Revue Suisse 4/2024

Le fardeau des paysans suisses: se sentant démunis, ils donnent de la voix Nemo remporte le Concours Eurovision de la chanson, attisant le débat sur les genres en Suisse Coup d’œil en arrière: la «Revue Suisse» il y a 50 ans Coup d’œil en avant: le grand sondage du lectorat JUILLET 2024 La revue des Suisses·ses de l’étranger

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Clôture de la rédaction! Tout est prêt pour ce numéro. Ou presque... Malgré l’approche de la date butoir, il nous manque encore la photo de couverture. Il faut qu’elle ait un lien avec les paysans. Un lien avec «l’état d’esprit des paysans suisses», car ils sont au cœur de cette édition. Au printemps, ils ont grimpé sur leurs gros tracteurs impressionnants pour protester à travers le pays. Ils étaient visiblement furax. Quelle photo allons-nous donc publier en une? Des conducteurs de tracteurs suisses en colère lors de manifestations très bien organisées? Ou plutôt des prairies verdoyantes et des vaches qui broutent? Ou encore un tracteur tirant une charrue et traçant une belle ligne droite à travers champs avec les Alpes en arrière-plan? Faut-il montrer des paysans maniant des pesticides, l’air menaçant? Peut-être l’inalpe, avec des troupeaux ornés de fleurs? Ou des exploitations industrielles d’engraissement de porcs? Notre peine à trouver une illustration est symptomatique. En Suisse, nous nous figurons tous être un peu comme des paysans. Et l’image de carte postale de la Suisse rurale, nous la connaissons par cœur. Certains d’entre nous possèdent même, en privé, des 4x4 très puissants comme s’il nous fallait pouvoir en tout temps rouler dans les champs pour aller voir ce qu’il s’y passe. Et pourtant, nous ne savons plus précisément qui sont ces paysans suisses. Et ce qu’ils font exactement. Ils contribuent, il est vrai, à forger l’image du pays. Mais ils sont toujours plus rares. À peine 2 % de la population travaille encore dans une exploitation agricole. Quelle est l’ambiance qui y règne? Découvrez-le dans notre dossier «En profondeur» (p. 4). Ça y est, notre décision est prise: la une de la «Revue» montrera un enfant d’agriculteurs s’efforçant de déplacer une immense botte de paille. Car cette image symbolise joliment tous les efforts des paysans. Et en même temps, elle traduit la perception idéalisée que les 98 % d’entre nous, qui ne sommes pas agriculteurs, avons de ceux-ci, et que nous chérissons, car elle nous rappelle un peu le temps jadis. Mais aujourd’hui, les paysans suisses ne roulent plus les bottes de foin à la main. Ils conduisent de puissants tracteurs. Dans leurs champs. Et parfois aussi en ville, en protestant. MARC LETTAU, RÉDACTEUR EN CHEF Nous, les paysans Photo de couverture tirée du livre «Landwirtschaft Schweiz» du photographe zurichois Markus Bühler, 2014, éd. AS Verlag. La «Revue Suisse», magazine d’information de la «Cinquième Suisse», est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger. 4 En profondeur Les paysans suisses se sentent démunis malgré la force de leur lobby au Parlement 9 Nouvelles L’arrêt de la CourEDH comble les Aînées pour le climat, mais fâche les politiciens 11 Chiffres suisses Le coureur Dominic Lobalu pulvérise un record suisse vieux de 40 ans 12 Culture Nemo remporte le Concours Eurovision de la chanson 2024 pour la Suisse 14 Images Une pièce de théâtre met l’abbaye d’Einsiedeln en ébullition depuis 100 ans 18 Politique Le peuple suisse rejette deux propositions contre la cherté des coûts de la santé 20 Informations internes Le grand sondage de la «Revue Suisse»: donnez-nous votre avis! Ambiance festive à la «Revue Suisse»: le magazine fête ses 50 ans 25 Littérature Robert de Traz a créé le mythe du Suisse de l’étranger 26 Reportage Campo (TI): un lieu autrefois florissant se mue en village fantôme 33 Nouvelles du Palais fédéral La garde suisse consolide les liens entre le Vatican et la Suisse 35 Infos de SwissCommunity Revue Suisse / Juillet 2024 / N°4 3 Éditorial Table des matières Photo Keystone

4 Un puissant lobby, des paysans démunis Le lobby paysan fait partie des groupes d’intérêts les plus influents au Palais fédéral. Les agriculteurs reçoivent d’importantes subventions. Pourtant, ils manifestent contre la politique agricole. Pourquoi? Revue Suisse / Juillet 2024 / N°4 En profondeur

