverrai, quant à moi, à une formule tirée je ne sais d’où et à laquelle je donne l’interprétation suivante: une danseuse danse, l’artiste crée et donne forme, le musicien joue ou compose: tous sont habités par une tension dont ils cherchent à se dégager. Dire, danser, créer signifient délivrance. Ton chant va vers l’autre, il en reconnaît l’existence et quelque chose se libère en toi.» (Lore Berger, «La tour sur la colline», traduit par Martine Besse. Zoé poche, Éditions Zoé, Genève.) Le fait qu’elle ait pu faire vivre tout cela à Esther, la protagoniste de son roman qui souffre d’un «chagrin d’amour d’une profondeur antédiluvienne» après le départ de son compagnon Thomas, est très clairement lié à la symbolique funeste de la tour Lore Berger (1921 – 1943) Revue Suisse / Décembre 2023 / N°6 14 Littérature

aujourd’hui encore cinq idiomes différents. Dans les années 1980, une langue écrite unifiée a été conçue, le rumantsch grischun, qui sert de langue officielle à toute la population romanchophone depuis 2001. Une société multilingue Les commissaires de l’exposition rappellent que d’autres langues ont également une histoire ancienne en Suisse. Parmi elles, le yéniche, que l’exposition propose de déchiffrer sur un panneau de bois. Un drap brodé de lettres hébraïques témoigne quant à lui du fait que jusqu’au siècle dernier, un dialecte yiddish occidental était parlé dans les communes de la vallée de la Surb, en Argovie. «La Suisse, pays de langues» présente par ailleurs la diversité linguistique de la société actuelle, au-delà des quatre langues nationales officielles. Plus de 20 % de la population indique avoir pour première langue une langue non nationale. Et deux tiers des habitants de la Suisse maîtrisent plus d’une langue. L’exposition donne la parole à neuf personnes qui ont un rapport particulier avec le multilinguisme, notamment l’écrivain irakien Usama Al Shahmani: «Écrire en allemand est pour moi une façon d’exprimer que je suis arrivé à destination.» Tous les portraits vidéo peuvent être consultés sur le site web de l’exposition, avec des sous-titres en cinq langues. 15 THEODORA PETER Allemand, français, italien, romanche ou anglais: les visiteurs choisissent dès le début la langue de l’audioguide qui les accompagnera à travers l’exposition. Les voix dans les écouteurs invitent tout d’abord à se plonger dans le décor sonore d’une gare virtuelle. Au fur et à mesure des déplacements dans le hall d’entrée, on entend des bribes de phrases et de conversations dans différentes langues et dialectes. La pression de la normalisation L’exposition du Musée national suisse illustre, à l’aide d’objets et de documents sonores, comment les régions linguistiques se sont développées au cours des siècles. En Suisse romande, les patois régionaux ont été largement supplantés par le français à la fin du XVIIe siècle. L’influence de la La parole est d’or: le patrimoine linguistique suisse au musée Le multilinguisme fait partie de l’identité de la Suisse. Au Musée national de Zurich, l’exposition «La Suisse, pays de langues» jette un regard culturel et historique sur le développement des quatre régions linguistiques du pays et permet de s’immerger dans leurs univers sonores à l’aide de dispositifs acoustiques. Comme cette brique de lait datant des années 1970, la plupart des emballages alimentaires sont aujourd’hui encore rédigés en plusieurs langues. Au sein de l’UE, cela n’est plus obligatoire depuis 2021. Photo: Museum für Gestaltung Zürich, collection de design, ZHdK La caricature parue dans le «Nebelspalter» en 1917 montre une Suisse coupée en deux par la barrière linguistique. Le multilinguisme était perçu comme un facteur de division. Illustration «Nebelspalter» La Suisse, pays de langues. Musée national suisse, Zurich. Jusqu’au 14 janvier 2024. www.landesmuseum.ch/ pays-de-langues politique linguistique centralisée de la France s’est donc fait sentir au-delà de ses frontières: un livre de grammaire genevois de 1790 témoigne de la manière dont on a éliminé de la langue française les expressions et les termes locaux. De l’autre côté de la Sarine aussi, la Réforme et l’imprimerie ont favorisé la diffusion d’une langue écrite normée. La stigmatisation des dialectes y a cependant été moins forte. Au XIXe siècle, on a même assisté à une revalorisation des dialectes alémaniques, et le premier dictionnaire dialectal a vu le jour en Suisse alémanique en 1881. Dans la Suisse italienne du XVe siècle, les notaires tessinois ont commencé à rédiger leurs textes non plus en latin, mais dans une langue mixte issue d’un dialecte lombard local. L’italien toscan de Dante s’est finalement imposé dans la langue écrite et administrative, avant de conquérir aussi la langue parlée à travers les écoles. Le romanche, dont le bassin de locuteurs s’étendait autrefois jusqu’au lac de Constance, a été très tôt refoulé par la langue allemande. Dans les vallées grisonnes, la population utilise Revue Suisse / Décembre 2023 / N°6 Culture

