Revue Suisse 5/2024

Forêts, grands espaces et rébellion: face au vent dans le canton du Jura La Suisse veut investir des milliards dans ses autoroutes: folie démesurée ou fin des embouteillages? Une merveille de dix tonnes, prénommée Susanne: la plus grande cloche de Suisse chante admirablement OCTOBRE 2024 La revue des Suisses·ses de l’étranger

Nos partenaires : Vivre à l’étranger ou revenir en Suisse peut parfois être un défi ! Participez à nos webinaires en direct pour poser vos questions et obtenir des réponses des experts en la matière, ou explorez les thématiques déjà abordées (banques, service militaire, assurances, etc...) 15 octobre 2024 : « Défis d’un retour en Suisse à l’âge de la retraite » 10 décembre 2024 : « Travail et marché du travail en Suisse » Restez connecté·e et informé·e, où que vous soyez. Avec SwissCommunity, l’Organisation des Suisses de l’étranger, vous avez accès à des conseils sur mesure et à des webinaires exclusifs. Webinaires Conseils info@swisscommunity.org ©pexels.com Les services consulaires partout, facilement accessibles depuis vos appareils mobiles Lisbonne www.dfae.admin.ch Pour l’avenir de la Cinquième Suisse Grâce à un legs, permettez à lʼOrganisation des Suisses de lʼétranger de soutenir et représenter les droits des Suisses.ses de l’étranger. www.swisscommunity.link/legs Lisez comme sur papier. Profitez d’une version claire et lisible de la «Revue Suisse» sur votre tablette ou smartphone. L’application pour ce faire est gratuite et sans publicité. Vous la trouverez en recherchant «Swiss Review» dans votre magasin d’applications. REVUE SUISSE  Forêts, grands espaces et rébellion : face au vent dans le canton du Jura La Suisse veut investir des milliards dans ses autoroutes : folie démesurée ou fin des embouteillages ? Une merveille de dix tonnes, prénommée Susanne : la plus grande cloche de Suisse chante admirablement OCTOBRE 2024 La revue des Suisses·ses de l’étranger

Nous vous proposons de parler d’histoire et, pour cela, de remonter à 1815. L’Europe a des années mouvementées derrière elle: Napoléon a tenté de redessiner entièrement la carte du continent. Ses troupes ont envahi la Suisse et y ont chamboulé beaucoup de choses. Mais l’empereur a été vaincu. Au congrès de Vienne, en 1815, les puissances victorieuses retracent bon de nombre de frontières. Un territoire est attribué à la Suisse, et plus précisément au canton de Berne: le Jura. Nombreux sont les Jurassiens qui estiment alors faire partie de la Suisse, mais pas de Berne, et ce pour des raisons linguistiques, religieuses et culturelles. Berne alimente ce sentiment, ses politiciens faisant souvent peu de cas de ce nouveau territoire excentré. Ils font preuve de dédain envers ce qu’ils nomment «un méchant petit grenier». Le «conflit jurassien» dure 150 ans. L’incompréhension mutuelle s’amplifie et, dans les années 1960, la propension à la violence augmente. Par moments, le conflit menace de dégénérer en guerre civile. Par chance, cela ne se produit pas, et le conflit est aujourd’hui surmonté. Le grand tournant a eu lieu en 1974, soit il y a exactement cinquante ans: trois districts bernois ont alors décidé de se séparer de Berne et de former leur propre canton. Cinq ans après, le plus jeune canton de Suisse devient une réalité. Aujourd’hui, plus personne ne remet en question son existence; le Jura fait dorénavant partie de la diversité fédérale du pays (voir notre dossier «En profondeur», page 4 et ss.). La naissance de ce canton n’est pas due à la seule persévérance de ses habitants. Hors du Jura, il a également fallu que se renforce la volonté de trouver une solution et qu’un consensus puisse émerger. En 1978, on constate la réussite du processus. Cette année-là, le peuple suisse vote à 82 % pour la création du nouveau canton. Même dans le canton de Berne, qui risque de se voir amputé par la perte du Jura, l’approbation s’élève à près de 70 %. Aujourd’hui, de nombreux Bernois envahissent régulièrement le Jura, surtout le week-end et pendant les vacances. Mais non afin de reconquérir des territoires, mais simplement parce qu’ils aiment le Jura: loin d’être un «méchant petit grenier», c’est une région qui permet de se ressourcer grâce à ses forêts et ses grands espaces, ses rochers escarpés et ses gorges profondes, ses habitants courageux et son parfum de liberté frondeuse. «Expérimenter» le Jura d’aujourd’hui: la «Revue» l’a fait… à vélo. MARC LETTAU, RÉDACTEUR EN CHEF 4 En profondeur Jura libre! Il y a 50 ans était posée la première pierre du canton du Jura 9 Nouvelles Gros soucis financiers: la Confédération mise sur un plan d’épargne rigoureux 10 50 ans de la «Revue Suisse» La «Revue» fête ses 50 ans, et donne la parole à ses lecteurs pour l’occasion 12 Politique Alain Berset donne un nouvel éclat à la relation entre la Suisse et l’Europe Des milliards pour étendre le réseau autoroutier? Au peuple de trancher! 16 Reportage Tout ouïe pour la plus grande cloche de Suisse, qui orne la Collégiale de Berne Actualités de votre région 19 Chiffres suisses Non, le 1er août n’est pas l’anniversaire de la Suisse! Petit cours de rattrapage 20 Portrait Thomas Widmer arpente la Suisse à pied et en décrit la beauté dans ses livres 22 Nature et environnement Reliées entre elles, les voitures électriques peuvent former un réservoir d’énergie 28 Nouvelles du Palais fédéral Le réseau consulaire suisse est né à Bordeaux 30 SwissCommunity L’élection du CSE est à portée de clic L’expérience du Jura Photo de couverture: l’écusson jurassien flotte au-dessus de la ville de Moutier, qui rejoindra le canton du Jura en 2026. Photo Keystone La «Revue Suisse», magazine d’information de la «Cinquième Suisse», est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger. Revue Suisse / Octobre 2024 / N°5 3 Editorial Table des matières Cartoon Max Spring

