La revue des Suisses·ses de l’étranger AVRIL 2025 Inventif et diversifié: le patrimoine culinaire Suisse Dans la crise entre la Suisse et l’UE, l’heure de vérité approche Gratte-ciel en bois: la Suisse vise de nouveaux records du monde
Nos partenaires : Offrez un morceau de Suisse ! Nos camps d’été et d’hiver permettent aux jeunes Suisses et Suissesses de l’étranger de se reconnecter à leur pays, entre aventures, amitiés et expériences inoubliables. Faites un don et contribuez à créer des souvenirs impérissables. Au-delà des frontières. Nous restons la banque proche des Suisses de l’étranger. Un conseil individuel et professionnel répondant à des exigences de très haute qualité? Notre Private Banking a la solution qu’il vous faut.
Un ami m’a décrit récemment ce qu’il se passerait si l’on égalisait le paysage, faisant naître en moi des images difficiles à oublier. En Suisse, par exemple, si l’on aplanissait tous les sommets alpins, qu’on remblayait toutes les vallées et qu’on nivelait l’entier du pays avec de gros bulldozers, on obtiendrait un haut plateau situé à quelque 1300 mètres d’altitude. Et là où ça deviendrait vraiment intéressant, c’est si les pays voisins corrigeaient leur propre paysage de la même façon. Il existe du reste une «liste des pays par altitude moyenne»: elle ne sert pas à grand-chose, mais elle est très précise. L’Allemagne, une fois nivelée à son altitude moyenne, ne dépasserait pas 300 mètres, la France 400, l’Italie 500, l’Autriche 900 et le Liechtenstein 1100 mètres d’altitude. Ainsi, dans une Europe aplanie, les frontières de la Suisse formeraient partout une falaise incroyablement élevée. Personne ne nous arriverait à la cheville. Et un dénivelé de près de 1000 mètres nous séparerait de nos voisins du nord. Pourquoi cette image s’imprime-t-elle dans l’esprit? Nous savons tous que la frontière nationale suisse est souvent invisible. À pied, on franchit cette ligne de séparation imaginaire sans risquer de chuter. Lorsqu’on randonne dans le Jura, par exemple, on ne sait pas toujours dans quel pays on se situe. Et pourtant, ces prochains mois, la Suisse s’apprête à se demander sérieusement si elle est ou non un pays entouré de falaises infranchissables. Après des négociations qui ont paru interminables, la Suisse et l’Union européenne ont défini, dans les grandes lignes, la manière dont elles comptent organiser et entretenir leurs relations mutuelles. L’enjeu est de taille. Car il s’agit de la vie quotidienne des gens qui apprécient les frontières ouvertes de l’Europe, c’est-à-dire la libre circulation des personnes, les projets des étudiants, le commerce, l’approvisionnement, les flux d’énergie, l’immigration. Et il est l’heure pour la Suisse de sortir du bois et de faire savoir à quel point elle veut être proche de l’UE sans en devenir membre. Nous approfondissons cette question dans ce numéro. Les Suisses de l’étranger ont aussi leur mot à dire. Le Conseil des Suisses de l’étranger (CSE), ou «Parlement de la ‹Cinquième Suisse›», va bientôt être renouvelé. Nombre de citoyens pourront élire pour la première fois par vote électronique leurs délégués au CSE. Ce qui rendra celui-ci plus représentatif, et donc plus légitime pour défendre les intérêts des Suisses de l’étranger. MARC LETTAU, RÉDACTEUR EN CHEF Vers la liste des pays par altitude moyenne: www.revue.link/falaise 4 En profondeur La Suisse et l’UE veulent désormais surmonter leurs différends 9 Nouvelles Après la débâcle de Credit Suisse, le débat sur des règles plus strictes se poursuit 10 Société Le patrimoine culinaire de la Suisse compte des centaines de spécialités Le Conseil fédéral présente une loi pour interdire les symboles nazis 14 Reportage Suisse bâtisseuse: les gratte-ciel en bois sont à la mode Actualités de votre région 18 Chiffres suisses Les championnes d’Europe de la lecture sont les Suissesses 20 Lu pour vous Les votations populaires transforment la Suisse, y compris la «Cinquième» 22 Écouté pour vous Meimuna, une voix douce dans le tapage du monde 24 Sport Les Suissesses font leur entrée sur la grande scène du foot 28 Nouvelles du Palais fédéral Interview de Marianne Jenni, nouvelle directrice de la Direction consulaire 31 Infos de SwissCommunity Hautes falaises Photo de couverture: spécialités régionales du canton d’Appenzell. Illustration tirée du nouveau livre «Le Patrimoine culinaire suisse», Infolio Éditions, Gollion La «Revue Suisse», magazine d’information de la Cinquième Suisse, est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger. Ina Invest/Implenia Revue Suisse / Avril 2025 / N°2 3 Éditorial Table des matières
4 Schwerpunkt THEODORA PETER Quand le Conseil fédéral, peu avant Noël, a annoncé la bonne nouvelle, à savoir l’achèvement des négociations avec l’UE, le ministre des affaires étrangères, Ignazio Cassis (PLR), a parlé d’un «jalon important». «En ces temps très incertains, il est important d’avoir de bonnes relations avec l’UE et avec nos pays voisins», a-t-il déclaré aux médias. Auparavant, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, avait fait exprès le déplacement de Bruxelles à Berne pour souligner l’importance de la conclusion de l’accord. «Nous sommes aussi proches qu’il est possible de l’être», a déclaré Ursula von der Leyen devant les caméras, évoquant un partenariat «d’égal à égal». Le paquet de négociations avec l’UE contient le renouvellement de cinq accords existants ainsi que trois nouveaux accords sur l’électricité, la santé et la sécurité alimentaire. Avant ce rapprochement, une longue crise a marqué la relation entre la Suisse et l’UE. Ainsi, il y a trois