SUSANNE WENGER Un quartier résidentiel de Bâle, par une très chaude journée d’automne. L’activiste du climat qui nous reçoit aimablement chez elle arbore une chevelure grise et se bat pour l’environnement depuis 50 ans: Rosmarie Wydler-Wälti est une éducatrice d’enfants et conseillère aux parents à la retraite, huit fois grand-mère. Elle et ses camarades de combat ont intenté une action en justice contre la Suisse, estimant que l’action de celle-ci contre le réchauffement climatique est insuffisante. Ce qui viole leurs droits, affirment-elles, donnant ainsi une nouvelle tournure au débat sur le climat. Du séjour de la maison mitoyenne que la Bâloise habite avec son mari, on voit un petit jardin. Des livres sur la crise climatique s’empilent sur un canapé. L’un d’eux est intitulé «How Women Can Save the Planet». «Cette maison est mon seul péché climatique», avoue-t-elle d’entrée. Elle est équipée de panneaux solaires, mais elle est trop grande pour deux. Rosmarie Wydler-Wälti essaie depuis toujours de mener un mode de vie durable. Elle n’achète que ce dont elle a besoin, ne prend plus l’avion depuis longtemps et conserve «chaque bout de ficelle et petit sachet». Recycler plutôt que jeter: ce principe lui a été inculqué par ses parents. Un devoir de protection de l’État? Jeune mère déjà, elle participait au mouvement écologiste et féministe. Et elle a été marquée par l’année «traumatisante» de 1986, avec la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et l’incendie d’un hangar de produits chimiques près de Bâle. «Les enfants ne pouvaient plus sortir, car on ne savait pas si l’air était empoisonné», se souvient-elle. Rosmarie Wydler-Wälti n’est membre d’aucun parti et n’a jamais rempli de mandat politique. Mais lorsque l’association «Aînées pour la protection du climat» a été fondée en 2016 sur une idée de l’organisation environnementale Greenpeace, elle a tout de suite été prête à en prendre la coprésidence. Elle partage cette fonction avec la Genevoise Anne Mahrer, 75 ans, ancienne conseillère nationale des Verts. Aujourd’hui, l’association compte près de 2500 membres, toutes des femmes de âgées de 64 à plus de 90 ans. Toutes unies par la conviction que la Suisse devrait en faire plus pour réduire les gaz à effet de serre «La protection du climat est insuffisante»: des retraitées attaquent la Suisse en justice Par une action en justice auprès de la Cour européenne des droits de l’homme, l’association «Aînées pour la protection du climat» veut contraindre la Suisse à agir davantage contre le réchauffement climatique. Visite à sa coprésidente, Rosmarie Wydler-Wälti, une rebelle de 73 ans. et atteindre les objectifs de l’Accord de Paris sur le climat. Les Aînées s’appuient sur la Constitution et la Convention européenne des droits de l’homme. L’État a un devoir préventif de protection, avancent-elles, il doit protéger le droit à la vie. Les vagues de chaleur dues au réchauffement climatique, plus fréquentes et plus intenses, représentent une menace, soulignentelles. Elles entraînent davantage de maladies et une mortalité accrue chez les seniors, en particulier les femmes. Vagues de chaleur mortelles Les statistiques démontrent en effet que les plus vulnérables faces à la Les «Aînées pour la protection du climat» Rosmarie Wydler-Wälti (à g.) et Anne Mahrer durant une audience publique devant la Grande Chambre de la CEDH en mars de cette année. Photo Keystone Revue Suisse / Décembre 2023 / N°6 16 Portrait

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