4 JÜRG STEINER Telle une grande forteresse, la clinique du Noirmont trône sur la colline au-dessus du village jurassien du même nom. À l’arrière du bâtiment bée la gorge profonde et escarpée du Doubs, déjà française de l’autre côté de la vallée. Devant, à ses pieds, s’étend le haut plateau des Franches-Montagnes, couvert de forêts et peu peuplé à l’échelle suisse. La clinique du Noirmont, située à l’orée de la Suisse, est le plus grand centre national de réadaptation pour les personnes malades du cœur. C’est l’endroit idéal pour commencer notre périple d’exploration à travers le plus jeune canton du pays, où le cœur joue un rôle de premier plan. L’histoire rebelle du canton du Jura est aussi celle d’activistes qui avaient du cœur au ventre. Et cette histoire touche le cœur mêmes des non-Jurassiens, car il en émane un esprit de générosité, de non-conformisme et de liberté. Comme un contrepoint romantique à la Suisse éprise d’efficacité, de ponctualité et de compétitivité. Cinquante ans après, que reste-t-il de ce cœur combattant du Jura? A-t-il Face au vent, En 1974, les Jurassiens décidaient dans les urnes de se séparer de Berne pour former leur propre canton. Qu’est-ce qui caractérise la contrée la plus frondeuse de la Suisse, cinquante ans plus tard? Exploration à vélo. Notre vélo est prêt et notre exploration du Jura débute dans un paysage grandiose: à gauche Les Breuleux; à droite, dans la brume, Le Noirmont. Photos J. Steiner (en haut), Keystone (en bas) disparu derrière le mythe ou reste-t-il encore bien vivant? Ce n’est pas un hasard si nous avons choisi de chercher la réponse à cette question en parcourant le Jura à vélo d’ouest en est, du Noirmont au chef-lieu du canton, Delémont. Le canton du Jura est né de la persévérance de ses habitants face aux vents contraires de la politique. Et les vents contraires soufflent fort lorsqu’on roule à vélo sur les crêtes exposées de la chaîne du Jura. Plaies ouvertes Le dimanche 23 mars 1974, à l’annonce des résultats du scrutin, on a immédiatement compris qu’il s’agissait là d’un jour historique. «Il pleut la liberté», déclarait poétiquement Roger Schaffter, un leader politique du Rassemblement jurassien, alors que la pluie se mettait à tomber sur les escaliers de l’hôtel de ville de Delémont. Une petite majorité des citoyens des sept districts jurassiens venait de se prononcer en faveur de la séparation avec le canton de Berne. Et de corriger ainsi le verdict de 1815, 4 En profondeur

5 ton du Jura, qui gagnera ainsi 7 500 habitants. Ce sera là, peut-être, le point final du conflit épique qui a entouré la Question jurassienne. La création du canton du Jura a montré «la force que peut avoir la démocratie», a déclaré la conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider – qui habite Les Breuleux, non loin du Noirmont – dans une interview consacrée au 50e anniversaire du canton : «La liberté des peuples, la liberté de prendre des décisions soi-même est quelque chose d’essentiel pour le Jura et ses habitants.» À vélo dans les Franches-Montagnes, quand on lutte – face au vent, naturellement – sur des chemins déserts passant de temps à autre à proximité d’une ferme isolée pour rejoindre Saignelégier, on prend conscience que la brève définition de l’essence jurassienne donnée par la conseillère fédérale ne s’applique pas qu’à la politique, mais aussi pour la liberté en vertu duquel les grandes puissances européennes, après la victoire sur Napoléon et le congrès de Vienne, avaient adjugé le Jura – qui appartenait auparavant à l’évêché de Bâle – aux Bernois. En recevant ce territoire excentré, Berne s’était vu dédommagé du fait d’avoir dû céder ses possessions en Argovie et en pays de Vaud. Mais ce rattachement annonçait déjà les conflits, la discrimination et les poussées autonomistes qui suivraient, car le petit territoire catholique et francophone du Jura se retrouvait minoritaire au sein du grand canton de Berne, protestant et germanophone. Avec le recul, les politologues jugent que la situation du Jura, avant la votation historique de 1974, aurait même pu déboucher sur une guerre civile dans cet îlot de paix qu’était alors la Suisse. Ils n’exagèrent pas: à partir des années 1960, l’organisation séparatiste du Rassemblement jurassien, et sa section jeune, le Groupe Bélier, orchestraient la résistance contre Berne avec tant de virtuosité et de fureur qu’il s’en fallut souvent d’un cheveu que le conflit dégénère. Les Jurassiens faisaient forte impression en mettant le feu à des manuels de défense civile sur la Place fédérale et en prenant d’assaut la salle du Conseil national. Plus tard, des groupes dissidents radicaux allumèrent des incendies criminels. En juin 1974, toutefois, une décision de principe pacifique et démocratique en faveur de l’autodétermination jurassienne parvint à s’imposer. Mais cette décision ouvrait de nouvelles plaies. Car seuls les trois districts du nord – Franches-Montagnes, Porrentruy et Delémont – se déclaraient favorables à la création d’un nouveau canton, les districts du Jura-Sud demeurant fidèles au canton de Berne. La force de la démocratie En 1979, quand le nouveau canton fut créé et entra dans la Confédération, le Jura était douloureusement divisé en deux. Dans les esprits et les cœurs de la population jurassienne, les fronts étaient restés irréconciliables ou s’étaient même durcis. Des attentats et des provocations éclatèrent, par exemple le vol audacieux de la légendaire pierre d’Unspunnen (83,5 kilos) dans l’Oberland bernois, une pierre qui fait l’objet d’une compétition traditionnelle de lancer sportif. Au début de 2026, le district bernois de Moutier rejoindra lui aussi tout de même le canGuerre des symboles: en 2001, l’actrice Shawne Fielding présente la pierre d’Unspunnen, qui vient d’être retrouvée. En 1984, les séparatistes l’avaient volée, cachée et ornée de messages politiques. Photo Keystone L’opposition des séparatistes jurassiens au canton de Berne a été bruyante et véhémente. Ici, en 1972, le «Groupe Bélier» manifeste à Berne pour un canton du Jura indépendant. Photo Keystone Revue Suisse / Octobre 2024 / N°5