5 JÜRG STEINER Le village de Lohnstorf est situé à une petite demi-heure de route du Palais fédéral à Berne. Cependant, son cadre est rural au possible. Par beau temps, les sommets alpins enneigés de l’Eiger, du Mönch et de la Jungfrau trônent comme un décor de théâtre au-dessus des champs de légumes bien alignés de cette vallée plate. Les terres fertiles du Gürbetal, où se trouve Lohnstorf, sont connues dans toute la Suisse pour la culture intensive du chou blanc qu’on y pratique: c’est le «pays du chou». Urs Haslebacher se tient sur le balcon de sa ferme, accrochée au flanc de la vallée sur les hauts du village. Le chemin qui mène ici est pentu et sinueux. Avec sa famille et ses 15 employés, Urs Haslebacher gère une grande exploitation de porcs d’engraissement comptant près de 3000 bêtes. Il a également acheté une seconde ferme en plaine et loue des appartements dans plusieurs maisons qui lui appartiennent. L’agriculteur fait aussi de la politique sous la bannière UDC. Depuis 2023, il préside la commune de Thurnen, dont Lohnstorf fait partie. Il émane d’Urs Haslebacher l’énergie d’un entrepreneur fonceur, qui voit des opportunités partout. Et qui considère les obstacles comme des défis. Sa palette d’occupations, déjà bien garnie, s’est enrichie cette année d’une nouvelle activité: il organise désormais des manifestations paysannes. L’angoisse existentielle des paysans En février et en mars, des centaines de paysans suisses ont grimpé sur leurs tracteurs le soir ou le week-end pour rallier des points de rendez-vous régionaux dans les champs. Rassemblés à côté de leurs véhicules alignés, ils ont exprimé leur frustration profonde: revenus trop bas, paperasse excessive, habitudes contradictoires des consommateurs et absence de relonnes de tracteurs. Depuis le début de l’été, période d’activité intense dans les champs, plus aucun paysan ne manifeste. Des conflits d’objectifs aigus Urs Haslebacher n’est pas du genre à crier misère. Ni à craindre pour sa vie professionnelle. Et pourtant, son exemple montre ce qui pousse même une personne comme lui à monter aux barricades: le grand écart qu’il y a entre le niveau d’exigence de la société et la réalité économique. Dans le cas d’Urs Haslebacher, la situation est la suivante: il y a plus de 20 ans, la Confédération a octroyé des subsides pour encourager les éleveurs de porcs à construire des étables avec des aires de sortie pour le bien-être des animaux; les grands distributeurs avaient l’intention de payer la viande issue de cette production un franc de plus par kilo, relate l’agriculteur. Il a investi. Mais comme la sortie des porcs à l’air libre fait augmenter les émissions d’ammoniac, son action en faveur du bien-être animal s’est rapidement retrouvée sous le feu de la critique des défenseurs du climat. Et le franc supplémentaire par kilo s’est réduit à quelques centimes avant même que les nouvelles étables ne soient amorties. Les consommateurs ignorent souvent tout de telles situations: «Je ne fais de reproches à personne. Mais quand les gens votent pour des contraintes écologiques le week-end tout en achetant de la viande importée bon marché durant la semaine, nous, les paysans, n’avons plus aucune garantie en matière de planification et sommes en difficulté», explique Urs Haslebacher. Il estime que ce n’est pas aux seules exploitations paysannes de faire les frais de ces conflits d’objectifs irrésolus. Voilà finalement la raison pour laquelle les agriculteurs sont si remontés, et tous ensemble, quand bien même ils ne s’entendent pas sur d’autres sujets, divisés qu’ils sont «Quand les gens votent pour des contraintes écologiques le week-end tout en achetant de la viande importée bon marché durant la semaine, nous, les paysans, sommes en difficulté.» Urs Haslebacher, organisateur de manifestations paysannes. Photo Keystone connaissance. L’Union suisse des paysans (USP) a soutenu leur grogne par écrit, au moyen d’une pétition pour laquelle elle a rassemblé 65’000 signatures en peu de temps et qu’elle a transmise au Conseil fédéral ainsi qu’aux détaillants Coop, Migros, Aldi et Lidl. Il est vrai que les agriculteurs sont en proie à de graves soucis. Il existait autrefois 250 000 exploitations agricoles en Suisse, contre 48 000 aujourd’hui. Dix exploitations disparaissent chaque semaine en moyenne. L’angoisse existentielle accompagne en permanence les près de 150000 paysans que compte encore la Suisse. Urs Haslebacher a coordonné les cortèges de protestation dans sa région du canton de Berne, passant beaucoup de temps à suivre l’actualité sur son smartphone. À la différence des manifestations paysannes en France ou en Allemagne, les rassemblements n’ont jamais dégénéré en Suisse. Urs Haslebacher a toujours exhorté ses collègues à veiller à ne pas bloquer la circulation avec leurs coRevue Suisse / Juillet 2024 / N°4 Des travailleurs de force frustrés: manifestation paysanne dans un champ près d’Uster (ZH) au printemps 2024. Photo Keystone

Les agriculteurs représentent un peu plus de 2 % de la population active, alors que la part de leurs représentants au Parlement – agriculteurs actifs et fonctionnaires – s’élève à près d’un sixième. entre grandes exploitations industrielles, exploitations bio et exploitations de montagne. Il n’en reste pas moins que l’on s’étonne, du moins à première vue, de voir les agriculteurs suisses manifester bruyamment pour exprimer leur mécontentement. Car à la différence d’autres pays, leur influence au cœur du pouvoir politique, au Palais fédéral, est grande. Très grande. Le lobby paysan Bien que les agriculteurs forment un groupe économique marginal, qui ne représente que 0,6 % du produit national brut de la Suisse, leur branche est soutenue, protégée et choyée comme nulle autre. À coup de milliards de francs. Deux chiffres clés: chaque année, 2,8 milliards de francs de recettes fiscales de l’État sont versés aux paysans sous la forme de tré par Markus Ritter, a déjà fait échouer le contre-projet du Conseil fédéral au Parlement. Le monstre bureaucratique Mais cette habilité stratégique au Palais fédéral n’empêche pas le fait que de plus en plus de paysans sont aux abois. Il est difficile de se faire une idée globale de la situation. Les problèmes d’une exploitation ultramécanisée et ultraperformante du Plateau ne sont pas les mêmes que ceux d’une petite ferme située sur un flanc de montagne escarpé. On peut néanmoins résumer le tableau comme ceci: les paysans travaillent beaucoup et gagnent peu. D’après les statistiques, leur durée de travail hebdomadaire moyenne dépasse nettement 50 heures, et le salaire horaire calculé est inférieur à 20 francs. Nombre de familles paysannes marchent donc sur la corde raide. Elles parviennent à s’en sortir parce qu’elles vivent dans la ferme qu’elles ont peut-être rachetée à bon prix à leurs parents, et ne paient pas de loyer. Mais elles gagnent trop peu pour pouvoir investir. Qu’une rénovation de la ferme s’avère nécessaire et c’est toute l’exploitation qui est menacée. D’autant plus que les agriculteurs passent toujours plus de temps dans leur bureau, à remplir des formuCette protection contre la concurrence est aussi le fruit du fait que le lobby paysan a encore gagné en puissance politique en Suisse après les dernières élections de l’automne 2023. Et ce, paradoxalement, malgré le recul constant du nombre d’exploitations agricoles. Les agriculteurs représentent un peu plus de 2 % de la population active, alors que la part de leurs représentants au Parlement – agriculteurs actifs et fonctionnaires – s’élève à près d’un sixième. Le conseiller national Markus Ritter (Le Centre), président de l’USP, fait partie des parlementaires les plus influents. En 2022, il a réussi un coup de maître en concluant une alliance avec les grandes fédérations économiques et en s’assurant ainsi de leur soutien dans la lutte contre les initiatives populaires de gauche qui veulent prescrire davantage d’écologie aux paysans. La prochaine épreuve de force aura lieu le 22 septembre 2024, quand le peuple se prononcera sur l’initiative relative à la biodiversité, lancée par les Verts et les défenseurs de l’environnement. Une offensive que l’USP qualifie d’«extrême». Le lobby paysan, orchespaiements directs pour prestations écologiques. De plus, des taxes à hauteur de plus de 3 milliards de francs par an, appliquées sur les prix des produits agricoles importés, protègent le secteur de l’agriculture suisse. Fermes individuelles isolées ou élevages industriels: en moyenne, les paysans travaillent beaucoup et gagnent peu. Photos Keystone Les consommateurs sont exigeants, mais sont-ils prêts à payer des prix équitables? Photo Keystone Revue Suisse / Juillet 2024 / N°4 6 En profondeur

