Revue Suisse 4/2024

THEODORA PETER Le décor d’Einsiedeln est unique. La scène du «Grand Théâtre du Monde» se déploie sur la place bordée d’arcades de l’abbaye, deuxième plus grand parvis d’un seul tenant d’Europe après la place Saint-Pierre de Rome. Derrière elle resplendit l’imposante façade de l’église baroque. L’abbaye d’Einsiedeln est le lieu de pèlerinage le plus important de Suisse: dans la chapelle des Grâces, la Vierge noire attire chaque année des centaines de milliers de visiteurs fascinés. En 1917, un scientifique de la région découvre que le parvis de l’abbaye obéit à des lois acoustiques et se prêterait donc idéalement à des représentations théâtrales. L’abbé du cloître bénédictin accorde sa bénédiction pour que l’on y joue des drames liturgiques, et le choix se porte sur un mystère espagnol. Le poète baroque Pedro Calderón de la Barca a écrit «El gran teatro del mundo» dans les années 1630. Ce texte présente l’existence humaine comme une pièce de théâtre. Les rôles sont distribués par un «Auteur», qui charge le «Monde» de la mise en scène. Parmi les personnages allégoriques, on trouve le Riche, le Pauvre, le Roi, le Laboureur mais aussi la Beauté, la Sagesse et la Loi de grâce. Pendant 50 ans, le «Grand Théâtre du Monde» d’Einsiedeln s’est joué dans la traduction allemande de Joseph von Eichendorff, proche de l’original. En 1970, pour la première fois, des protestations se font jour, certains s’offusquant de l’image dépassée d’un ordre social voulu par Dieu, qui cimente les structures du pouvoir au lieu de les questionner. Des questions existentielles Trente ans passent encore avant que les organisateurs se soucient de moderniser la pièce. Pour les représentations de 2000 et de 2007, c’est l’écrivain suisse Thomas Hürlimann, ancien élève de l’école de l’abbaye d’Einsiedeln, qui est chargé de la réinterpréter. Depuis lors, le «Grand Théâtre du Monde» d’Einsiedeln intègre des questions d’actualité. Ainsi, en 2013, l’écrivain Tim Krohn, prenant exemple sur le génie génétique, place au cœur de la pièce les interventions de l’homme sur la nature et la quête de perfection. Le plus récent spectacle, reporté de 2020 à 2024 en raison de la pandémie de coronavirus, est issu de la plume de Lukas Bärfuss. Récompensé par plusieurs prix, l’écrivain fait partie des grandes voix de la littérature contemporaine suisse, scrutant sans ménagement l’évolution de la société. Bärfuss se pose lui aussi les questions existentielles que le mystère de Calderón soulève: «Quel est mon rôle dans l’existence? Pour quoi suis-je prêt à mourir? Qu’est-ce qu’une bonne vie?» Ces questions ont une validité éternelle, mais leur résonance dans la société a changé. Il y a quatre siècles, le destin d’un homme était plus ou moins scellé dès sa naissance. Qui naissait pauvre le restait, et n’avait plus qu’à espérer une amélioration dans l’au-delà. «Aujourd’hui, l’homme éclairé veut déterminer sa vie lui-même.» Dans la version de Bärfuss, c’est une femme, Emanuela, qui incarne tous les personnages de Calderón. Laboureuse de métier, elle parvient à devenir reine, puis perd le pouvoir et tombe dans la misère avant de se relever et de quitter ce monde en vieillarde. Un grand projet villageois La troupe d’Einsiedeln est composée d’environ 250 comédiens amateurs qui jouent un rôle principal ou font de la figuration. 250 autres personnes travaillent en coulisse. «Tout le village est impliqué d’une manière ou d’une autre», relève James Kälin, président de l’association Welttheatergesellschaft. Dans une interview donnée à la radio, il relate avoir contracté lui-même le virus du théâtre «avec le lait maternel». Enfant déjà, il s’est produit sur la place de l’abbaye, incarnant un ange chantant, tandis que son père tenait l’un des rôles principaux, celui du Pauvre. Sa mère travaillait en coulisse en tant que costumière, tout comme son grand-père auparavant. D’autres familles d’Einsiedeln sont également liées depuis des générations à ce spectacle en plein air. Le metteur en scène Livio Andreina, qui a créé le spectacle de 2024 avec Lukas Bärfuss, évoque «l’incroyable plaisir à jouer des participants». Ce qui se crée à Einsiedeln est unique en Suisse, a-t-il rapporté à un journal local. «C’est un projet social qui dépasse de loin le théâtre et qui mobilise tout le village.» Le cloître bénédictin est aussi représenté au comité de l’association théâtrale: depuis 100 ans, la production est soumise à sa bonne volonté. Au début, les moines composaient la musique du spectacle, mais depuis l’an 2000, ce sont des musiciens profanes qui s’en chargent. En revanche, dans les représentations de 2000 et de 2007, un moine était présent sur scène. Le père Kassian Etter, décédé en 2009, est toutefois le seul membre de la communauté ecclésiastique à être monté sur les planches jusqu’ici. Le poète espagnol baroque Pedro Calderón de la Barca (1600-1681) a écrit le drame liturgique «El gran teatro del mundo» pour la Fête-Dieu. En 2024, l’écrivain suisse Lukas Bärfuss (né en 1971) présente à Einsiedeln une interprétation contemporaine du «Grand Théâtre du Monde» de Calderón. Du mystère religieux à la pièce didactique moderne Le «Grand Théâtre du Monde» d’Einsiedeln est représenté jusqu’au 7 septembre. www.welttheatereinsiedeln.ch Bibliographie (en allemand): Einsiedler Welttheater. Lukas Bärfuss. Rowohlt Verlag, 2024. 100 Jahre Welttheater in 100 Geschichten. Walter Kälin. Schwyzer Heft n° 115, 2024. Revue Suisse / Juillet 2024 / N°4 16 Images

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