au paysage. La Suisse compte en moyenne 214 habitants au kilomètre carré, contre seulement 88 pour le canton du Jura. Ici, malgré de bonnes dessertes routières, il est possible de vivre assez loin de son plus proche voisin pour que la seule distance géographique alimente la tolérance vis-à-vis de ceux qui ont des opinions divergentes ou aiment se livrer à des expérimentations. Au Café du Soleil, sur la place du marché de Saignelégier, on cultive depuis longtemps le non-conformisme. En 1980, un an après la création du canton, un groupe d’amis rachetait l’ancienne auberge et en faisait un lieu de culture où, comme le proclame son manifeste de fondation, «prédominent l’analyse critique et la liberté, comprise comme une reconquête de l’autonomie personnelle, susceptible de contribuer à celle de la région». Depuis, la fureur alternative s’est un peu calmée au Café du Soleil. Sur la carte des mets, on trouve aussi bien des rouleaux de printemps végétariens que des entrecôtes de 200 grammes, le tout sur une toile de fond culturelle qui propose expositions et concerts. Tout de même, ce sont des lieux comme Saignelégier qui font que l’image romantique d’un Jura frondeur reste gravée dans le cœur des visiteurs venus de l’extérieur. Antimilitaristes et écologistes Le camping local est situé non loin de l’étang de la Gruère, un joyau rappelant les lacs scandinaves. Il fait partie des très rares campings suisses qui ne disposent ni d’emplacements délimités, ni de prises électriques. Ne parlons même pas d’un système de réservation. Car ici, il y a de la place pour tout le monde : «C’est ça, la liberté», estiment les gérants. Chemin faisant, on traverse le village franc-montagnard des Genevez, qui paraît assoupi et dont la caractéristique la plus frappante est la jeunesse de son maire, Anael Lovis, âgé de 23 ans. Il y a plusieurs décennies, cependant, la petite commune s’est fait un nom en tant que nid de la rébellion, car sa population s’est opposée à la construction d’une place d’armes, prévue de longue date, afin de préserver le marais. «Quelque chose de très important pour l’identité jurassienne», note la conseillère fédérale Elisabeth Baume-Schneider. Et très important aussi pour la perception du Jura par les antimilitaristes et les écologistes de la Suisse alémanique. L’image progressiste que le Jura projette à l’extérieur est renforcée par le fait qu’en 1979, le jeune canton, rebelle mais ambitieux, s’est doté d’une Constitution très en avance sur son temps (et sur le reste de la Suisse). Il y a en effet inscrit le droit de grève, le droit au travail et au logement, l’égalité des sexes et a institué un Bureau de la condition féminine. En outre, les étrangers établis dans le Jura ont le droit de participer aux élections et aux votations cantonales. Les paysages naturels, comme ici l’étang de la Gruère, façonnent aujourd’hui l’image du Jura en Suisse. Photo Keystone Le canton du Jura dans ses frontières actuelles. Au début de 2026, il s’agrandira: Moutier, que l’on voit sur la carte entre Delémont et Granges, quittera le canton de Berne pour rejoindre celui du Jura. Dans l’espace culturel du Café du Soleil, à Saignelégier, on cultive depuis longtemps le non-conformisme. Photo Jürg Steiner Le Noirmont Revue Suisse / Octobre 2024 / N°5 6 En profondeur

La promesse de la Transjurane Dans la longue descente depuis le haut plateau des Franches-Montagnes, le cycliste a tout loisir de réfléchir à l’image du Jura. Dans les étroites et profondes gorges du Pichoux, où la route érodée parvient à peine à se frayer un passage, un vent chaud nous souffle au visage. Il monte de la plaine assagie, plus densément peuplée, qui s’étend entre Bassecourt et Delémont, où le Jura fait une autre impression: celle d’une région qui ne se fiche pas allègrement des conventions, mais qui lutte pour son intégration économique. On aperçoit les ouvrages de la Transjurane, l’autoroute de 85 kilomètres qui traverse le Jura jusqu’à la frontière française, de Bienne à Boncourt. En raison de la complexité géologique et des innombrables ponts et tunnels qu’il a fallu construire, et qui ont été particulièrement soignés du côté esthétique par l’architecte tessinoise Flora Ruchat-Roncati, cette voie rapide a coûté 6,6 milliards de francs. La construction de la Transjurane a débuté peu après la création du canton, et elle s’est achevée en 2017. Elle traduit l’engagement de la Confédération à relier cette région frontalière défavorisée aux centres économiques dynamiques du Plateau suisse. Il est difficile d’évaluer si la Transjurane a les effets escomptés. Tandis que la population de la Suisse connaît une forte croissance, elle est pratiquement stagnante dans le canton du Jura. La force économique jurassienne est inférieure et le chômage supérieur à la moyenne suisse; et financièrement parlant, le canton marche sur la corde raide. On peut se demander si la liaison autoroutière ne facilite pas autant l’émigration que l’immigration. L’historien jurassien Clément Crevoisier abonderait probablement dans ce sens. Depuis plusieurs dizaines d’années, il publie des textes engagés et critiques au sujet de son canton. Pour lui, l’isolement linguistique et géographique du Jura est un problème majeur. Les Jurassiens, dit-il, n’ont pas même l’impression de faire partie de la Suisse romande. Les personnes qui font des études, par exemple, doivent s’en aller, et souvent ne reviennent pas. Pour Clément Crevoisier, le fait qu’on se soit concentré pendant des décennies sur le conflit jurassien a aussi favorisé un durcissement mental qui entrave le potentiel de développement du canton. «Lorsqu’on l’observe à travers des lunettes idéologiques où tout est noir ou blanc, on ne peut que méconnaître les racines multiculturelles du Jura», note-t-il. Des indociles empêchés L’ancien conseiller d’État jurassien Jean-François Roth est lui aussi préoccupé par la stagnation de son canton. «Le Jura est devenu plutôt calme. Je ne suis pas sûr qu’il incarne encore, aujourd’hui, l’idée qui a présidé à sa création», a-t-il commenté à l’occasion du 50e anniversaire de l’historique plébiscite jurassien. L’esprit de renouveau jurassien est-il un mythe rabougri, soufflé par le vent d’une croissance économique forcée? Notre vélo est à présent garé dans la petite zone piétonne de la gare de Delémont, dont l’aménagement manque singulièrement d’inspiration. C’est ici, dans le chef-lieu du canton, que travaille l’écrivain Camille Rebetez, jusqu’à peu responsable de la médiation culturelle de l’ambitieux Théâtre du Jura. Ses parents font partie des cofondateurs du Café du Soleil à Saignelégier. Lui-même a scénarisé la série de bandes dessinées «Les indociles», qui a été adaptée pour la télévision suisse en 2023. Dans la bande dessinée qu’il a créée avec Pitch Comment, Camille Rebetez suit le parcours de trois jeunes amis qui, à partir des années 1970, décident de mettre en œuvre l’utopie d’une vie libre et égalitaire dans les Franches-Montagnes. Et qui, ce faisant, se heurtent douloureusement à la réalité et aux faiblesses humaines. «Mes protagonistes ne pèsent rien face au libéralisme économique dominant», déclarait Camille Rebetez dans les médias au moment de la parution du dernier tome de la bande dessinée: «Ils doivent apprendre à perdre, tout en gardant l’espoir. Ils ne sauvent pas le monde, certes, mais ils luttent pour qu’il reste possible de le faire.» Cinquante ans après sa création, cette brève formule réaliste pourrait aussi s’appliquer au canton du Jura. Ambiance explosive en novembre 1969: de jeunes séparatistes jurassiens mettent le feu à des exemplaires du manuel rouge de défense civile, une publication controversée, devant le Palais fédéral. Photo Keystone En 1971, les «Béliers» prétendaient murer l’entrée de l’Hôtel du gouvernement à Berne, mais leur plan fut frustré sans ménagement par la police. Photo Keystone Revue Suisse / Octobre 2024 / N°5 7

