Revue Suisse 3/2024

MAI 2024 La revue des Suisses·ses de l’étranger Dayana Pfammatter, première yodleuse à avoir étudié son art à l’université L’îlot de prospérité suisse a son revers: le coût élevé de la vie accable nombre de ménages Le football en Suisse: champion de l’intégration, lambin dans la promotion des femmes

Profitez d’une version bien lisible de la «Revue Suisse», même en mode hors ligne, sur votre tablette ou smartphone. L’application pour ce faire est gratuite et sans publicité. Vous la trouverez en recherchant «Swiss Review» dans votre magasin d’applications. Lisez sur la plage. REVUE SUISSE  MAI 2024 La revue des Suisses·ses de l’étranger Dayana Pfammatter est la première yodleuse à avoir étudié son art à l’Université L’îlot de prospérité suisse a un revers: le coût élevé de la vie accable nombre de ménages Le football en Suisse: champion de l’intégration, lambin dans la promotion des femmes Nos partenaires: Rejoignez-nous ! Programme Intervenants Inscription 100e Congrès des Suisses de l’étranger du 11 au 13 juillet 2024 à Lucerne Photo: Son Tung Tran, pexels.com Les services consulaires partout, facilement accessibles depuis vos appareils mobiles Barcelona www.dfae.admin.ch E-Paper Jahresabo für nur CHF 99.– statt CHF 149.– Ihre Abo-Vorteile: •Jeden Donnerstag als E-Paper • Zugriff aufs Online-Archiv QR-Code scannen für mehr Infos und Abo-Bestellung. Jede Woche abwechslungsreiche Unterhaltung mit neuen Ideen für Freizeit, Ferien und Ihr Zuhause, mit spannenden Reportagen, interessanten Menschen und Wissenswertem aus der Tier- und Pflanzenwelt.

De plus en plus de familles suisses s’inquiètent de ne pas parvenir à joindre les deux bouts. Aussi simple qu’elle paraisse, cette phrase a de quoi interpeller. Après tout, nous parlons là de familles qui vivent en Suisse, c’est-à-dire dans l’un des pays les plus riches du monde. Avonsnous donc affaire à des jérémiades de nantis? Les personnes inquiètes ont-elles perdu de vue ce que la détresse matérielle signifie ailleurs, hors de l’îlot de prospérité qu’est la Suisse? Mais ces questions rhétoriques n’ont pas leur place ici, car nier les inquiétudes des inquiets ne leur rend pas leur sérénité. Il faut donc le répéter: malgré des salaires d’un niveau impressionnant et un bon taux d’emploi, de plus en plus de familles, y compris dans la classe moyenne, se demandent comment parvenir à joindre les deux bouts. Comment en est-on arrivé là? On pourrait interpréter superficiellement le phénomène en disant que la Suisse est habituée à des standards très élevés dans de nombreux domaines. Par conséquent, les prix de nombreux biens et services atteignent eux aussi des niveaux impressionnants. Mais surtout, les Suisses n’ont souvent pas d’autre choix que de mettre la main au porte-monnaie. Les locataires en particulier le constatent: même si, face aux loyers astronomiques qui règnent en Suisse, ils veulent faire des économies en optant pour un appartement plus modeste, leur bonne volonté ne leur sert à rien. Car d’appartements modestes, en Suisse, on n’en construit même pas. Il en va de même concernant la santé: les soins médicaux sont excellents, mais les Suisses les paient par des primes de caisse-maladie extrêmement onéreuses. Le loyer et l’assurance-maladie constituent les deux plus grands postes de dépenses des familles. Dans notre dossier «En profondeur» (p. 4 et suivantes), vous découvrirez toutes les causes des angoisses matérielles qui se répandent actuellement, y compris dans la classe moyenne. Après ce sujet préoccupant, place à une note plus légère et apaisante avec Dayana Pfammatter. La yodleuse dont le portrait orne notre couverture est considérée comme une pionnière de la musique folklorique en Suisse. Elle est la première à avoir achevé un cursus de master avec pour branche principale le yodel à l’Université HSLU à Lucerne (p. 10). Et cette toute première yodleuse diplômée du pays détrompe ceux qui craignent que le folklore ne s’académise: le nouveau savoir de Dayana Pfammatter n’a rien changé à son amour des traditions et du terroir. MARC LETTAU, RÉDACTEUR EN CHEF 4 En profondeur La Suisse est prospère, mais le coût de la vie accable nombre de ménages 8 Sélection / Nouvelles La situation financière de l’armée est surtout riche en points d’interrogation 10 Culture Diplômée en yodel, Dayana Pfammatter reste fidèle à la tradition 12 Société La guerre de Gaza fait ressurgir l’antisémitisme en Suisse 14 Sport Le football suisse: un moteur d’intégration? 18 Politique Le oui du peuple à l’extension de l’AVS est un verdict historique Actualités de votre région 22 Images «Riens»: une exposition qui parle du néant, mais révèle beaucoup de choses 24 Nouvelles du Palais fédéral La Suisse a pour objectif de proposer toujours plus de services numériques 27 Infos de SwissCommunity La BFH propose un outil d’e-voting à la «Cinquième Suisse» Deux nouveaux timbres-poste sont consacrés à la «Cinquième Suisse» 31 Débat Inquiétudes sur l’îlot de prospérité Photo de couverture: la yodleuse Dayana Pfammatter. Photo Alain Amherd La «Revue Suisse», magazine d’information de la «Cinquième Suisse», est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger. Revue Suisse / Mai 2024 / N°3 3 Éditorial Table des matières