Mais avec cet argent, ceux-ci doivent acheter par exemple des semences, des engrais, du fourrage et des machines, notamment auprès du grand groupe agricole Fenaco. De ce point de vue, c’est ce dernier, en tant que fournisseur, qui profite du système de subventions agricoles. De l’autre côté, les paysans touchent des prix trop bas pour leurs produits de la part des intermédiaires ou des grands distributeurs comme Migros et Coop, et se voient contraints de les équilibrer par les subsides de l’État, qu’ils reçoivent en réalité pour compenser certaines contraintes écologiques. Le rôle problématique des grands groupes agricoles et des détaillants est également critiqué par des parlementaires paysans. L’un d’entre eux est Kilian Baumann, conseiller national des Vert-e-s et président de l’Association des petits paysans, dont les positions diffèrent souvent de celles de l’USP. Il critique lui aussi la charge administrative croissante et les prix bas imposés aux producteurs, mais également «l’échec de la politique agricole menée depuis des décennies», dont l’USP est coresponsable. laires, au lieu d’être à l’étable ou dans les champs. Même l’USP, qui soutient politiquement les milliards de francs de subsides accordés au secteur agricole, concède que le système a engendré un monstre bureaucratique presque incontrôlable, qui nécessite d’urgence «un décrassage et une simplification». Les lois et ordonnances qui régissent les flux financiers comprennent plusieurs milliers de pages, et le travail d’autorisation et de contrôle est gigantesque. Les paysans pris en tenaille Malgré cette évidente perte d’efficacité, un fait demeure: la Confédération verse de plus en plus d’argent à toujours moins d’agriculteurs. Pourquoi leurs comptes sont-ils toujours plus dans le rouge et pourquoi ne parvient-on pas non plus à atteindre l’objectif majeur, soit augmenter le taux net d’autosuffisance en produits agricoles de la Suisse à plus de 50 %? Patrick Dümmler relève un aspect important. Économiste au sein du think tank libéral Avenir Suisse, il critique la forte dépendance aux subventions de l’agriculture et estime que dans le fond, le système charrie plutôt trop que trop peu d’argent. Le problème des paysans, relève-t-il, est qu’ils sont «pris en tenaille entre les fournisseurs et les acheteurs». Certes, les subsides sont versés aux paysans. La Confédération verse de plus en plus d’argent à toujours moins d’agriculteurs. Pourtant, leurs comptes sont toujours plus dans le rouge, et les objectifs d’autosuffisance de la Suisse ne sont pas atteints. Il apparaît, écrit Kilian Baumann, que la devise promue par l’État «produire toujours plus et de manière toujours plus intensive» mène directement dans une impasse. L’agriculture intensive entraîne des rejets d’azote dans les nappes phréatiques et l’eau potable, et l’utilisation de pesticides accélère la disparition de la biodiversité. D’après Kilian Baumann, la cause de la misère des paysans ne réside en aucun cas dans les nouvelles contraintes environnementales. Il estime au contraire que celles-ci sont urgemment nécessaires. La production alimentaire est exposée au marché. L’écologie est régie par l’État. Or les subventions sont des mesures qui sont censées corriger ce que les forces du marché imposent. C’est le champ ingrat que la politique agricole suisse laisse aux paysans pour qu’ils le cultivent. Et dans lequel les paysans se sentent démunis, malgré la force de la politique agricole. «À l’automne, a annoncé Urs Haslebacher, nous tirerons le bilan». Si rien ne s’est amélioré, les paysans redémarreront leurs tracteurs. Et les conduiront peut-être jusqu’au Palais fédéral. Les fabricants d’engrais et de fourrage ainsi que les commerçants de détail profitent eux aussi des subsides accordés aux paysans. Photos Keystone L’agriculture intensive ultramécanisée mène dans une impasse, dénoncent des soutiens politiques Verts des agriculteurs. Photo Keystone Revue Suisse / Juillet 2024 / N°4 7

La Conférence sur la paix en Ukraine s’achève sur un résultat modeste La Conférence sur la paix en Ukraine, qui s’est tenue les 15 et 16 juin 2024 à l’hôtel de luxe du Bürgenstock, sur les hauteurs du lac des Quatre-Cantons, est considérée comme le plus grand rendez-vous diplomatique jamais organisé par la Suisse. À l’initiative de cette dernière, des délégations de plus de 90 pays se sont rassemblées, avec notamment les chefs d’État allemand, français, britannique, italien, canadien et espagnol ainsi que la vice-présidente américaine Kamala Harris. Avant la conférence déjà, la présidente de la Confédération, Viola Amherd, et le ministre des affaires étrangères, Ignazio Cassis, hôtes de l’événement, tempéraient les attentes liées à ce sommet. La déclaration finale de la conférence constitue du moins une prise de position claire, puisqu’elle parle de la «guerre de la Russie contre l’Ukraine», désignant donc expressément la Russie comme l’agresseur. Ce communiqué demande le respect de la souveraineté de l’Ukraine et la sécurisation de la centrale nucléaire de Zaporijia, menacée par le conflit armé en cours. Il qualifie d’inacceptables les attaques contre les exportations ukrainiennes de céréales, la sécurité de l’approvisionnement alimentaire ne devant «en aucun cas devenir une arme». Viola Amherd dresse ce constat: «Nous avons atteint ce qu’il était possible d’atteindre.» Immédiatement après la conférence, les observateurs politiques estimaient que le fait que toutes les délégations n’aient pas voulu signer la déclaration finale était un revers pour la Suisse en tant que pays hôte et acteur diplomatique. Douze des États participants ne l’ont pas signée, notamment l’Inde, l’Arabie Saoudite et l’Afrique du Sud. Compte tenu du fait que leurs relations avec la Russie sont intactes, certains de ces pays pourraient jouer un rôle de médiateur. Ainsi, à la veille de la conférence, on spéculait en Suisse sur le fait que l’Arabie Saoudite organiserait peut-être une deuxième conférence, avec la participation de la Russie. Les déclarations finales ne disent toutefois rien à ce sujet. (MUL) La déclaration finale de la conférence du Bürgenstock (exclusivement en anglais): www.revue.link/summit La Suisse augmente ses dépenses militaires La décision du Conseil fédéral d’augmenter le budget de l’armée suisse est clairement liée à l’agression russe en Ukraine. En février, le gouvernement a présenté un paquet de plus de 30 milliards de francs au total pour les quatre prochaines années. En juin, le Conseil des États a déclaré vouloir augmenter davantage et plus rapidement les dépenses militaires, en prévoyant près de quatre milliards de francs supplémentaires. Il souhaite également que la Suisse prévoie plus d’argent pour acheter plus vite des systèmes de défense aérienne. Selon la majorité du Conseil des États, une part essentielle de ces dépenses supplémentaires pourrait être prélevée sur l’aide au développement. Les dés ne sont toutefois pas encore jetés, car le Conseil national doit encore se prononcer sur cette question. (MUL) Mustafa Atici Il est le premier conseiller d’État du canton de Bâle-Ville à être issu d’un contexte migratoire. Né en 1969 en Turquie, Mustafa Atici est arrivé en Suisse à 23 ans, pour y faire des études. À Bâle, ce Kurde turc a trouvé une nouvelle patrie, fondé une famille et, après des études d’économie, monté une entreprise gastronomique. Ses filiales de kebab sont connues dans toute la ville et présentes jusqu’au stade de football Saint-Jacques. C’est là qu’on trouve ce fan déclaré du FC Bâle les jours de match. En 2001, Mustafa Atici est entré au Parti socialiste (PS) et, trois ans plus tard, au parlement cantonal, où il a fait de la politique pendant près de 14 ans. En 2019, il est parvenu à se faire élire au Conseil national, mais n’a pas été réélu en 2023. Ce printemps, l’homme a décroché un premier mandat gouvernemental dans son canton: pour lui, son élection est «un succès pour la diversité». Il souligne qu’à Bâle, «un Mustafa ne doit plus détonner». Ce canton urbain compte en effet de très nombreux habitants d’origine étrangère. Mustafa Atici n’a pas hésité à se faire naturaliser. Et il encourage les autres à faire de même: «Nous vivons et travaillons ici: nous avons donc notre mot à dire.» Responsable du département de l’éducation, il souhaite promouvoir encore davantage l’intégration à l’avenir. Lorsqu’il siégeait au Parlement déjà, il s’est battu pour que les enfants des migrants apprennent une langue nationale avant même d’être scolarisés. Mustafa Atici parle lui-même le bon allemand avec un accent perceptible. Il réagit avec décontraction au reproche selon lequel son allemand n’est pas exempt d’erreurs. En revanche, les attaques qu’il a subies du fait de son origine au cours de la campagne électorale le laissent songeur. En 20 ans de politique, a-t-il relevé dans plusieurs interviews, il n’avait jamais rencontré autant de haine. Cela l’a blessé, car il se sent patriote: «J’aime Bâle et j’aime la Suisse.» THEODORA PETER Revue Suisse / Juillet 2024 / N°4 8 Sélection Nouvelles