Une erreur de calcul concernant l’AVS provoque de vifs remous politiques En août, les autorités fédérales l’ont confirmé: leurs calculs concernant l’avenir financier de l’AVS, un pilier central de la prévoyance vieillesse suisse, étaient faux. L’office fédéral chargé d’établir des prévisions a commis une erreur de 14 milliards de francs à cause d’une formule de calcul erronée. Autrement dit, l’AVS est en meilleure santé financière que ce qu’on pensait. Cette erreur a désormais des conséquences politiques. Car les prévisions financières – inexactes – étaient un argument majeur, notamment lors de la votation populaire du 25 septembre 2022 sur la hausse de l’âge de la retraite des femmes. Ces chiffres trop pessimistes figuraient également dans le matériel de vote. Pensant que l’AVS était en détresse financière, une petite majorité de 50,5 % avait finalement accepté d’élever l’âge de la retraite. Les Verts suisses, en particulier, exigent à présent une nouvelle votation à ce sujet. Leur présidente, Lisa Mazzone, a déjà annoncé que le parti ferait recours auprès du Tribunal fédéral, la plus haute instance judiciaire suisse. Le Parti socialiste a, quant à lui, immédiatement exigé que l’introduction de la 13e rente AVS approuvée par le peuple soit mise en œuvre plus tôt que prévu, à savoir dès 2025, puisque, souligne-t-il, l’argent pour ce faire est disponible. Plusieurs politiciens du camp bourgeois ont eux aussi réagi avec véhémence à l’erreur de calcul des autorités, leur reprochant d’avoir trahi la confiance du peuple dans les institutions nationales, et ce à un moment où la Confédération annonce de douloureuses mesures d’austérité de grande ampleur (à ce sujet, voir p. 9). (MUL) Jeux olympiques: la Suisse remporte huit médailles, et en manque neuf de peu Avec sa victoire olympique à Paris, Chiara Leone (26 ans) a fait la joie de la Suisse. La tireuse a remporté haut la main l’épreuve de tir à la carabine à 50 mètres trois positions. Julie Derron (triathlon) et Steve Guerdat (saut d’obstacles) ont, quant à eux, fait gagner des médailles d’argent à la Suisse. Et cinq sportifs suisses ont remporté le bronze: Zoé Claessens (BMX Racing), Audrey Gogniat (carabine à air comprimé à 10 m), Roman Mityukov (natation, 200 m dos), Roman Röösli et Andrin Gulich (aviron, deux sans barreur) ainsi que le duo constitué par Tanja Hüberli et Nina Brunner (beachvolley). Ce bilan permet à l’association Swiss Olympic d’atteindre le but qu’elle s’était fixé, même si sa joie est légèrement troublée par le fait que dans neuf disciplines, les athlètes suisses sont arrivés au quatrième rang, manquant ainsi de peu un succès olympique. Dans le tableau des médailles, la Suisse se situe donc bien plus bas que d’ordinaire, en se classant 48e. (MUL) Vous trouverez également des informations plutôt étonnantes sur les anciens médaillés suisses aux Jeux olympiques dans notre rubrique «Chiffres suisses» (p. 19). Susanne Wille Elle s’est vu confier le poste sans doute le plus ardu de la branche suisse des médias: dès le 1er novembre 2024, Susanne Wille sera la directrice générale et présidera aux destinées de la Société suisse de radiodiffusion et télévision (SSR) et de ses 7000 employés dans toutes les parties du pays. L’entreprise de médias de droit public possède des chaînes en quatre langues: SRF en Suisse alémanique, RTS en Suisse romande, RSI au Tessin et RTR dans l’espace romanchophone. La plate-forme web internationale Swissinfo, qui relate l’actualité suisse en dix langues, lui appartient aussi. Financée par la redevance, la SSR fait face à des vents contraires. En 2026, le peuple votera sur l’initiative «200 francs, ça suffit!». Lancée par des partis de droite, celle-ci exige que les ménages privés ne paient plus que 200 francs au lieu de 335 francs par an pour le service public de radiodiffusion-télévision, et que les entreprises soient entièrement exonérées de cette «taxe obligatoire». Si l’initiative est acceptée, des coupes sombres menacent la SSR. C’est à Susanne Wille qu’échoit la mission d’éviter ce scénario redouté et de convaincre le peuple de voter non. L’ancienne animatrice de télévision, aujourd’hui responsable de la culture à SRF, est surtout connue et très appréciée en Suisse alémanique. Âgée de 50 ans, elle affirme qu’elle se battra pour une SSR «à l’écoute du peuple, proche des gens et avec laquelle on peut s’identifier». Sa popularité est vue comme un atout par ceux qui, malgré l’érosion des audiences, défendent un service public fort. La nouvelle directrice générale sera tout de même obligée de faire des économies: le Conseil fédéral entend faire un pas en direction des initiants en baissant la redevance de la SSR à 300 francs. Susanne Wille devra prendre des décisions impopulaires. THEODORA PETER Revue Suisse / Octobre 2024 / N°5 8 Sélection Nouvelles