4 Schwerpunkt THEODORA PETER Une existence dénuée de tout souci financier. C’est ainsi qu’on se figure souvent la vie en Suisse, pays riche s’il en est, le niveau de vie helvétique faisant partie des plus hauts d’Europe. Seuls le Luxembourg et la Norvège affichent un revenu disponible plus élevé encore. Cependant, ce cliché de prospérité n’est vrai que pour 20 % des ménages, ceux qui possèdent un revenu mensuel brut de plus de 8508 francs pour une personne seule ou de plus de 17 867 francs pour une famille de quatre. Tous les autres ménages doivent se débrouiller avec moins, les 20 % aux revenus les plus faibles devant même se contenter de moins de 3970 francs pour une personne seule et de moins de 8338 francs pour un couple avec deux enfants de moins de 14 ans. Les chiffres les plus récents de l’Office féPeurs existentielles croissantes dans un pays riche La Suisse est considérée comme un îlot de prospérité. Toutefois, dans ce pays qui est l’un des plus riches au monde, la vie est plus chère que jamais. Le niveau élevé des coûts, surtout ceux de la santé et du logement, pèse de plus en plus aussi sur la classe moyenne. d’une famille issue de la classe moyenne? L’exemple fictif de la famille Meier (cf. encadré, p. 6) nous le révèle. Les familles peinent à joindre les deux bouts Les familles avec des enfants, en particulier, sont soumises à une pression financière croissante. C’est ce que montre le Baromètre des familles 2024 de Pro Familia Suisse: lors du dernier sondage, 52 % des personnes interrogées ont indiqué que leur revenu leur suffisait à peine pour vivre ou était insuffisant. Un an auparavant, elles étaient 47 %. La plupart ne songent même pas à mettre de l’argent de côté pour les périodes difficiles ou pour la prévoyance vieillesse facultative du 3e pilier: deux tiers des sondés déclarent ne pas pouvoir épargner d’argent, ou au maximum 500 francs déral de la statistique se réfèrent à l’année 2021. Le revenu brut d’un ménage comprend toutes ses rentrées d’argent: salaires, pensions et autres apports financiers. Près de 60 % de la population vivant en Suisse possède donc un revenu moyen. Mais même dans la classe moyenne, il existe des différences énormes entre les ménages. Selon les statistiques, tous ceux qui atteignent entre 70 et 150 % de ce qu’on appelle le «revenu brut équivalent médian» font partie de la classe moyenne. Exprimé en francs, cela signifie qu’un célibataire qui gagne 8500 francs par mois et une retraitée dont le budget atteint tout juste 4000 francs font tous deux partie du groupe à revenus moyens. Pour une famille de quatre personnes, cette fourchette se situe entre 8338 et 17 867 francs. Quels sont les postes de dépenses Revue Suisse / Mai 2024 / N°3 4 En profondeur

5 par mois. Pour quatre familles sur dix, le coût élevé de la vie est même une raison de renoncer à avoir d’autres enfants. Près de la moitié des personnes interrogées envisage une augmentation du taux de travail de l’un des parents ou des deux. Mais cela ne vaut la peine que si les enfants n’ont pas besoin d’une garde extérieure. Car les frais de garde de jour, élevés en comparaison internationale, engloutissent parfois immédiatement le gain supplémentaire réalisé. L’explosion des primes des caissesmaladie, la hausse des loyers et des tarifs de l’énergie et l’augmentation globale du coût de la vie pèsent sur le budget de toute la population. Le Surveillant fédéral des prix, Stefan Meierhans, note lui aussi le mécontentement qui monte dans le pays: au cours des deux dernières années, son service a enregistré un nombre record de demandes de citoyens inquiets. En 2023, il a reçu 2775 requêtes, dont certaines émanant de personnes qui ne savent plus comment payer leurs factures. «La peur d’une précarisation générale a pris de l’ampleur», a observé Stefan Meierhans lors de sa conférence de presse annuelle au printemps. La hausse des prix, une nouvelle réalité Le Surveillant des prix a pour mission de protéger la population contre des prix excessifs, surtout dans les branches où ne règne aucune concurrence. L’an dernier, il est par exemple intervenu dans les tarifs des transports publics (TP), parvenant à faire en sorte que les titulaires d’un abonnement général (AG) de 2e classe déboursent moins que ce que demandait la branche des TP. À l’avenir, au lieu de la somme rondelette de 4080 francs, l’AG ne coûtera «que» 3995 francs, soit 135 francs de plus qu’aujourd’hui. Dans l’ensemble, les prix des TP augmenteront tout de même d’environ 4 %. Et même «Monsieur Prix» ne peut rien faire contre les hausses de prix justifiables, par exemple lorsque le coût de l’électriLe Surveillant des prix constate lui aussi que la population souffre. De plus en plus de citoyens inquiets s’adressent à lui. Cartoon: Max Spring Revue Suisse / Mai 2024 / N°3

cité augmente ou que des investissements sont nécessaires: «Nous devons nous habituer à la nouvelle réalité de la hausse des prix.» Cette année, Stefan Meierhans entend veiller à ce que l’augmentation de la taxe sur la valeur ajoutée ne soit pas répercutée de manière excessive sur les consommateurs. Pour ce faire, il organisera en milieu d’année un Sommet sur le pouvoir d’achat, auquel participeront aussi des acteurs de l’économie. En ce qui concerne les coûts de la santé, le plus grand sujet de préoccupation des Suisses, le Surveillant des prix estime que des baisses de prix seva plus souvent chez le médecin. Par conséquent, les primes des caisses-maladie ont plus que doublé ces 20 dernières années. Une famille de quatre personnes débourse aujourd’hui jusqu’à 1250 francs par mois pour l’assurance de base. L’assurance-maladie est également un sujet récurrent en politique. Les différents acteurs n’ont jusqu’ici pas réussi à se mettre d’accord sur des réformes pour faire baisser les coûts de la santé. Le Parlement place ses espoirs dans un nouveau modèle de financement qui crée davantage d’incitations pour les traitements ambulatoires sans hospitalisation coûraient possibles notamment pour les médicaments ou les tarifs des hôpitaux et des laboratoires. Néanmoins, les dépenses liées au secteur de la santé augmentent chaque année d’environ 3 %. Cela est dû au fait que la population vieillit et que tout le monde La cherté des coûts de la santé est le plus grand sujet de préoccupation des Suisses. Depuis 20 ans, les primes des caisses-maladie ont plus que doublé. Plongée dans le budget d’une famille de la classe moyenne La famille Meier compte quatre personnes et vit dans une grande ville suisse. Les deux parents travaillent à temps partiel et réalisent ensemble un revenu net de 9000 francs par mois. Le plus grand poste du budget du ménage est le logement: pour la location de leur appartement de quatre pièces, les Meier déboursent chaque mois 2200 francs, charges comprises. À cela s’ajoute la facture d’électricité et de gaz, qui s’élève à 150 francs. Les primes d’assurance-maladie et d’autres assurances se montent à 1300 francs. Pour les impôts, les Meier doivent mettre de côté environ 1000 francs par mois. Les achats alimentaires et ménagers coûtent 1200 francs. La facture pour la connexion Internet, les téléphones mobiles et les taxes TV et radio s’élève à 250 francs. La famille Meier réserve environ 1000 francs par mois en moyenne pour les vêtements et chaussures, le coiffeur et les loisirs. Cette somme ne comprend pas les cours de musique de la fille (10 ans) et du fils (8 ans), qui reviennent à 250 francs par mois. Les parents travaillent à 80 et 60 %. Trois jours par semaine, l’un d’entre eux s’occupe à tour de rôle des tâches familiales et prépare à dîner aux enfants. Deux fois par semaine, ceux-ci fréquentent l’école à horaire continu, ce qui coûte 800 francs. Par le passé, quand les enfants n’allaient pas encore à l’école, les parents payaient plus du double pour leur garde dans une crèche. Les Meier n’ont pas de voiture. Les abonnements de transports publics, la location occasionnelle de véhicules en autopartage et les coûts liés à leurs vélos leur reviennent à 750 francs par mois. La famille met de côté 600 francs pour des provisions et des imprévus. Il s’agit essentiellement de dépenses non couvertes par l’assurance de base de la caisse-maladie: outre la franchise et la quote-part, les rendez-vous chez l’opticien ou la dentiste peuvent rapidement coûter cher. Un appareil dentaire pour les enfants coûte plusieurs milliers de francs. Cumulés, tous ces postes budgétaires engendrent des dépenses potentielles de 8500 francs par mois. Il reste donc à cette famille de la classe moyenne 500 francs pour les vacances et l’épargne vieillesse. Les familles aux revenus inférieurs ne disposent souvent pas de cette marge de manœuvre financière. (TP) Cartoon: Max Spring Revue Suisse / Mai 2024 / N°3 6 En profondeur