CHRISTOF FORSTER C’est une sacrée victoire que les Aînées pour la protection du climat ont remportée là. Au début du mois d’avril 2024, la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH) a donné raison aux grands-mères activistes. «C’était notre plus grand espoir, mais nous n’osions pas y croire», a déclaré Rosmarie Wydler-Wälti à la télévision suisse SRF juste après l’annonce du jugement. Le projet des Aînées pour le climat a été lancé et soutenu financièrement par Greenpeace. Les juges de Strasbourg sont arrivés à la conclusion que la Suisse avait violé les droits humains des retraitées en n’agissant pas suffisamment contre le réchauffement climatique. L’article concrètement concerné est le n° 8 de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale. La Cour l’a étendu à la protection climatique. Les États, a-t-elle estimé, sont tenus de prendre des mesures appropriées pour éviter que les températures mondiales atteignent un niveau qui entraîne des conséquences graves et irréparables sur les droits de l’homme. Liesse des Aînées pour le climat, colère des politiciens Le jugement de la Cour européenne des droits de l’homme en faveur des Aînées pour le climat a déclenché une vive controverse en Suisse. En Europe, il va inciter des associations environnementales à entreprendre des actions en justice similaires contre leurs gouvernements nationaux. Les magistrats ont relevé d’importantes lacunes dans le cadre réglementaire suisse. Selon eux, les autorités ont manqué à quantifier, au moyen d’un budget carbone, les objectifs nationaux de réduction des gaz à effet de serre (GES), et la Suisse n’est pas parvenue à atteindre ses objectifs passés en matière de CO2. Un précédent européen Ce jugement va faire jurisprudence en Europe. C’est la première fois qu’une cour supranationale reconnaît directement un droit à la protection climatique relevant des droits de l’homme. Pour préserver ces derniers, les 46 États du Conseil de l’Europe pourraient désormais se voir sommés par leurs citoyens de revoir leur politique climatique, et de l’étendre si nécessaire. Les juges strasbourgeois ne disent pas ce que leur arrêt implique concrètement pour la Suisse, soulignant que leur rôle n’est pas de prescrire la façon dont celle-ci doit atteindre ses objectifs climatiques. C’est à présent à la Confédération, notent-ils, de prendre des mesures pour Les Aînées pour le climat comme Rosmarie Wydler-Wälti – que l’on voit ici avec Greta Thunberg – plaçaient dans l’arrêt de la CourEDH leur «plus grand espoir». Pour la politique suisse, par contre, ce jugement est un vif objet de litige. Photo Keystone Revue Suisse / Juillet 2024 / N°4 9 Nouvelles