9 SUSANNE WENGER La ministre des finances, Karin Keller-Sutter (PLR), ne cesse de tirer la sonnette d’alarme. «Les finances fédérales sont dans le rouge», a déclaré la conseillère fédérale dès le début de l’année. Le budget fédéral de 2025, qu’elle a présenté avant les vacances d’été, sera déjà allégé de plus de deux milliards de francs. Plusieurs mesures à court terme y contribueront, notamment des réductions linéaires touchant tous les départements (et auxquelles n’échappera pas la «Revue Suisse»: cf. page 33). Le fait que le budget proposé n’affiche qu’un léger déficit (85,7 milliards de recettes contre 86,5 milliards de dépenses) est dû à la hausse des recettes fiscales attendue par l’État. Cependant, les mesures d’austérité ne font que commencer, prévient Karin Keller-Sutter. Les projections du gouvernement font état d’un déficit structurel (partie du déficit non imputable à la conjoncture) de l’ordre de 2,5 milliards de francs à partir de 2027. Néanmoins, soutient la ministre des finances, un tel déficit irait à l’encontre du «frein à l’endettement» que la Suisse a adopté par décision populaire en 2003. Dans quels secteurs faire des coupes? La menace des chiffres rouges est due à une «forte hausse des dépenses», souligne Karin Keller-Sutter. Il va donc falloir se serrer la ceinture. Mais dans quels secteurs devra-t-on faire des coupes? Deux tiers des dépenses fédérales sont liées à la loi, et d’influents lobbys au Parlement savent très bien comment préserver leur chasse gardée. De plus, les partis ne sont pas d’accord sur la manière d’appliquer le frein à l’endettement: la droite préconise une discipline budgétaire très stricte, tandis que la gauche estime qu’il devrait exister une certaine marge d’interprétation. Une chose est sûre: le taux d’endettement de la Suisse, c.a.d. le rapport entre la dette publique et le PIB, a de nouveau augmenté durant la pandémie de coronavirus. Mais au cours des vingt années de stabilité financière qui ont précédé, les dettes avaient non seulement été évitées, mais même effacées. Le taux d’endettement de la Suisse reste faible en comparaison internationale. Les détracteurs de Karin Keller-Sutter rétorquent que la hausse des dépenses qu’elle décrie ne sont pas sans utilité: sécurité sociale, qualité des infrastructures. Autant de questions qui font l’objet de débats passionnés depuis des mois à Berne, de manœuvres hâtives et de marchandages au Parlement, le tout avec des implications particulièrement importantes en matière de sécurité et de coopération internationales. Au milieu de ces appels aux restrictions budgétaires, la majorité du Parlement entend toutefois augmenter le budget de l’armée de quatre milliards de francs avant 2030, soit plus tôt que ce qui était prévu au départ, en raison de la dégradation du contexte sécuritaire sur la toile de fond de la guerre en Ukraine. Le Conseil des États propose de compenser la moitié de cette hausse des dépenses par des coupes dans l’aide au développement car, argumente-t-il, les fonds alloués à cet effet ont augmenté au cours de ces dernières années, sans que pour autant tous les projets d’aide aient été véritablement efficaces. Prendre de l’argent aux plus démunis pour le donner à l’armée: cela pèserait d’autant plus lourd dans Marchandages au Parlement L’armée verra son budget augmenter, alors même que la Confédération prétend faire des économies en vue des déficits attendus pour ces prochaines années. En Suisse, les finances fédérales font actuellement l’objet d’âpres débats. Karin Keller-Sutter, ministre des finances, ne cesse de tirer la sonnette d’alarme: les mesures d’austérité ne font que commencer. Photo Keystone la balance que le Conseil fédéral prévoit à son tour de détourner l’aide au développement pour financer une partie de son budget consacré à l’Ukraine au cours des quatre prochaines années. La décision prise par le Conseil des États en juin dernier a suscité de nombreuses critiques, non seulement de la part de la gauche et des organisations d’aide au développement, mais aussi de la part de l’Association de politique étrangère et du Secrétariat d’État à l’économie. Les opposants font valoir que l’aide au développement devrait également faire partie intégrante d’une politique de sécurité éclairée et que la solidarité de la Suisse dans le monde est en jeu. Un automne financier brûlant Le Conseil national devait voter le budget de l’armée lors de sa session d’automne (après la clôture de la rédaction de la «Revue Suisse»). En outre, un groupe d’experts externes mandaté par le Conseil fédéral devait présenter des propositions destinées à assainir le budget fédéral. Depuis le printemps, ce groupe a passé au peigne fin toutes les dépenses et subventions de l’État. Une série de tables rondes suivra, et les principales décisions seront prises lors de la session d’hiver du Parlement. La Suisse a un automne et un hiver financiers brûlants devant elle. Cet article reflète la situation à la date de clôture de notre rédaction, le 26 août 2024. Revue Suisse / Octobre 2024 / N°5 Nouvelles

Elle n’a pas besoin de gâteau. Ni même de déboucher le champagne. Lorsqu’une revue fête son anniversaire, son plus beau cadeau est de recevoir l’avis de ses lecteurs – qu’il soit bienveillant ou critique. En ce moment, notre cadeau est même double. D’une part, nous avons reçu plusieurs milliers de réponses à notre sondage des lecteurs. Elles seront dépouillées ces prochaines semaines. D’autre part, notre boîte aux lettres est emplie de courriers de personnes qui nous lisent sur toute la planète, et qui nous expliquent ce qui les relie à la «Revue Suisse» et ce qu’elle leur inspire. Nous vous présentons ici une petite partie de ces témoignages. Vous en trouverez d’autres sur: www.revue.link/temoignages Ce qui nous réjouit particulièrement, c’est que de nombreux lecteurs voient la «Revue» de la même façon que nous aimons nous-mêmes la voir: non pas comme un simple vecteur d’informations, mais aussi d’émotions. Et, dans le cas de la version imprimée, comme un trait d’union concret entre ici et là-bas, entre les pays qui font partie de la biographie de chacun. Le premier numéro de la «Revue Suisse» est paru en 1974. Comment est-elle devenue ce qu’elle est aujourd’hui ? A l’occasion de son 50e anniversaire, découvrez l’histoire de la «Revue» dans le monde, et de la Suisse dans la «Revue», sur: www.revue.link/jubile50 Pour notre 50e anniversaire, toutes nos éditions dans toutes les langues de publication ont été numérisées. Tous les anciens numéros de la «Revue Suisse» sont ainsi aisément accessibles. Cette possibilité est offerte par la Bibliothèque nationale suisse en coopération avec E-Periodica, un service de la bibliothèque de l’EPFZ: www.revue.link/larevue50 MARC LETTAU, RÉDACTEUR EN CHEF «Je suis Suisse, Vaudois, Lausannois et maintenant je suis aussi Canadien, Québécois et Blainvillois, deux nationalités, une origine – la Suisse. La ‹Revue Suisse› est une connexion permanente avec mon pays de cœur dans mon chez-moi au Québec. La ‹Revue Suisse›, c’est comme le Cenovis ou la moutarde Thomy: on ne peut pas s’en passer!» PHILIPPE MAGNENAT, QUÉBEC, CANADA «Pour moi, la ‹Revue Suisse› a longtemps été le seul lien entre la Suisse et l’Argentine. Aujourd’hui étudiante en sciences politiques, j’apprécie particulièrement les articles ayant trait à l’actualité de l’État suisse. Mais la ‹Revue Suisse› ne fait pas qu’informer, elle relie aussi: en 2016, j’ai participé à un camp de jeunesse, une expérience qui a changé ma vie et qui m’a fait apprécier encore davantage mes racines familiales.» ANA SCHNEEBELI, 19 ANS, ARGENTINE «La ‹Revue Suisse› est un de mes liens actifs avec les Suissesses et Suisses qui vivent à l’étranger. Assurer un tel lien est important afin que pour nous Suisses, présents tout autour du monde, l’adage ‹Loin des yeux, loin du cœur› soit démenti! Grâce à la ‹Revue Suisse›!» LAURENT WEHRLI, CONSEILLER NATIONAL GLION (VD), SUISSE «Je suis née ailleurs. Pourtant, je suis Suissesse de nationalité et de cœur. Je goûte la ‹Revue› comme autrefois le Ragusa. Durant la lecture, un pont imaginaire relie mes années vécues en Suisse à l’instant de maintenant. Elle flâne parmi les livres, les pinceaux, sur mon bureau. Plus tard, la ‹Revue› se transforme en support pour protéger la table; accueille émotions, couleurs, acryliques sur toiles. Conviviale, la ‹Revue› devient cardinale.» IOANA LAZAROIU, FRÉJUS-SAINT RAPHAËL, FRANCE 50e anniversaire de la ‹Revue›: les courriers de nos lecteurs Il y a 50 ans, le premier numéro de notre revue arrivait dans les boîtes aux lettres des Suisses vivant à l’étranger. Aujourd’hui, notre propre boîte aux lettres déborde de courriers de nos lecteurs, qui décrivent l’usage qu’ils font de la «Revue Suisse» et l’importance que celle-ci a pour eux. Revue Suisse / Octobre 2024 / N°5 10 anniversaire de la «Revue Suisse»