teuse. Parallèlement, les partis politiques propagent leurs propres recettes: le 9 juin, deux initiatives populaires seront soumises aux votations. Tandis que le parti du Centre souhaite mettre en place un frein aux coûts, le PS exige davantage de moyens publics pour les réductions de primes (pour en savoir plus à ce sujet, voir p. 7). Les logements abordables sont rares Le logement est un autre poste important du budget des ménages. Contrairement à ce qu’il se passe dans de nombreux pays, seule une minorité de personnes peuvent s’offrir un bien immobilier en Suisse: 58 % de la population vit en location. Or, sur un marché du logement asséché, il est de plus en plus difficile de trouver un logement abordable. Ces 15 dernières années, les prix moyens de l’offre ont augmenté de 20 %. Dans les grandes villes telles que Zurich et Genève, les petites annonces qui proposent des logements coûtant plus de 3000 francs par mois sont désormais monnaie courante. L’Association des locataires estime que cela est dû à la «soif de profits» de la branche immobilière. Jusqu’ici, les revendications de la gauche pour un contrôle des loyers par l’État ont échoué. Récemment, le Conseil fédéral s’est du moins montré prêt à examiner les règles de fixation des loyers. Les frais d’alimentation sont moins ruineux. En 2021, le ménage suisse moyen a dépensé 6,8 % de ses revenus en nourriture. Dans de nombreux pays européens, cette dépense s’élève à près du double, atteignant même plus de 28 % en Roumanie. Néanmoins, en Suisse aussi, la population remarque que le prix des courses hebdomadaires au supermarché, d’une tasse de café au restaurant ou des timbres à la poste a augmenté. La hausse des prix est de plus en plus perceptible au quotidien et pèse sur le moral de la population. Ainsi, la certitude d’une prospérité prétendument stable en Suisse s’effrite aussi. Deux initiatives populaires contre la cherté des coûts de la santé Le 9 juin, le peuple suisse se prononcera sur deux initiatives populaires qui s’attaquent, de manière différente, au problème de la cherté des coûts de la santé: l’initiative d’allégement des primes du PS et l’initiative pour un frein aux coûts du Centre. 1. Plus de subsides de l’État pour les réductions de primes L’initiative du PS, «Maximum 10 % du revenu pour les primes d’assurance-maladie», exige un plafonnement des primes de sorte que les assurés ne doivent pas consacrer plus de 10 % de leur revenu disponible à leur assurance-maladie, le reste devant être financé par l’État. Le système de réduction des primes existe déjà dans les cantons, mais il est appliqué de façon très diverse, et jugé insuffisant par les initiants. Ceux-ci exigent que la classe moyenne profite elle aussi des réductions de primes, et pas seulement les personnes à bas revenus. Une famille de quatre personnes pourrait ainsi économiser plusieurs centaines de francs par mois. Pour les partis bourgeois, cette revendication va trop loin. Ils avancent qu’une telle «politique du sparadrap» ne ferait que combattre les symptômes, et non les causes. Mais l’argument majeur des opposants est le coût qu’aurait une telle mesure: près de 4,2 milliards de francs par an. Néanmoins, le Parlement a décidé que les cantons devraient consacrer davantage d’argent aux réductions de primes, bien moins cependant que ce que les initiants demandent. Ce contre-projet indirect sera mis en œuvre si l’initiative est rejetée. Liens vers les deux initiatives: primes-abordables.ch le-centre.ch/initiative-pour-un-frein-aux-couts 2. Économies forcées par un frein aux coûts Le parti du Centre propose une autre recette avec l’initiative «Pour des primes plus basses. Frein aux coûts dans le système de santé», qui exige que la Confédération et les cantons interviennent lorsque les coûts de la santé augmentent plus que les salaires. Le Centre espère ainsi accroître la pression pour faire baisser les coûts de l’assurance-maladie obligatoire. Les initiants voient par exemple un potentiel d’économies dans le prix des médicaments, toujours élevé en comparaison internationale. Selon eux, il devrait aussi y avoir plus d’incitations pour les traitements ambulatoires, moins onéreux que les hospitalisations. Les adversaires de l’initiative, et notamment les associations de médecins, mettent en garde contre les «effets secondaires nocifs» d’un tel frein aux coûts, affirmant que celui-ci pourrait déboucher, dans le pire des cas, sur de longues listes d’attente et une «médecine à deux vitesses». Le Conseil fédéral et le Parlement rejettent eux aussi ce projet, trop rigide à leurs yeux, mais ont élaboré un contre-projet indirect, qui prévoit que le gouvernement fixe des objectifs de coûts et de qualité tous les quatre ans, en tenant compte de facteurs comme le vieillissement de la population et les progrès techniques de la médecine. Cela permettrait également de déterminer en toute transparence quels coûts sont justifiés médicalement. Cartoon: Max Spring Revue Suisse / Mai 2024 / N°3 7