Certains craignent que ce jugement banalise et politise les droits de l’homme. Lorsque des garanties relatives aux droits humains, juridiquement contraignantes et confirmées par un tribunal, sont invoquées pour résoudre des questions sociales aussi controversées que la protection du climat, elles sont politisées. À ce sujet aussi, les avis divergent. Pour le publiciste bâlois Markus Schefer, cet arrêt est une «suite logique» de la jurisprudence actuelle. Les droits fondamentaux ancrés dans la CEDH sont formulés de manière intentionnellement ouverte, afin que leur protection reste assurée au fil du temps, a-t-il souligné face à la «NZZ am Sonntag». Les tribunaux ont pour mission importante d’appliquer le droit au regard des nouvelles menaces. Inversement, ce jugement pourrait également affaiblir la protection climatique par sa «judiciarisation». En disant non à certains projets climatiques à l’avenir, une partie du peuple suisse pourrait rejeter, au fond, non pas la protection du climat, mais l’influence des juges étrangers. Dans un autre domaine, le jugement strasbourgeois pourrait avoir pour effet collatéral de troubler encore la perspective d’un accord institutionnel avec l’UE, déjà contrariée sur le plan politique suisse. L’arrêt de la CourEDH a provoqué des remous dans la politique suisse. Les Commissions des affaires juridiques du Parlement – rien que ça – ont ainsi demandé au Conseil fédéral de ne pas le mettre en œuvre. Venant d’élus d’un État démocratique fondé sur le droit, il s’agit là d’un message méritant d’être relevé. En Europe, il est probable que d’autres organisations de défense de l’environnement saisiront la CourEDH pour se plaindre de l’insuffisance de la politique climatique des gouvernements nationaux. Car l’arrêt de la Cour consacre l’accès des associations à la justice dans le domaine du climat. Ainsi, la Deutsche Umwelthilfe, par exemple, estime aujourd’hui que la plainte qu’elle a introduite en 2022 auprès de la CourEDH contre le gouvernement fédéral allemand a de réelles chances d’aboutir. mieux protéger le climat et de les présenter au Comité des ministres du Conseil de l’Europe, qui est chargé de vérifier la mise en œuvre des arrêts dans les États membres. Les Aînées pour le climat exigent à présent du Conseil fédéral qu’il commence par faire examiner les objectifs climatiques de la Suisse par des scientifiques en tenant compte du budget CO₂ national et mondial restant. Vives critiques vis-à-vis de la CourEDH L’arrêt de la CourEDH n’a pas contenté tout le monde: il a aussi suscité de vives critiques. Y compris parmi ceux qui sont tout à fait favorables à une meilleure protection climatique. Parmi eux, l’ancienne juge fédérale Brigitte Pfiffner, membre du parti des Verts. La Cour outrepasse clairement ses compétences lorsqu’elle empiète sur la législation et même sur le vote populaire d’un pays, a déclaré Brigitte Pfiffner dans une interview accordée à la «SonntagsZeitung». Elle pensait ici à la révision de la loi sur le CO2, rejetée par le peuple suisse en 2021, qui prévoyait notamment d’introduire une taxe sur les billets d’avion. Les juges strasbourgeois font ainsi de la politique, souligne l’ancienne juge fédérale, au lieu d’interpréter la Convention des droits de l’homme. Brigitte Pfiffner reproche aussi à la CourEDH de n’avoir pas démontré clairement en quoi une association (celle des Aînées pour la protection du climat) était tout à coup habilitée à déposer un recours. Et dans quel droit de l’homme celle-ci était atteinte. À ses yeux, la Cour n’a pas été convaincante non plus pour expliquer dans quelle mesure la politique climatique suisse restreint le droit au respect de la vie privée et familiale de l’association, tel que défini dans l’article 8 de la CEDH. À la question de savoir s’il existe un lien causal entre les lacunes de la politique climatique suisse et les températures élevées et vagues de chaleur dont se plaignent les retraitées, la Cour se simplifie la tâche. Pour engager la responsabilité d’un État, note-t-elle, il suffit de constater que les mesures raisonnables que les autorités se sont abstenues de prendre auraient eu une chance réelle de changer le cours des événements ou d’atténuer le préjudice causé. Cependant, même si la Suisse avait réduit à zéro ses émissions de GES, cela n’aurait pas freiné la hausse globale des températures, le pays ayant une part trop faible aux émissions mondiales de CO2. Pour en savoir plus à ce sujet: le portrait de l’Aînée pour le climat Rosmarie Wydler-Wälti, www.revue.link/climat «La Cour outrepasse ses compétences lorsqu’elle empiète sur la législation et même sur le vote populaire d’un pays.» Ancienne juge fédérale Brigitte Pfiffner Revue Suisse / Juillet 2024 / N°4 10 Nouvelles

Des recordmen et un nuage de poussière 12:50,9 Aujourd’hui âgé de 69 ans, le coureur de demi-fond et médaillé olympique Markus Ryffel est une légende en Suisse. Son record national sur 5000 mètres semblait promis à l’éternité. Mais 40 ans après, Dominic Lobalu a battu son record de 16 secondes avec un temps de 12:50,9 minutes. En jargon du sport: il a pulvérisé le record de Ryffel. 65 274 Pendant que Dominic Lobalu s’entraîne, court et bat des records, la plupart des gens en Suisse visent un tout autre record sans guère bouger, au travail. En Suisse, on effectue en moyenne 65 274 heures de travail au cours de sa vie. C’est par exemple bien plus qu’en France (55 620), en Allemagne (53 098) ou au Luxembourg (51 859). Source: Eurostat, OCDE 1,39 À côté de ces 65 274 heures de travail, reste-t-il du temps pour la famille et les enfants? En tout cas, le taux de natalité a continué de baisser pour s’établir à 1,39 enfant par femme, soit le plus bas depuis plus de 20 ans. Une population vieillit et diminue en dessous d’un taux de natalité de 2,1. Sauf s’il y a de l’immigration. Nous venons de faire la connaissance d’un immigré avec Dominic Lobalu. Source: Office fédéral de la statistique 180 000 Après le travail, c’est l’heure – avec ou sans enfants – du ménage et du nettoyage. Il y a toujours quelque chose à dépoussiérer. Surtout le 30 mars 2024, quand un nuage de 180 000 tonnes de poussière de sable du Sahara a traversé la Suisse, plongeant tout le pays dans une lumière ambrée. Et qui est chargé de nettoyer tant de poussière? La question a même tourmenté les chroniqueurs: www.revue.link/sable Source: SRF Meteo 3000 Quelques jours après ce nouveau record sur 5000 mètres, Dominic Lobalu, 25 ans, a aussi battu le record suisse sur 3000 mètres. L’histoire derrière l’histoire: le coureur est originaire du Soudan du Sud et a trouvé refuge en Suisse. Il a déclaré: «J’ai grandi en tant que réfugié. Être réfugié est mon identité. Et mon but est de gagner une médaille. Pour tous les réfugiés.» www.dominiclobalu.ch 3,7 Pour travailler, il ne faut pas chômer. Le taux de chômage en Suisse est plutôt bas, puisqu’il atteint 3,7 %. Les personnes qui recherchent un emploi en trouvent donc généralement un: c’est plutôt la pénurie de main-d’œuvre qui est problématique. Source: Office fédéral de la statistique RECHERCHE DES CHIFFRES: MARC LETTAU La «Revue Suisse», le magazine des Suisses·ses de l’étranger, paraît pour la 49e année six fois par an en français, allemand, anglais et espagnol, en 13 éditions régionales, avec un tirage total de 431 000 exemplaires, dont 253 000 électroniques. Les nouvelles régionales de la «Revue Suisse» paraissent quatre fois par an. La responsabilité du contenu des annonces et annexes publicitaires incombe aux seuls annonceurs. Ces contenus ne reflètent pas nécessairement l’opinion de la rédaction ni celle de l’organisation éditrice. Tous les personnes enregistrées auprès d’une représentation suisse reçoivent le magazine gratuitement. Les personnes non inscrites auprès d’une représentation suisse en tant que Suisses·ses de l’étranger peuvent s’abonner (prix pour un abonnement annuel: Suisse, CHF 30.–/ Étranger, CHF 50.–). ÉDITION EN LIGNE www.revue.ch DIRECTION ÉDITORIALE Marc Lettau, rédacteur en chef (MUL) Stéphane Herzog (SH) Theodora Peter (TP) Susanne Wenger (SWE) Paolo Bezzola (PB, représentant DFAE) PAGES D’INFORMATIONS OFFICIELLES DU DFAE La responsabilité éditoriale de la rubrique «Nouvelles du Palais fédéral» est assumée par la Direction Consulaire, Innovation et Partenariats, Effingerstrasse 27, 3003 Berne, Suisse. kdip@eda.admin.ch | www.eda.admin.eda ASSISTANTE DE RÉDACTION Nema Bliggenstorfer (NB) TRADUCTION SwissGlobal Language Services AG, Baden DESIGN Joseph Haas, Zurich IMPRESSION Vogt-Schild Druck AG, Derendingen ÉDITRICE La «Revue Suisse» est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger (OSE). Adresse postale de l’édition, de la rédaction et du sponsoring: Organisation des Suisses de l’étranger, Alpenstrasse 26, 3006 Berne. revue@swisscommunity.org Tél. +41 31 356 61 10 Coordonnées bancaires: CH97 0079 0016 1294 4609 8 / KBBECH22 CLÔTURE DE RÉDACTION DE CETTE ÉDITION 10 juin 2024 CHANGEMENT D’ADRESSE Veuillez communiquer tout changement à votre ambassade ou à votre consulat. La rédaction n’a pas accès à vos données administratives. Revue Suisse / Juillet 2024 / N°4 11 Chiffres suisses Impressum