«La ‹Revue Suisse› a toujours été un pont me reliant avec une partie de mes racines. Depuis que je suis née, le facteur nous apporte cette revue d’un pays lointain qui, à en juger d’après les photos et les textes qu’elle contient, offre ordre social et puissance économique, mais aussi des paysages d’une incomparable beauté: collines, montagnes et trains dignes des meilleurs peintres. La Suisse comme l’image de la perfection, et la ‹Revue Suisse› comme notre fenêtre ouverte sur la Suisse!» MICAELA BERTUCHE, ARGENTINE «La ‹Revue Suisse› est excellente à tous les égards. Que la rédaction prenne note, avec son sens habituel de la solidarité patriotique, de ma note globale de 20+/20 et de mon amour pour notre beau pays.» C.N.M. ETIENNE MAFFEI, FRANCE «J’apprécie les lectures de qualité et la ‹Revue Suisse› ne m’a jamais déçue. Elle est rédigée avec soin et représente une fenêtre ouverte sur la Suisse. C’est comme si l’on recevait un petit morceau de Suisse livré à domicile, sans qu’on ait à gravir les Alpes ou à chanter du yodel. Chaque édition me donne le sentiment d’être reliée à mes origines et à la communauté suisse en général. Ce que je préfère dans la ‹Revue Suisse›, c’est sa capacité à trouver l’équilibre parfait entre un journalisme sérieux et des récits plus légers.» RUTH KAMIENECKI-BRASCHLER ET FAMILLE, ÉTATS-UNIS «Mon voyage avec la ‹Revue Suisse› a commencé quand j’étais à l’école enfantine. J’ai un souvenir très vif de la manière dont je la feuilletais avant même de savoir lire, tant j’étais fasciné par les photos. Cette expérience nostalgique a créé un lien solide qui perdure jusqu’à ce jour: chaque édition propose une foule de connaissances et d’éclairages. Ainsi, la ‹Revue Suisse› reste un lien essentiel avec notre héritage suisse et nous transmet un sentiment de continuité et de communauté qui est d’une valeur inestimable pour les Suisses de l’étranger sur toute la planète.» FRANCOIS SCHWALB, MOOKETSI, AFRIQUE DU SUD «Depuis que je me suis établie aux États-Unis, il y a 33 ans, je suis une lectrice assidue de la ‹Revue Suisse›. Elle a toujours été là, dans ma boîte aux lettres. Ce qui me donne envie de la lire, ce sont ses articles captivants sur le riche paysage culturel et politique de la Suisse. Mais ce que j’apprécie le plus, ce sont les pages consacrées aux différents clubs suisses en Amérique du Nord. Ces éclairages m’inspirent. Il est beau de voir à quel point les Suisses de l’étranger gardent un lien actif avec leur héritage, et comment la ‹Revue Suisse› fait office de trait d’union précieux avec notre pays d’origine.» HEDWIG VICKI BURKHARD, FORT MYERS, ÉTATS-UNIS Revue Suisse / Octobre 2024 / N°5 11

EVELINE RUTZ Située au cœur de l’Europe sans en faire partie, la Suisse suit son propre chemin sur le continent. Elle n’est donc généralement pas conviée aux rencontres des chefs d’État. Comme le montrent régulièrement les sondages, le peuple suisse fait preuve, dans sa majorité, de scepticisme visà-vis de l’Union européenne (UE). Les tentatives de rapprocher la Suisse de l’UE ont du mal à s’imposer en politique, tant la crainte que le pays perde sa souveraineté et sa prospérité est grande. Une majorité de Suisses perbe résidence à Strasbourg. Il dirige plus de 1 800 collaborateurs et gère un budget de près de 625 millions de francs. Il est responsable de l’orientation stratégique du Conseil de l’Europe et le représente à l’extérieur. Succédant à la Croate Marija Pejčinović Burić, plutôt réservée, Alain Berset frappe par son autorité et sa volonté de faire bouger les choses. Il entend renforcer le poids de cette organisation qui défend les droits humains et comprend aussi la Cour européenne des droits de l’homme (CourEDH). Alain Berset pourrait également aider Grâce à Alain Berset, la Suisse sera plus présente en Europe Pour la première fois, un Suisse a été élu à la tête du Conseil de l’Europe: son nouveau Secrétaire Général s’appelle Alain Berset et a pour objectif de renforcer cette organisation internationale. Mais il pourrait également aider la Suisse à gagner en visibilité en Europe. tée à ce poste clé a une signification particulière pour la Suisse, poursuit-elle, car elle n’est pas membre de l’UE. Alain Berset a toutes les cartes en main pour rehausser l’image du Conseil de l’Europe. Cette façon de participer à l’Europe plaît à beaucoup. La Suisse se verra renforcée dans son rôle de médiatrice, note le politicien UDC Alfred Heer. Il préside la délégation suisse auprès de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe (APCE) et relate qu’on lui témoigne désormais bien plus de respect. «Il est toujours utile d’avoir un concitoyen à un poste clé.» Alfred Heer souligne toutefois que le Secrétaire Général a des obligations vis-à-vis du Conseil et de ses 46 États membres. Pour lui, le fait qu’Alain Berset ne soit pas issu d’un pays de l’UE est un atout : «J’espère que le Conseil de l’Europe pourra à nouveau jouer un rôle plus actif dans le règlement des conflits.» La priorité d’Alain Berset: l’Ukraine Le nouveau Secrétaire Général l’a répété plusieurs fois : il compte faire du soutien à l’Ukraine une priorité. «Les dommages qui lui ont été infligés doivent être compensés», dit-il. Afin de pouvoir un jour calculer le montant de ces dommages, le Conseil de l’Europe prévoit de documenter les conséquences de l’agression russe. Alain Berset entend renforcer l’organisation dans son ensemble. Il veut lutter contre la désinformation et la manipulation d’informations, qui ont pris de nouvelles formes grâce à l’intelligence artificielle. Lors de son élection, il a parlé de la grande responsabilité qui lui échoyait. Le Conseil de l’Europe, a-t-il déclaré, se bat pour la démocratie, les droits de l’homme et l’état de droit. «Ce sont les Rencontre avec son successeur: la Secrétaire Générale du Conseil de l’Europe, Marija Pejcˇinovic´ Buric´, lors d’une visite en Suisse en septembre 2023, à côté d’Alain Berset, alors président de la Confédération. Photo Keystone semblent donc s’accommoder du fait que leur pays joue un rôle secondaire sur la scène politique européenne. Le fait qu’au printemps, tous les partis aient soutenu la candidature du socialiste Alain Berset, conseiller fédéral jusqu’en 2023, au poste de Secrétaire Général du Conseil de l’Europe, est donc digne d’être relevé. Des Verts à la frange droite de l’UDC, l’unanimité régnait: la Suisse voulait saisir l’opportunité rare d’occuper ce poste influent. Le succès a été au rendez-vous et, depuis le 18 septembre 2024, Alain Berset est en fonction. L’homme de 52 ans occupe une sula Suisse à gagner en visibilité: non qu’il puisse défendre les intérêts nationaux de celle-ci, mais comme représentant d’un pays médiateur dans les conflits, qui est fier de sa tradition des «bons offices». La façon suisse de participer à l’Europe La Suisse sera moins isolée en Europe, affirme Mme Helen Keller, ancienne juge à la CourEDH. «Elle a gagné une importante figure de proue dans une organisation de premier plan», juge la professeure de droit. Être représenRevue Suisse / Octobre 2024 / N°5 12 Politique