Pour la CEDH, la Suisse viole les droits de l’homme par sa politique climatique Le 9 avril 2024, la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) à Strasbourg a rendu un arrêt qui pourrait avoir valeur de signal bien au-delà de la Suisse en matière de protection du climat: la Cour a estimé que la politique climatique du gouvernement suisse violait les droits de l’homme. L’action en justice a été intentée par un groupe de retraitées suisses (voir l’article de la «Revue Suisse» à ce sujet dans l’édition 6/2023), convaincues que l’État a un devoir préventif de protection et doit ainsi protéger le droit à la vie. Ce qu’il ne fait pas, ont-elles argué, avec sa politique climatique trop laxiste. La CEDH s’est rangée à leur avis. En ne mettant pas en œuvre les objectifs de réduction des émissions de CO2 qu’elle s’est fixés, la Suisse en fait trop peu contre le danger existentiel qui découle du changement climatique. Ce verdict pourrait contraindre la Suisse à agir de manière plus énergique et plus rapide contre les émissions de gaz à effet de serre. (MUL) La Suisse et l’UE négocient un nouvel accord Le 18 mars 2024, la Suisse et l’Union européenne (UE) ont repris les négociations relatives à un accord visant à régir leurs relations mutuelles. Ces pourparlers succèdent à une période d’incertitude prolongée: il y a trois ans, le Conseil fédéral avait rompu unilatéralement les négociations alors en cours sur un nouvel accord-cadre avec l’UE. Cet échec avait été suivi de longues discussions exploratoires dont les résultats forment à présent le socle des négociations effectives, qui devraient aboutir cette année encore. Le processus pourrait s’avérer ardu pour la Suisse. À l’aube des négociations, la présidente de la Confédération, Viola Amherd, a souligné que des solutions devaient encore être trouvées dans de nombreux domaines. Pour la Suisse, des relations bien réglées avec l’UE voisine sont d’une grande importance, non seulement pour la libre circulation des personnes et le trafic des marchandises, mais aussi pour la science et la recherche. (MUL) Au parc naturel du Gantrisch, la nuit récompensée En mars, le parc naturel du Gantrisch, qui s’étend sur une partie des Préalpes bernoises et fribourgeoises, s’est vu décerner le label «Dark Sky Park» par Dark Sky International. Il s’agit de la première et seule région de Suisse possédant une obscurité nocturne attestée. La zone protégée englobe près de 100 km². Pour Nicole Dahinden, cheffe du projet, ce label montre bien «la valeur de l’obscurité nocturne». Désormais certifiée, la région est aussi un lieu de passage important pour les oiseaux migrateurs. La préservation de l’obscurité contribue directement à leur protection, comme à celle des batraciens, des insectes et de toutes les espèces nocturnes en général. La «Revue Suisse» avait déjà présenté le projet en 2019: revue.link/nuit (MUL) Onur Boyman Des mois après une infection au coronavirus, certains souffrent encore de séquelles: fatigue extrême, dyspnée, problèmes de mémoire. L’Office fédéral de la santé publique appelle cela l’«affection postCovid-19», d’autres parlent de Covid long. Pourquoi une partie des personnes infectées ne se remettent-elles pas? C’est un mystère pour la médecine. La maladie comporte des symptômes divers, est difficile à diagnostiquer et à guérir. Ce qui est sûr, c’est que les personnes qui en souffrent manquent souvent longtemps le travail; l’assurance-invalidité suisse ayant recensé plus de 5000 cas à ce jour. «Pour les personnes concernées, c’est dramatique», souligne Onur Boyman, professeur en immunologie clinique à l’Université de Zurich. Le fait que leurs symptômes soient souvent considérés comme d’ordre psychique est un fardeau supplémentaire. L’équipe du professeur Boyman s’est récemment distinguée dans le monde entier en faisant une découverte sur le mécanisme de la maladie dans le cadre d’une étude parue dans le magazine «Science»: c’est une partie du système immunitaire humain, le «système du complément», qui est coresponsable du Covid long. «Chez les patients concernés, il ne revient plus à l’état de repos», explique l’immunologue. Ce système dysfonctionnel entraîne des dommages dont les chercheurs ont pu trouver des indices dans le sang. Cela signifie que le Covid long pourrait un jour être diagnostiqué au moyen d’un test sanguin. Selon Onur Boyman, cela pourrait aussi ouvrir la voie à de nouvelles thérapies ciblées. Mais il faudra encore du temps pour cela et davantage de recherches. Les scientifiques zurichois ont néanmoins déjà réussi à alléger la stigmatisation qui pèse sur les malades. SUSANNE WENGER Revue Suisse / Mai 2024 / N°3 8 Sélection Nouvelles