MARKO LEHTINEN Tout le monde parle de Nemo… mais Nemo ne répond plus. On aurait bien voulu échanger quelques mots avec l’artiste, pourtant. Pas avec «lui» ou avec «elle», car Nemo est non binaire, c’est-à-dire ne s’identifie ni à un homme, ni à une femme. On aurait bien voulu parler avec l’artiste, donc, de sa victoire à Malmö, des conséquences de celle-ci sur sa carrière et sur sa vie, et surtout de ce qu’elle signifie pour les personnes non binaires en Europe. Cette victoire provoquera-t-elle un déclic essentiel? Est-ce que Nemo deviendra même une sorte de Greta Thunberg du mouvement queer? Actuellement, Nemo ne donne pas d’interviews. L’artiste se concentre entièrement sur «la suite du processus créatif et ses prochains concerts», indique la maison de disques Universal Music, en demandant de la compréhension. Notre compréhension est entière. Après un tel succès, une étoile naissante doit tout d’abord reprendre ses esprits et laisser l’effervescence autour d’elle retomber. Nemo le fait dans le supposé anonymat de sa patrie d’élection, Berlin. Car c’est là que réside ce talent né à Bienne il y a 25 ans sous le nom de Nemo Mettler. Nemo a appris très tôt à jouer du violon, du piano et de la batterie, et Quelle suite pour Nemo? Nemo est la première personne non binaire de l’histoire à avoir remporté le Concours Eurovision de la chanson. Et ce, en représentant la Suisse. Est-ce que Nemo deviendra à présent la figure de proue de la communauté queer dans toute l’Europe? Et est-ce qu’une carrière mondiale l’attend vraiment, comme beaucoup le prédisent? s’est formé au chant dès son enfance. À dix ans, Nemo a fait sa première grande apparition sur scène à l’opéra des enfants de Bienne dans le rôle de Papageno, dans «La Flûte enchantée». Après ce début dans l’univers du classique, Nemo a atterri dans celui des comédies musicales. À 13 ans, Nemo jouait dans la pièce «Ich war noch niemals in New York» et se consacrait à la musique d’Udo Jürgens. C’est toutefois dans le hip-hop que l’artiste a trouvé sa véritable identité. Nemo, que le public identifiait encore comme un homme alors, est parvenu à s’imposer sur la scène du rap, livrant notamment un véritable tube en 2017 avec le single «Du», et obteLors de sa performance au Concours Eurovision de la chanson de cette année, Nemo a chanté et dansé sur une toupie géante. Tout a décidément tourné rond pour l’artiste à Malmö. Photos Keystone Revue Suisse / Juillet 2024 / N°4 12 Culture

Israël en 1978 et 1979 ou l’Ukraine en 2022 après l’invasion russe n’ont pas gagné parce qu’ils avaient la meilleure chanson au départ. Même la victoire de Conchita Wurst pour l’Autriche en 2014 était surtout symbolique: dix ans avant Nemo, c’est la drag-queen qui thématisait la discrimination subie en raison de son orientation sexuelle qui l’emportait. Il est donc légitime de se demander si Nemo aurait remporté l’Eurovision si l’artiste avait été un homme ou une femme et si sa chanson n’avait pas parlé de la prise de conscience libératrice de sa non binarité. La carrière mondiale, donc, n’est pas pour demain. Reste la question de savoir si Nemo jouera un rôle de premier plan dans la communauté queer. En Suisse, sa victoire à Malmö a déclenché un vif débat sur les personnes non binaires dans la société. Depuis l’Eurovision, Nemo n’a cessé de s’engager pour la reconnaissance officielle d’un troisième sexe, déclenchant un débat politique à ce sujet. Une rencontre avec le conseiller fédéral Beat Jans est même prévue prochainement. Et à la télévision, des politiciens de gauche et de droite se sont récemment écharpés sur le sujet. On voudrait bien savoir si Nemo se considère comme la nouvelle figure d’identification de la communauté queer. Et si telle est sa volonté, au fond, ou si l’artiste préfère se concentrer désormais sur la musique. L’avenir nous le dira. Ou peut-être même qu’un jour Nemo nous le révèlera en personne dans une interview. nant quatre Swiss Music Awards. Plus tard, Nemo a décidé de tourner le dos à la Suisse et de s’établir dans une grande ville. Sa grande libération, Nemo l’a vécue à Berlin, au moment de son coming out non binaire, six mois avant l’Eurovision. Quelle sera la suite? Après sa victoire à Malmö, les médias prophétisaient comme par réflexe une «carrière mondiale» pour Nemo, laquelle ne se produira probablement pas. «The Code» est incontestablement une bonne chanson. Mais aussi original que soit son mélange de styles, entre drum’n’bass, hip-hop, pop et musique classique, aussi virtuose que soit le chant de Nemo dans le refrain et aussi touchant que soit son texte autobiographique sur le fait d’être queer – «I went to hell and back, to find myself on track» –, le morceau n’en est pas moins formaté, finalement. On ne peut ignorer le fait qu’il a été écrit dans un «songwriting camp», en collaboration avec les créateurs de tubes chevronnés que sont Benjamin Alasu, Lasse Nymann et Linda Dale, et qu’il a été conçu comme un hit dès le départ. S’il est bien issu de la plume de Nemo, il est aussi un peu le fruit d’une recette. Ce qui n’est pas un gage de durabilité. Le fait qu’avant Nemo, presque aucun des vainqueurs de l’Eurovision n’ait réussi à s’imposer parle également en défaveur d’une carrière internationale. Les rares exceptions sont connues: il y a 50 ans, le groupe Abba gagnait le Grand Prix Eurovision de la Chanson pour la Suède. En 1988, c’est Céline Dion, future star planétaire, qui le remportait pour la Suisse. Les autres lauréats ont sombré dans l’oubli aussi rapidement qu’ils étaient apparus, faisant carrière tout au plus dans leur pays. En outre, le choix du vainqueur de l’Eurovision est souvent un choix politique ou sociétal avant tout, et pas un jugement musical, qui serait pourtant essentiel pour la suite d’une carrière. La chanson qui l’a emporté est chargée d’un message politique: Nemo se définit comme non binaire. Video: www.revue.link/nemo Revue Suisse / Juillet 2024 / N°4 13