début, le ministre de la santé a été sous les feux de la rampe. Et il a été acclamé, comme tous les membres du Conseil fédéral, pour la mesure dont il a fait preuve, en comparaison internationale, dans les restrictions imposées à la vie publique. Ce qui ne l’a d’ailleurs pas empêché d’essuyer des critiques virulentes des milieux opposés à la limitation des contacts ou au port de masques hygiéniques, par exemple. Durant son mandat au Conseil fédéral, Alain Berset a en outre été confronté à une tentative de chantage d’une ancienne maîtresse. À l’été 2022, il a attiré l’attention des médias quand, à l’occasion d’un vol privé en Cessna 182 en France, il a été intercepté par deux avions de chasse. Face à toutes ces «affaires», le socialiste a dû répondre à des questions embarrassantes, qu’il a parées avec aplomb. Sa nonchalance, pour reprendre un terme utilisé par ses adversaires, pourrait lui avoir coûté quelques points de sympathie. Mais dans l’ensemble, son image est restée positive. Aux yeux des Suisses, il a été le membre le plus influent du Conseil fédéral, y compris durant sa dernière année de mandat. L’APCE a donc opté pour une figure forte. L’origine joue toujours un rôle, a déclaré Alain Berset au «TagesAnzeiger» Il avait amené Fribourg au Conseil fédéral, et amène désormais la Suisse au Conseil de l’Europe. Soit dit en passant : il n’est pas de ceux qui critiquent le verdict de la CourEDH dans l’affaire des Aînées pour le climat (cf. «Revue Suisse» 4/2024). La Suisse a ratifié la Convention des droits de l’homme et s’est engagée à mettre en œuvre les décisions de la cour strasbourgeoise, note Alain Berset. «Nous sommes au cœur de l’Europe, et nos valeurs sont elles aussi européennes.» valeurs qui donnent à notre continent sa stabilité, et pour lesquelles nous devons nous battre jour après jour.» Un faible pour les grandes cérémonies Alain Berset se montre souverain sur la scène internationale. Il est charismatique, éloquent et sûr de lui. Dans sa jeunesse, il a remporté de nombreux succès en course à pied et a été champion romand sur 800 mètres. Le Fribourgeois a aussi mené sa carrière politique avec détermination. En 2003, il a été le plus jeune élu au Conseil des États, à 31 ans. En 2011, il est parvenu à se faire élire au Conseil fédéral. À la tête du Département fédéral de l’intérieur, Alain Berset dirigeait notamment le secteur de la santé et de la politique sociale. En 2018 et 2023, il a présidé le gouvernement suisse et l’a représenté au plus haut niveau. C’est au plus tard à ce moment-là qu’on a découvert le goût d’Alain Berset pour les grandes cérémonies. Par exemple lors de la visite d’État du président français, Emmanuel Macron, à Berne, ou lors d’interventions aux côtés de Donald Trump et d’Olaf Scholz. Dans la course au poste de Secrétaire Général, le Romand a gagné des points grâce à son étiquette d’«homme d’État suisse»: ses concurrents Indrek Saar (Estonie) et Didier Reynders (Belgique) ne pouvaient pas se targuer de la même expérience. Alain Berset a l’habitude de gérer les crises. La pandémie de coronavirus l’a mis à rude épreuve. Dès le L’avenir de l’Ukraine constitue l’une des grandes priorités d’Alain Berset: il l’a assuré avant même d’être élu Secrétaire Général. Photo Keystone Telle est l’image que les Suisses ont gardée d’Alain Berset: un homme politique qui se déplaçait rarement sans son borsalino. C’est durant la pandémie de coronavirus que son chapeau est devenu sa marque distinctive. Photo Keystone Revue Suisse / Octobre 2024 / N°5 13