9 CHRISTOF FORSTER Tout a commencé par un communiqué émanant de la direction de l’armée: du fait de la situation financière tendue, l’armée renonce à différents événements, dont un grand show aérien à Emmen. Cette annonce choc n’a pas manqué de faire mouche. Dès cet instant, le commandant de corps Thomas Süssli s’est employé à livrer des explications aux politiciens et aux médias effarouchés. Pendant des jours, on s’est creusé la tête pour savoir ce que le département de la défense et l’armée entendaient par l’expression «manque de liquidités». La conseillère fédérale responsable, Viola Amherd, a longtemps gardé le silence avant d’intervenir. Depuis, les choses se sont tassées, mais il reste au moins un constat: dans le domaine de la communication, la direction de l’armée n’a pas encore atteint son plein potentiel. Ce n’est pas par hasard si Thomas Süssli a annulé un show aérien et d’autres événements publics. Ceux-ci n’auraient certes coûté que des cacahuètes par rapport aux nouveaux avions de combat, mais ils sont appréciés par la population. Le chef de l’armée a ainsi reçu l’attention qu’il souhaitait. Il a justifié cette annulation notamment par la «situation en matière de liquidités». Mais qu’entendait-il par là? Les caisses de l’armée seraient-elles bientôt vides? Un trou d’un milliard? Hasard ou pas: quelques jours plus tard, la radio SRF faisait état d’un document interne de l’état-major de l’armée, selon lequel il manquerait plus d’un milliard de francs à l’armée en 2024 et 2025 pour régler les factures des nouveaux biens d’armement déjà commandés. Dans le document cité par SRF, il est explicitement question d’un «manque de liquidités». Un manque dont l’armée est partiellement responsable, puisqu’elle s’est écartée de son propre plan de financement. Les planificateurs de l’armée savaient déjà, il y a plusieurs années, que l’acquisition de nouveaux avions de combat et le renforcement de la défense aérienne seraient un exploit dans le cadre financier existant. Raison pour laquelle il fut décidé que l’armée ne commanderait pas d’armements, ou seulement en petit nombre, pendant plusieurs années, de manière à libérer des fonds. Or, l’armée n’a pas suivi ce plan: dès 2020, elle a demandé au Conseil fédéral et au Parlement de valider des achats d’armes plus importants que prévu. Depuis lors, la Grande Muette a vécu au-dessus de ses moyens. En 2022, une solution inattendue s’est esquissée pour résoudre les problèmes financiers de l’armée. Après l’invasion russe en Ukraine, le Parlement a rapidement voulu accroître les dépenses liées à la défense. L’objectif était de porter le budget militaire à 1 % du PIB jusqu’en 2030 en faisant passer les dépenses de 5,3 à 9,5 milliards de francs. Le département des finances a tiré la sonnette d’alarme, en vain. S’appuyant sur les décisions du Parlement, l’armée a commencé à planifier ses achats d’armement. La pédale de frein Cependant, un an plus tard, au vu la situation des caisses fédérales, l’ensemble du Conseil fédéral appuyait déjà sur la pédale de frein: il exigeait que le budget militaire atteigne 1 % du PIB non pas jusqu’en 2030, mais jusqu’en 2035. Le Parlement acceptait cette hausse ralentie. Ce report de cinq ans, s’il n’a l’air de rien sur le papier, a cependant des conséquences de taille: l’armée dispose désormais de nettement moins de moyens pour acheter des armements jusqu’en 2035 (environ 5,3 milliards de francs). Et se retrouve ainsi incapable de payer ses commandes. C’est là-dessus que la direction de l’armée a souhaité attirer l’attention. Une terminologie déroutante En raison d’une communication malhabile et d’une terminologie déroutante («manque de liquidités»), le grand public a toutefois eu l’impression que l’armée serait bientôt à court d’argent liquide. Ce n’est pas le cas, a assuré quelques semaines plus tard Viola Amherd dans une interview accordée à la «Neue Zürcher Zeitung». Motif de la méprise: la compréhension interne de «manque de liquidités» et l’usage que l’on fait généralement de cette expression ne correspondent pas. Pour l’armée, elle ne signifie pas qu’on n’est plus capable de payer ses factures. À court terme, les responsables financiers de l’armée résoudront le problème en reportant régulièrement des projets, et donc des paiements. Ce qui ne dissipe pas le malaise de fond: les souhaits de l’armée et ses moyens financiers ne sont pas en adéquation. Calculer et communiquer avec l’armée suisse Oui ou non, l’armée a-t-elle assez d’argent? C’est la question sur laquelle la Suisse s’est creusé la tête durant les premières semaines de cette nouvelle année. «Lost in translation»? Urs Loher, chef de l’armement, Thomas Süssli, chef de l’armée, et Viola Amherd, présidente de la Confédération et ministre de l’armée, s’expliquent à Berne. Photo: Keystone Revue Suisse / Mai 2024 / N°3 Nouvelles

SUSANNE WENGER Dayana Pfammatter Gurten vient du village de montagne de Mund, au-dessus de Brigue, et elle incarne un nouveau chapitre de la musique folklorique suisse. Âgée de 31 ans, elle est depuis peu titulaire d’un master en musique, avec pour branche principale le yodel. Elle est la première à avoir achevé le cursus lancé en 2018 par la Haute école de Lucerne. «Nombreux sont ceux qui pensent que j’y yodlais toute la journée», dit-elle. Or, la matière des cours qu’elle a suivis pendant cinq ans et demi dans cette école spécialisée de Suisse centrale est très vaste: elle couvre le travail de la voix et du corps, mais aussi la rythmique, la théorie et l’histoire de la musique. La yodleuse a joué dans un groupe folklorique avec d’autres étudiants en musique ayant différentes orientations et a appris la composition et l’arrangement. «Ainsi, j’ai pu engranger un tas de connaissances», note-t-elle. Pour ce qui est du yodel, Dayana Pfammatter s’y est frottée dès l’enfance, car on yodlait au sein de sa famille. Elle a aussi appris très tôt à jouer du schwyzerörgeli, cet accordéon typique de la musique folklorique suisse. La première yodleuse diplômée veut transmettre la tradition La Valaisanne Dayana Pfammatter Gurten est la première yodleuse ayant obtenu un master dans son art en Suisse. Selon elle, l’enseignement du yodel dans une haute école ne l’académise pas pour autant – contrairement à ce que certains craignaient. Ce qui importe à la chanteuse, c’est de transmettre la tradition. Après l’école, la Valaisanne a fait un apprentissage d’assistante en pharmacie, mais elle est toujours restée fidèle au yodel. Vivre du yodel Elle a suivi des formations de l’Association fédérale de yodel (AFY) et a repris, à seulement 23 ans, les rênes du club de yodel Safran, dans son village de Mund. C’est lors d’une formation continue qu’elle a appris l’existence du nouveau cursus de la Haute école de Lucerne, permettant de choisir le yodel comme branche princiReliée à la tradition dans le yodel, reliée à la nature dans ses loisirs: Dayana Pfammatter avec l’un de ses moutons au nez noir. Photo Alain Amherd Revue Suisse / Mai 2024 / N°3 10 Culture