Les premières représentations en plein air du «Grand Théâtre du Monde» d’Einsiedeln ont eu lieu en 1924. Ici, le personnage du «Monde», entouré par des «esprits de la terre». Photo Welttheater Einsiedeln Aujourd’hui encore, les rôles sont incarnés par des comédiens amateurs. En haut: scène du spectacle de 1960. En bas: lors des répétitions pour la pièce de 1981. Photos Welttheater Einsiedeln, Keystone À partir de l’an 2000, l’œuvre est réinterprétée par des auteurs suisses contemporains. Après 2000, c’est pour la seconde fois la version de Thomas Hürlimann qui est présentée sur la scène de l’abbaye en 2007. En haut: le «Monde» en robe rouge. À gauche: les principaux personnages de la pièce. Photos Welttheater Einsiedeln, Keystone En 1981, un grand P signifiant «pax» décorait la scène. Photo Welttheater Einsiedeln Revue Suisse / Juillet 2024 / N°4 14 Images

100 ans du Grand Théâtre du Monde d’Einsiedeln: un village en ébullition Depuis 1924, tous les cinq ans environ, le «Welttheater», un spectacle inspiré du «Grand Théâtre du Monde» du poète espagnol baroque Pedro Calderón de la Barca, se donne sur le parvis de l’abbatiale d’Einsiedeln. Depuis quelques décennies, des auteurs contemporains réinterprètent cette pièce religieuse vieille de quatre siècles. En 2024, c’est l’écrivain suisse Lukas Bärfuss qui l’a revisitée. 500 amateurs de théâtre du village d’Einsiedeln participent à ce spectacle en plein air. Suite en page 16 En 2013, l’écrivain Tim Krohn a thématisé la cupidité et les interventions de l’homme sur la nature en prenant exemple sur le génie génétique. Photos Welttheater Einsiedeln, Keystone En 2024, ce sont des femmes qui incarnent les rôles principaux du «Grand Théâtre du Monde». L’écrivain Lukas Bärfuss reprend les questions existentielles soulevées par le mystère de Calderón: quel est mon rôle dans l’existence? Qu’est-ce qu’une bonne vie? Photos Welttheater Einsiedeln Revue Suisse / Juillet 2024 / N°4 15

THEODORA PETER Le décor d’Einsiedeln est unique. La scène du «Grand Théâtre du Monde» se déploie sur la place bordée d’arcades de l’abbaye, deuxième plus grand parvis d’un seul tenant d’Europe après la place Saint-Pierre de Rome. Derrière elle resplendit l’imposante façade de l’église baroque. L’abbaye d’Einsiedeln est le lieu de pèlerinage le plus important de Suisse: dans la chapelle des Grâces, la Vierge noire attire chaque année des centaines de milliers de visiteurs fascinés. En 1917, un scientifique de la région découvre que le parvis de l’abbaye obéit à des lois acoustiques et se prêterait donc idéalement à des représentations théâtrales. L’abbé du cloître bénédictin accorde sa bénédiction pour que l’on y joue des drames liturgiques, et le choix se porte sur un mystère espagnol. Le poète baroque Pedro Calderón de la Barca a écrit «El gran teatro del mundo» dans les années 1630. Ce texte présente l’existence humaine comme une pièce de théâtre. Les rôles sont distribués par un «Auteur», qui charge le «Monde» de la mise en scène. Parmi les personnages allégoriques, on trouve le Riche, le Pauvre, le Roi, le Laboureur mais aussi la Beauté, la Sagesse et la Loi de grâce. Pendant 50 ans, le «Grand Théâtre du Monde» d’Einsiedeln s’est joué dans la traduction allemande de Joseph von Eichendorff, proche de l’original. En 1970, pour la première fois, des protestations se font jour, certains s’offusquant de l’image dépassée d’un ordre social voulu par Dieu, qui cimente les structures du pouvoir au lieu de les questionner. Des questions existentielles Trente ans passent encore avant que les organisateurs se soucient de moderniser la pièce. Pour les représentations de 2000 et de 2007, c’est l’écrivain suisse Thomas Hürlimann, ancien élève de l’école de l’abbaye d’Einsiedeln, qui est chargé de la réinterpréter. Depuis lors, le «Grand Théâtre du Monde» d’Einsiedeln intègre des questions d’actualité. Ainsi, en 2013, l’écrivain Tim Krohn, prenant exemple sur le génie génétique, place au cœur de la pièce les interventions de l’homme sur la nature et la quête de perfection. Le plus récent spectacle, reporté de 2020 à 2024 en raison de la pandémie de coronavirus, est issu de la plume de Lukas Bärfuss. Récompensé par plusieurs prix, l’écrivain fait partie des grandes voix de la littérature contemporaine suisse, scrutant sans ménagement l’évolution de la société. Bärfuss se pose lui aussi les questions existentielles que le mystère de Calderón soulève: «Quel est mon rôle dans l’existence? Pour quoi suis-je prêt à mourir? Qu’est-ce qu’une bonne vie?» Ces questions ont une validité éternelle, mais leur résonance dans la société a changé. Il y a quatre siècles, le destin d’un homme était plus ou moins scellé dès sa naissance. Qui naissait pauvre le restait, et n’avait plus qu’à espérer une amélioration dans l’au-delà. «Aujourd’hui, l’homme éclairé veut déterminer sa vie lui-même.» Dans la version de Bärfuss, c’est une femme, Emanuela, qui incarne tous les personnages de Calderón. Laboureuse de métier, elle parvient à devenir reine, puis perd le pouvoir et tombe dans la misère avant de se relever et de quitter ce monde en vieillarde. Un grand projet villageois La troupe d’Einsiedeln est composée d’environ 250 comédiens amateurs qui jouent un rôle principal ou font de la figuration. 250 autres personnes travaillent en coulisse. «Tout le village est impliqué d’une manière ou d’une autre», relève James Kälin, président de l’association Welttheatergesellschaft. Dans une interview donnée à la radio, il relate avoir contracté lui-même le virus du théâtre «avec le lait maternel». Enfant déjà, il s’est produit sur la place de l’abbaye, incarnant un ange chantant, tandis que son père tenait l’un des rôles principaux, celui du Pauvre. Sa mère travaillait en coulisse en tant que costumière, tout comme son grand-père auparavant. D’autres familles d’Einsiedeln sont également liées depuis des générations à ce spectacle en plein air. Le metteur en scène Livio Andreina, qui a créé le spectacle de 2024 avec Lukas Bärfuss, évoque «l’incroyable plaisir à jouer des participants». Ce qui se crée à Einsiedeln est unique en Suisse, a-t-il rapporté à un journal local. «C’est un projet social qui dépasse de loin le théâtre et qui mobilise tout le village.» Le cloître bénédictin est aussi représenté au comité de l’association théâtrale: depuis 100 ans, la production est soumise à sa bonne volonté. Au début, les moines composaient la musique du spectacle, mais depuis l’an 2000, ce sont des musiciens profanes qui s’en chargent. En revanche, dans les représentations de 2000 et de 2007, un moine était présent sur scène. Le père Kassian Etter, décédé en 2009, est toutefois le seul membre de la communauté ecclésiastique à être monté sur les planches jusqu’ici. Le poète espagnol baroque Pedro Calderón de la Barca (1600-1681) a écrit le drame liturgique «El gran teatro del mundo» pour la Fête-Dieu. En 2024, l’écrivain suisse Lukas Bärfuss (né en 1971) présente à Einsiedeln une interprétation contemporaine du «Grand Théâtre du Monde» de Calderón. Du mystère religieux à la pièce didactique moderne Le «Grand Théâtre du Monde» d’Einsiedeln est représenté jusqu’au 7 septembre. www.welttheatereinsiedeln.ch Bibliographie (en allemand): Einsiedler Welttheater. Lukas Bärfuss. Rowohlt Verlag, 2024. 100 Jahre Welttheater in 100 Geschichten. Walter Kälin. Schwyzer Heft n° 115, 2024. Revue Suisse / Juillet 2024 / N°4 16 Images