Agrandir le réseau des autoroutes: une fausse bonne idée? La Suisse veut investir 5,3 milliards de francs dans l’extension de ses autoroutes. L’objectif est de réduire les embouteillages. Pour les adversaires du projet, construire plus de routes entraînera encore plus de trafic. Le 24 novembre 2024, les électeurs se prononceront au sujet de ce crédit controversé. L’autoroute A1 près du Grauholz: il est prévu d’y ajouter deux voies supplémentaires, au détriment des terres agricoles à l’arrière-plan. Photo Keystone Le 10 mai 1962, le tout premier tronçon de l’actuelle autoroute A1 a été inauguré au Grauholz. Pas de glissières de sécurité au bord de la route, mais une foule de curieux amassés en ce jour pluvieux. Photo d’archive Keystone THEODORA PETER Depuis soixante ans, plusieurs axes autoroutiers traversent la Suisse d’est en ouest et du nord au sud. Le tronçon de l’A1 situé au Grauholz, aux portes de Berne, est parmi les plus anciens. Jusque dans les années 1970, 16 000 véhicules l’empruntaient tous les jours. Aujourd’hui, il y en a près de 100 000, ce qui provoque des bouchons aux heures de pointe. Dans les années 1990, ce tronçon a été élargi à six voies, auxquelles devraient s’ajouter prochainement deux autres voies. L’élargissement prévu au Grauholz n’est qu’un des six projets qui bénéficieront de l’enveloppe totale de 5,3 milliards de francs affectée aux routes nationales. D’autres extensions autoroutières sont prévues, notamment au bord du lac Léman, ainsi qu’un nouveau tunnel routier sous le Rhin à Bâle et des galeries supplémentaires pour des tunnels près de Saint-Gall et de Schaffhouse. Une alliance de quarante organisations de défense de l’environnement et partis politiques s’oppose à cette «extension effrénée des autoroutes» et a fait aboutir un référendum contre le crédit décidé par le Parlement. Le peuple devra donc se prononcer sur le projet en novembre 2024. «Construire des routes pour éviter les embouteillages est un concept qui date du siècle dernier», déclare la conseillère nationale Verte Franziska Ryser (SG). Elle est coprésidente de l’association «actif-trafiC», pour qui le trafic individuel motorisé doit être complètement repensé. Au lieu de financer de «monstrueux projets fossiles», l’argent public ferait mieux d’être investi dans le transfert du trafic de la route au rail, souligne-t-elle. Le paradoxe de l’œuf et de la poule Pour les opposants au projet, les autoroutes «menacent le climat»: non seulement parce que le trafic routier est responsable d’environ un tiers des émissions de CO2, mais aussi parce que les énormes quantités de béton et d’acier nécessaires pour construire les routes émettent également des gaz à effet de serre nocifs. À cela s’ajoutent la pollution sonore et la disparition de précieuses terres agricoles. Dans le cas des plans d’extension du Grauholz, l’association des paysans bernois s’insurge contre elle aussi contre la perte de plusieurs hectares de terres agricoles. L’argument phare de la campagne des opposants est que des routes plus nombreuses et plus larges ne désengorgeront le trafic qu’à court terme, et que leur extension créerait de fausses incitations et entraînerait, à long terme, de nouveaux embouteillages. D’après les experts, il est difficile de savoir si davantage de routes entraîneraient réellement davantage de trafic. Pour Carsten Hagedorn, professeur en planification routière à la Haute école spécialisée de Suisse orientale (OST), on a affaire ici au paradoxe de l’œuf et de la poule: «Qu’est-ce qui est apparu en premier: le trafic ou la route?» En fin de compte, on construit des routes là où il y a une demande, a déclaré le professeur à la radio SRF. D’après lui, de nouvelles routes raccourciraient la durée des trajets: «Lorsqu’il s’agit de choisir entre sa voiture ou un autre moyen de transport, la durée du trajet est un 14 Politique

Aperçu des votations du 24 novembre 2024 Crédit pour l’extension des routes nationales Avec l’étape d’aménagement 2023, le Parlement a approuvé six projets pour un coût total de 5,3 milliards de francs. Il est prévu de construire des voies de circulation et des galeries de tunnel supplémentaires sur les tronçons autoroutiers très chargés. Une alliance de quarante organisations s’oppose à cette «folie autoroutière». Elle estime que le projet est dommageable, cher et inutile. Pour les partis bourgeois, favorables au projet, celui-ci ne vise qu’à éliminer les goulets d’étranglement (voir l’article à ce sujet). Droit du bail I: des règles plus sévères pour la sous location Un locataire qui souhaiterait sous-louer un appartement ou une chambre aura désormais besoin de l’accord écrit du propriétaire, et devra fournir plus d’informations sur la sous-location. Jusqu’ici, un accord oral suffisait. En cas d’infraction, les locataires risquent une résiliation de leur bail. L’association des locataires et les partis écologistes et de gauche s’opposent à cet affaiblissement de la protection des locataires. Droit du bail II: résiliation du bail facilitée en cas d’usage personnel En Suisse, il sera désormais plus facile d’utiliser pour son usage personnel un appartement donné en location. Jusqu’ici, le propriétaire d’un bien immobilier devait prouver, pour résilier un contrat de bail, qu’il avait «urgemment» besoin du bien en question pour lui-même ou pour des parents proches. La gauche s’oppose à cette «attaque du lobby immobilier visant à chasser les locataires pour relouer plus cher». La droite, favorable au projet, considère cette nouvelle réglementation comme équitable. Financement uniforme des prestations de l’assurance-maladie Dans le secteur de la santé, il existe aujourd’hui différents systèmes de financement en fonction du domaine concerné (ambulatoire, stationnaire, soins). Le Parlement espère qu’un financement uniforme fera baisser les coûts, par exemple en donnant la priorité aux traitements ambulatoires plutôt qu’aux séjours en hôpital, plus onéreux. Ce projet permettrait d’économiser jusqu’à 440 millions de francs annuels. Le syndicat SSP s’y oppose: il craint une dégradation des conditions de travail du personnel soignant, ainsi que de la qualité des soins. Allonger la durée des transports, ditelle, augmente le prix des produits et des services. Le comité des partisans du projet fait aussi valoir que celui-ci déchargerait les villes et les communes. Une circulation fluide sur les axes principaux réduirait le trafic de contournement: les pendulaires utiliseraient moins d’«itinéraires bis» sur les routes secondaires ou dans les quartiers résidentiels. Ce qui améliorerait la qualité de vie de la population dans les villes et les agglomérations. Lors du scrutin de novembre, trois autres projets seront mis en votation (voir encadré). Les Suisses de l’étranger qui possèdent ou louent des biens immobiliers en Suisse peuvent être concernés, en particulier, par les deux révisions du droit du bail. facteur important. Par conséquent, une extension des routes pourrait effectivement rendre la voiture plus attrayante.» Le coût élevé des embouteillages Pour les partisans du projet, il s’agit uniquement d’éliminer les goulets d’étranglement. L’infrastructure routière, vieille de plus de soixante ans, ne répond plus aux besoins actuels de la population et de l’économie, affirme l’entrepreneure Diana Gutjahr, conseillère nationale UDC (TG). «Lorsque nos forces vives sont bloquées dans les bouchons, elles ne peuvent pas travailler.» Et le choix du train n’est pas possible pour tous les travailleurs. En 2023, près de 48 800 heures d’embouteillage ont été enregistrées sur le réseau routier national, soit 22 % de plus qu’en 2022. Diana Gutjahr chiffre l’impact financier de cette surcharge du trafic à environ 1,2 milliard de francs par an. Comité du «oui»: www.avancer-ensemble.ch Comité du «non»: www.folie-autoroutiere.ch 15

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