Le boom des cours de yodel en Suisse Dayana Pfammatter a une prédilection pour le yodel naturel, la forme la plus ancienne de cet art: des vocalises pures, sans paroles. «Le yodel naturel résonne dans mon âme», ditelle. Il la touche profondément et lui donne souvent des frissons. Elle n’est pas la seule à éprouver cela. Tandis qu’après la Seconde Guerre mondiale, en Suisse, les populations progressistes et urbaines ont longtemps considéré le yodel comme un art trop patriotique et poussiéreux, il jouit à nouveau d’une immense popularité depuis quelques années. Les cours de yodel sont pris d’assaut, y compris dans les villes. Dayana Pfammatter ne s’en étonne guère: «À notre époque stressée et agitée, nombreux sont ceux qui aspirent à retrouver leurs racines et à se retrouver eux-mêmes.» Certains méditent ou font du yoga, d’autres yodlent, dit-elle: «Le yodel est quelque chose de très naturel, d’archaïque. Il aide les gens à s’ancrer.» À côté de ses cours et de sa pratique quotidienne, Dayana Pfammatter dirige toujours le club de yodel de Mund, qui aura l’honneur d’accueillir l’an prochain la rencontre cantonale de yodel. Elle doit donc préparer et organiser plein de choses. De plus, elle continue à se produire dans de petits groupes. Son récital de master, qu’elle a donné au début de l’année à Bettmeralp accompagnée par deux musiciennes de Suisse orientale, a eu tant de succès que les trois femmes envisagent un nouveau projet. Et puis, Dayana Pfammatter a encore une autre passion: le mouton au nez noir du Valais. «Grâce à mes animaux, je suis très liée à la nature et à mon pays», dit-elle. fédérale des yodleurs, un événement dont la dernière édition a attiré 10 000 musiciens et plus de 200 000 visiteurs. Le yodel fait partie du patrimoine culturel suisse, et de l’identité de certaines parties de la population. Par conséquent, son évolution entre tradition, ouverture et culture populaire, est scrutée de très près. Ainsi, dans le milieu de la musique folklorique traditionnelle, certains ont émis des doutes quand, il y a six ans, le yodel est devenu une branche académique. Ce n’est pas un chant artistique, ontils avancé, mais une coutume qui présente des particularités régionales et se transmet en chantant. Conservation du patrimoine Si ces doutes subsistent, du moins on ne les exprime plus devant Dayana Pfammatter. Cela est lié à sa personne. La Valaisanne est bien implantée dans le monde du yodel suisse. Avec sa sœur, elle a donné par le passé des concerts «dans les bastions du yodel», comme elle le souligne. L’AFY l’engage régulièrement pour donner des cours et comme jurée dans les fêtes de yodel. Dès l’automne, elle sera responsable de la formation des chefs de chorale dans deux associations régionales. «Les gens me connaissent, dit-elle. Ils savent que je ne plie pas.» Durant ses études, Dayana Pfammatter a étudié la musique folklorique expérimentale contemporaine, tout en approfondissant les mélodies traditionnelles du yodel: «Nous avons écouté de vieux enregistrements grésillants et avons transcrit ces chants afin qu’ils ne disparaissent pas.» Conserver la tradition et la transmettre dans le cadre de ses cours lui tient à cœur, et elle porte une attention particulière à la relève. Forte de ce qu’elle a appris en éducation musicale précoce à la Haute école, elle enseigne aussi le yodel aux écoliers. Dayana Pfammatter enseigne le chant: elle est submergée par les demandes de cours de yodel. Photo Alain Amherd Link: klangwaerch.ch pale: une première en Suisse. Dayana Pfammatter a présenté sa candidature et a été retenue. «Pour moi, c’était l’occasion d’obtenir un diplôme en pédagogie de la musique», relate-t-elle. Et de fait, depuis l’obtention de son master début 2024, toute sa vie professionnelle est axée sur le yodel. Elle enseigne le chant dans une école de musique et le yodel pour son propre compte. Elle donne également des concerts. Pour l’instant, elle a mis de côté son plan de sécurité, qui consistait à garder un pied en pharmacie. Il faut dire qu’elle est submergée par les demandes de cours de yodel. «C’est beau de pouvoir transmettre ses connaissances à 100 %», soulignetelle. Une évolution scrutée de près Le yodel, qui était jadis un moyen de communiquer d’une montagne à l’autre, n’a pas été inventé en Suisse. Mais ce chant alpin sonore, qui comporte souvent plusieurs voix et se caractérise par des changements brusques entre la voix de poitrine et la voix de tête, est pratiqué en Suisse avec passion depuis le XIXe siècle. Portée par des chœurs locaux et des associations, la scène du yodel est extrêmement vivante. Tous les trois ans, des chœurs s’affrontent lors de la Fête Revue Suisse / Mai 2024 / N°3 11