17 EVELINE RUTZ C’est le domicile et non la nationalité qui est déterminant dans l’assurance-maladie obligatoire. Tout individu vivant en Suisse doit y être assuré. Ceux qui quittent le pays doivent s’organiser dans celui où ils ont élu domicile. Grâce aux accords bilatéraux, cette règle ne s’applique pas aux Suisses qui s’établissent dans un pays de l’UE ou de l’AELE. En sont également exclus les fonctionnaires d’État détachés à l’étranger. En revanche, elle touche les personnes qui s’installent dans des pays tiers, par exemple en Amérique du Sud ou en Asie. Ces dernières doivent s’adresser à l’assurance publique de leur pays d’accueil ou souscrire une assurance privée. «C’est injuste, relève la conseillère nationale Elisabeth Schneider- Schneiter. Nombre de ces expatriés ont payé des primes en Suisse des années durant, certains sans jamais recourir ou presque à des prestations.» Être admis dans l’assurance de base de son nouveau pays de résidence coûte cher et n’est pas toujours possible. C’est notamment difficile pour les personnes âgées et malades. Elles ne sont souvent assurées, même par les assureurs privés, qu’avec des réserves, ce qui peut avoir de graves conséquences, souligne Elisabeth Schneider-Schneiter: «Dans les cas les pires, les soins leur sont refusés». Dans certains pays, on n’obtient des soins médicaux qu’en présentant une carte d’assuré, note Ariane Rustichelli, directrice de l’Organisation des Suisses de l’étranger (OSE). «C’est inacceptable et cela entraîne des situations dramatiques.» Il n’est pas rare de voir des malades, s’ils sont encore transportables, revenir en Suisse. Dès qu’ils y sont à nouveau domiciliés, ils bénéficient des prestations des caisses-maladie nationales. Nombre des près de 290000 Suisses de l’étranger qui vivent hors de l’UE/ AELE ont déjà un âge avancé, où les problèmes de santé augmentent. Et pour beaucoup la situation financière n’est guère florissante. «Ils ont émigré parce que la vie en Suisse était trop chère pour eux», déclare la directrice de l’OSE. Or, souligne-t-elle, réussir à se débrouiller dans un nouveau pays n’est pas facile pour un senior. Les réglementations en vigueur en matière d’assurance-maladie compliquent encore les choses. La Suisse, elle, en profite: «Notamment parce que des réductions de primes disparaissent.» Le principe territorial a des désavantages, confirme Willy Oggier, expert en économie de la santé. Au Brésil et en Thaïlande, par exemple, les Suisses de l’étranger sont exclus des assurances de base publiques. Souscrire une assurance privée n’est possible qu’à certaines conditions. Et les offres sont souvent limitées. Elles s’adressent par exemple exclusive- «Dans les cas les pires, les soins sont refusés aux malades» Les Suisses qui s’expatrient dans un pays ne faisant pas partie de l’UE/AELE ne peuvent pas conserver leur assurance-maladie en Suisse, et courent ainsi le danger de n’être couverts nulle part. La directrice de l’OSE, Ariane Rustichelli, relève que la Suisse profite des soins médicaux donnés à l’étranger: «Notamment parce que des réductions de primes disparaissent». La situation actuelle est «injuste» pour bon nombre d’expatriés, note la conseillère nationale Elisabeth Schneider-Schneiter: «Ils ont payé des primes en Suisse des années durant.» déposé une intervention dans ce sens. Selon elle, les expatriés doivent pouvoir être mieux pris en charge sur place: «Car s’ils sont moins nombreux à revenir en Suisse, cela profite aux caisses-maladie, qui font des économies.» Ariane Rustichelli appelle elle aussi de ses vœux un débat politique. «Une analyse de la situation actuelle serait un bon point de départ», dit-elle. Par ailleurs, l’OSE est en discussion avec plusieurs caisses-maladie en vue ment aux moins de 70 ans et requièrent en général un bilan de santé préalable. Par conséquent, des réserves sont émises sur les maladies existantes. Pour les caisses-maladie, il est souvent peu intéressant de proposer des polices d’assurance aux seniors: «Le marché est défavorable». La politicienne centriste Elisabeth Schneider-Schneiter aimerait que le Conseil fédéral procède à un état des lieux et propose des solutions. Elle a d’élargir l’offre de produits privés et d’améliorer les conditions. Willy Oggier pense qu’il faudrait envisager des solutions collectives pour certains pays ou régions. Les assureurs pourraient définir des règles uniformes dans des contrats cadres et fixer, par exemple, des suppléments pour les maladies existantes. «Ainsi, la couverture d’assurance s’améliorerait à court terme, du moins en partie», dit-il. Il est nettement plus ardu d’adapter la loi par la voie politique. D’autant plus que le gouvernement ne voit actuellement aucune nécessité d’agir. Elisabeth Schneider-Schneiter reste tout de même confiante: «Mon intervention bénéficie d’un large soutien: elle a de bonnes chances d’être acceptée». Le texte de l’intervention: www.revue.link/essf Revue Suisse / Juillet 2024 / N°4 Politique

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