STÉPHANE HERZOG Depuis les évènements choquants du 7 octobre, puis le déclenchement de la guerre à Gaza, les actes et paroles dirigés contre des Juifs en Suisse ont connu une hausse sensible. Les deux faîtières romande et alémanique des associations juives de Suisse ont recensé plus de 2000 cas en 2023, dont des agressions, injures, menaces et publications haineuses sur Internet. En Suisse romande, la Coordination intercommunautaire contre l’antisémitisme et la diffamation (CICAD) pointe une augmentation de 68% de ces actes par rapport à 2022. Entre octobre et la fin de l’année, la Fédération suisse des communautés israélites (FSCI) a déploré six agressions physiques contre des Juifs, contre une seule en 2022. «Se présenter en public en tant La guerre au Moyen-Orient réveille un antisémitisme latent en Suisse En Suisse, l’antisémitisme s’exprime en général à bas bruit. Mais les attaques du 7 octobre 2023 et la guerre à Gaza ont «libéré» des paroles de haine, avec passages à l’acte. Dont une attaque au couteau. Les Juifs expriment un sentiment de peur. Des réactions par vagues L’intensité des actes antisémites en Suisse depuis 2023 est-elle sans précédent? L’historien Marc Perrenoud estime que l’on manque de recul. Les tensions antisémites arrivent par vagues. Le pays a été lent à accorder l’égalité des droits aux Juifs (en 1874). En 1893, la première initiative populaire en Suisse, qui a provoqué l’interdiction de l’abattage rituel, était de nature antisémite, rappelle-t-il. Dans l’entre-deux guerres, la Suisse s’est sentie menacée par le «judéo-bolchévisme». Entre 1939 et 1945, l’antisémitisme a formé l’une des composantes de la politique migratoire. «Les autorités affirmaient lutter contre l’enjuivement de la Suisse, alors que les personnes juives n’ont jamais représenté plus de 1 % de la population en Suisse», résume cet historien. Lors de la guerre de Six-Jours, en 1967, la balance penchera du côté d’Israël. «Les Suisses pouvaient s’identifier à cette petite démocratie attaquées par ses voisins», analyse Marc Perrenoud. En 1995, éclate l’affaire des fonds en déshérence. Un réaction au peu d’empressement des banques suisses à restituer des comptes bancaires à des victimes du nazisme. À ce moment, «les Suisses se sentent attaqués dans leur identité profonde, et certaines de leurs réactions immédiates provoquent une recrudescence indéniable de l’antisémitisme», écrit l’historienne Brigitte Sion. Depuis, juge-t-elle, «l’antisémitisme s’exprime dans toutes les couches de la population (…) et il ose sortir de sa confidentialité pour s’exprimer dans l’arène politique, les médias et dans d’autres forums publics.» (SH) que juif s’accompagne souvent d’inquiétude, de retenue, voire de peur», a regretté cette faitière. Elle appelle l’État à s’engager davantage «dans la surveillance de l’antisémitisme et du racisme». De son côté, la CICAD demande à ce que des représentants de la société civile interviennent régulièrement dans les écoles pour parler du rejet de l’autre. Cette association juge ce type d’action plus utile que les mesures de sécurité autour des synagogues. La CICAD rapporte que dans certaines écoles, le terme «juif» est parfois utilisé comme une insulte. Ainsi, cet incident dans une salle de gym genevoise où un élève a sprayé un garçon avec son déodorant en menaçant de le «gazer comme tous les Juifs», rapporte Johanne Gurfinkiel de la CICAD. Aux paroles succèdent les gestes. Des vitraux de la synagogue de La Chaux-de-Fonds ont été cassés à l’aide de gros blocs de neige glacés. À Davos, le refus de la part du propriétaire d’un restaurant de louer du matériel de sport à des Juifs a causé un scandale au-delà des frontières. Le samedi 2 mars à Zurich, un jeune Suisse d’origine tunisienne a blessé grièvement un juif orthodoxe avec une arme blanche. Dans une vidéo, postée avant cette attaque, cet adolescent de 15 ans a fait allégeance à l’État islamique, appelant «au combat mondial contre les juifs». Il a lié son geste avec la situation au Proche-Orient. Tag agressif à Genève Dans un ouvrage récent sur l’histoire des Juifs en Suisse romande*, l’historienne Brigitte Sion note que l’antisémitisme a toujours existé en Suisse, mais rarement sous une forme violente. «Il s’agit plutôt d’un ronflement sourd qui reste en arrière-fond et qui se manifeste par des propos oraux, des discriminations à l’embauche ou à l’avancement, des moqueries ou des caricatures, des écrits anonymes». Dès le 7 octobre, la parole contre les Juifs s’est exprimée. «Merci au Hamas», a-t-on pu lire sur un mur de l’Université de Genève. «L’antisémitisme n’a pas besoin de Juifs pour exister. Il fonctionne comme une explication du monde», a commenté la sociologue Illana Weizman lors d’un débat qui a eu lieu à Genève en février. Cette militante a réalisé un podcast nommé «Qui a peur des Juifs?». Il laisse entendre toute la gamme des expressions antisémites. En lien avec le Covid-19 par exemple, où confinement et vaccination obligatoire sont comparés à la persécution des Juifs. «Ce qui m’inquiète, c’est la méconnaissance de l’histoire des Juifs et de la Shoah», se désole l’historien Marc Perrenoud. Revue Suisse / Mai 2024 / N°3 12 Société

L’antisémitisme se réveille à l’occasion de crises. À Lausanne, l’éditrice et militante de gauche E.G. (nom connu de la rédaction) fait part de son amertume: «Ma fille s’est mariée et je suis très contente qu’elle ait changé de nom.» Elle-même se sent blessée par les discours antisémites sur les réseaux sociaux: «Il y avait très peu d’empathie pour les victimes du 7 octobre.» «L’antisémitisme c’est une série de petites blessures», raconte à Genève Félix, un spécialiste des affaires sociales qui a découvert un matin de novembre un tag antisémite à l’entrée de son immeuble. Une croix gammée était accolée à l’étoile de David. Le jour même, Félix publiait un appel sur son compte Facebook. «Si vous avez fait ça, venez en parler avec moi, je vous accueillerai en toute humanité», indiquait ce post, dont l’auteur est le seul juif de son immeuble. «J’ai eu peur pour ma fille de 15 ans qui vit avec moi», raconte Félix, dont la fille n’est pas juive. «On me renvoie à mon identité, alors que je ne fais partie d’aucune communauté», raconte ce Genevois, dont les premiers souvenirs de paroles antisémites remontent à l’école. Les services de la municipalité sont intervenus rapidement pour effacer le graffiti. Le nouveau rabbin de la Communauté juive libérale de Genève, Nathan Alfred, compare l’antisémitisme, comme le racisme et le sexisme, à une maladie. «La misogynie n’est pas le fait des femmes. La victime n’est pas le problème. C’est à toute la société de les régler», dit-il. Les fidèles lui font part de leurs inquiétudes. Peut-on poser une mezouzah – cet objet de culte juif – sur sa porte? Lui-même a décidé de la placer à l’intérieur de sa maison. «Six mois auparavant, je l’aurais mise à l’extérieur», dit-il. * «Albert, Esther, Liebmann, Ruth et les autres – Présences juives en Suisse romande». Francine Brunschwig, Marc Perrenoud, Laurence Leitenberg, Jacques Ehrenfreund, Éditions Livreo-Alphil, 2023. À Zurich, plusieurs centaines de personnes se sont rassemblées pour exprimer leur solidarité avec la victime juive de l’attaque au couteau du 2 mars. La manifestation a été organisée par le groupe «Gemeinsam Einsam», qui encourage le dialogue entre les personnes de confession musulmane et juive. Photo Keystone Revue Suisse / Mai 2024 / N°3 13

Severino Minelli Milaim Rama Xherdan Shaqiri BENJAMIN STEFFEN* Un match international ordinaire de l’équipe suisse de football: des restaurants bondés où l’on parle le suisse allemand, le français ou l’italien, des voitures aux plaques suisses, des supporters arborant des drapeaux suisses ou le maillot rouge de l’équipe nationale masculine suisse de football. Un match international ordinaire de l’équipe suisse de football qui se joue à Pristina, la capitale du Kosovo, en septembre 2023. Granit Xhaka et Xherdan Shaqiri, les footballeurs suisses les plus marquants de la dernière décennie, ont en effet des racines kosovares. «Xhaka, le Kosovo t’adore», proclame un panneau brandi par un enfant. Xhaka luimême dit qu’il se sent chez lui à Pristina. C’est de là que sont partis autrefois ses parents, «pour nous offrir, à mon frère et à moi, une vie meilleure». Le frère de Granit s’appelle Taulant et il a joué pour l’équipe nationale d’Albanie. En 2016, les deux frères se sont affrontés au Championnat d’Europe de football, lors d’un match international ordinaire de l’équipe suisse. Il y a aussi Breel Embolo, par exemple, bâlois comme les frères Xhaka, mais né au Cameroun. Lors de la Coupe du monde de football de 2022, il a joué contre son pays d’origine. C’est même lui qui a marqué le but de la victoire. «Breel est comme un petit frère pour moi», a déclaré l’entraîneur de l’équipe adverse lors d’un match international ordinaire de l’équipe suisse. Le football réunit les pays et les gens: c’est un moteur d’intégration un peu partout dans le monde, et en Suisse depuis plus longtemps qu’ailleurs encore. Le grand jeu d’un petit pays En juin, l’équipe nationale suisse de football participera une fois de plus à un événement majeur. Et écrira ainsi un nouveau chapitre de l’histoire du succès de l’intégration. Éclipsant un autre fait: l’échec de la promotion des femmes. Tout a commencé avec un joueur comme Severino Minelli, né en 1909. Son père était arrivé en Suisse avec la première vague de l’immigration italienne au tournant du siècle. En 1930, Minelli a fait ses débuts dans l’équipe nationale: il a joué 80 matchs internationaux et a été un temps le joueur le plus capé en sélection nationale. Aujourd’hui, c’est Xhaka qui détient ce record. Adoré en Suisse, adoré au Kosovo. Le premier footballeur d’origine kosovare de l’équipe nationale suisse, Milaim Rama, a fait ses débuts en 2003, plus tôt que dans d’autres pays. Le premier footballeur d’origine turque de l’équipe nationale suisse, Kubilay Türkyilmaz, a fait ses débuts en 1988, plus de dix ans plus tôt que Mustafa Dogan en Allemagne. À Türkyilmaz ont succédé les frères Yakin, Hakan et Murat, ce dernier étant aujourd’hui entraîneur de la Nati. Murat, né en 1974 à Bâle, a dû attendre près de 20 ans avant d’obtenir la nationalité suisse. On a longtemps dit et écrit que le conseiller fédéral Adolf Ogi, grand amateur de sport, avait favorisé sa naturalisation, qu’il Granit Xhaka Murat Yakin Breel Embolo Revue Suisse / Mai 2024 / N°3 Sport 14

Hakan Yakin équipe de pointe de la Bundesliga allemande; Yann Sommer à l’Inter Milan, une grande équipe de la Serie A italienne; Manuel Akanji à Manchester City, une autre grande équipe de la Premier League anglaise, qui a remporté la Ligue des champions en 2023. L’inverse est aussi vrai: le football compte dans ce petit pays qu’est la Suisse. Ces dernières années, il a fait l’objet d’un engouement croissant, de nombreux clubs de foot possèdent des listes d’attente pour leurs équipes juniors et, tous les week-ends ou presque, des matchs se jouent sur chaque terrain de football du pays, attirant jeunes et vieux d’ici ou d’ailleurs. Ainsi, l’histoire du foot comme moteur d’intégration est l’astre lumineux qui éclipse le reste. En août 2022, l’Association suisse de football (ASF) recensait 300 000 licenciés de 179 nationalités; la part des joueurs possédant un passeport étranger, en plus du suisse pour certains, atteignait 34 %. L’ASF publiait alors une étude détaillée sur «l’intégration sociale dans les clubs de football suisses». Malgré tous les efforts et les progrès, l’étude constatait aussi que les personnes isconsidérait comme une affaire «d’un intérêt national prépondérant». Mais si l’anecdote sonne vraie, la rumeur est fausse. En réalité, Adolf Ogi s’est contenté de déclarer un jour au nom du Conseil fédéral qu’«exceptionnellement, des demandes de naturalisation [pouvaient] faire l’objet d’une procédure accélérée», surtout en présence «d’un intérêt public prépondérant». Ce ne fut cependant pas le cas de la naturalisation de Yakin. On surestime parfois la puissance football comme moteur d’intégration. Membre de l’équipe nationale ou non, Türkyilmaz s’est tout de même fait traiter de «sale Turc». Ce qui l’a poussé à quitter momentanément la sélection, bien que la question de son origine ait sans doute rarement posé problème au sein de l’équipe elle-même. «Sur le terrain, tout le monde a le même objectif, et peu importe que tu sois un segundo ou non», a répondu Hakan Yakin en 2016 à la «NZZ am Sonntag», qui lui demandait si un débat avait lieu au sein de l’équipe lorsqu’un joueur – comme Stephan Lichtsteiner l’a fait un jour – évoquait «les vrais Suisses et les autres». Hakan Yakin: «Au sein de la Nati, on se concentre sur le prochain match. Ou pensezYann Sommer Manuel Akanji Kubilay Türkyilmaz Stephan Lichtsteiner vous que les joueurs vont s’asseoir autour d’une table et avoir une grande discussion à ce sujet?» Tout est pour le mieux, donc. De Minelli à Xhaka en passant par Türkyilmaz: tous ces joueurs montrent à quel point l’équipe nationale reflète les changements politiques, les flux migratoires, les guerres, et la manière dont le football suisse en tire parti. La dernière vague migratoire à avoir eu une influence durable est celle venue d’Europe de l’Est, après la guerre des Balkans dans les années 90. L’équipe nationale suisse participe régulièrement à des championnats du monde et d’Europe. Ces 20 dernières années, elle n’a manqué qu’un seul tournoi, l’Euro 2012. Elle participera à l’Euro 2024 dès la mi-juin en Allemagne et, depuis 2014, elle a toujours passé la phase de qualification – pour la Coupe du monde en 2014, 2018 et 2022 et pour l’Euro en 2016 et 2020 –, contrairement à l’Espagne, l’Allemagne, l’Angleterre, le Portugal, la Belgique ou la Croatie. Les petits Suisses comptent dans le football. À bien des égards. Granit Xhaka joue au Bayer Leverkusen, une Revue Suisse / Mai 2024 / N°3 15

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