ans, le Conseil fédéral avait rompu les négociations sur un accord-cadre instiDans la question européenne, l’heure de vérité approche La Suisse et l’Union européenne (UE) entendent surmonter la crise que traverse leur relation. Après d’âpres négociations, un nouveau paquet d’accords est sur la table. Mais sur le plan de la politique intérieure, ce rapprochement bilatéral reste controversé. Le peuple aura le dernier mot. tutionnel sans résultat (cf. «Revue» 4/2021). Les différends étaient insurmontables, par exemple concernant la protection salariale ou le droit de séjour des citoyens européens en Suisse. L’UE avait réagi à cela avec humeur et cherché des noises à la Suisse, notamment en la dégradant dans son prestigieux programme de recherche Horizon Europe (cf. «Revue» 5/2022). «Plus grande place de marché du monde» Après un temps de réflexion de moins d’un an, les deux parties se sont remises à négocier. Deux cents réunions plus tard, elles présentent un nouveau paquet d’accords, qui poursuit la voie bilatérale initiée il y a 25 ans. Le morceau de résistance de celui-ci reste la libre participation au marché intérieur européen, «la plus grande place de marché du monde», comme l’a souligné Ignazio Cassis. Rien que la Suisse et l’UE s’échangent tous les jours des marchandises et des services d’une valeur totale de plus d’un milliard de francs. «Notre prospérité en dépend.» L’accès à un espace économique comptant près de 500 millions de consommateurs a un prix: pour en bénéficier, la Suisse devra verser 350 millions de francs par an pour la période allant de 2030 à 2036. Ce montant dit «de cohésion» ne rejoindra pas les caisses de l’UE, mais servira au développement des États européens économiquement faibles. Jusqu’ici, la Suisse payait 130 millions de francs par année. Outre l’accès au marché intérieur de l’UE, la libre circulation des personnes est au cœur des accords bilatéraux. Elle donne à la population le droit de travailler et de vivre dans un autre pays de l’espace économique. Le libre choix du lieu de résidence et de travail est vital pour les plus de 500 000 La Suisse et l’UE s’échangent tous les jours des marchandises et des services d’une valeur totale de plus d’un milliard de francs. Revue Suisse / Avril 2025 / N°2 4 En profondeur
5 Suisses vivant en Europe. En échange, les citoyens européens peuvent s’établir et travailler en Suisse. Des exceptions pour le «Sonderfall» suisse Dans ces nouvelles négociations, Bruxelles a tenu compte des intérêts particuliers de la Suisse. Par exemple, les citoyens européens ne pourront rester durablement en Suisse que s’ils y travaillent. Le but de cela est d’éviter qu’ils s’installent en Suisse uniquement pour profiter des meilleures prestations sociales qu’offre le pays par rapport à l’UE. Une «clause de sauvegarde» a également été négociée: selon celle-ci, la Suisse pourra limiter l’immigration elle-même en cas de «graves problèmes économiques ou sociaux». Quand et comment ce mécanisme sera-t-il activé? La question reste ouverte et fera encore beaucoup parler d’elle dans les milieux politiques. Autre point délicat: la protection salariale. À l’avenir, le principe appliqué dans toute l’Europe restera le suivant: «salaire égal pour un travail égal au même endroit». Cela protège le haut niveau des salaires suisses et empêche les entreprises européennes de proposer du travail en Suisse en pratiquant le dumping salarial. Cependant, les syndicats refusent la reprise de la réglementation de l’UE s’appliquant aux frais professionnels, qui s’appuie sur le pays d’origine des travailleurs détachés. Conformément à celle-ci, un travailleur polonais envoyé sur un chantier en Suisse ne recevrait pour ses nuitées et ses repas que la somme qu’il dépenserait pour cela en Pologne. L’Union patronale suisse trouve elle aussi cette réglementation «grotesque». Les partenaires sociaux veulent donc convaincre le Conseil fédéral et le Parlement d’inscrire dans la loi que les tarifs suisses s’appliquent non seulement aux salaires, mais aussi aux défraiements. L’Union syndicale suisse a indiqué que dans la votation populaire Illustration Max Spring Revue Suisse / Avril 2025 / N°2
à venir, elle ne soutiendrait les accords avec l’UE qu’à cette condition, entre autres. Le Conseil fédéral entend clarifier les questions ouvertes jusqu’en été, puis lancer une consultation sur le paquet global, y compris les changements législatifs concernés. Le Parlement se penchera sur le dossier européen à partir de 2026, et la votation populaire n’interviendra sans doute pas avant 2028, et donc après les prochaines élections nationales de 2027. Opposition fondamentale de la droite Au sein des partis, le nouveau deal avec l’UE a suscité des sentiments mitigés. Seuls les Vert-e-s et les Vert’libéraux se sont déjà clairement prononcés en faveur des accords. À gauche, le PS et les syndicats réclament des garanties politiques, tant en ce qui concerne la protection salariale que le service public. Le PLR, parti du ministre des affaires étrangères Ignazio Cassis, a lui aussi fait preuve de retenue après l’annonce de l’achèvement des négociations. «Nous n’applaudissons pas ces accords, ni ne les condamnons», a déclaré le parti libéral-radical qui, jusqu’ici, avait soutenu sans réserve la voie bilatérale. Et de préciser qu’il voulait d’abord examiner de près les nouveaux accords. Le Centre s’est lui aussi montré peu enthousiaste, évoquant néanmoins un «net progrès» par rapport à l’échec de l’accord-cadre en 2021. La réserve du camp bourgeois s’explique notamment par l’opposition radicale de l’UDC. Ce parti conservateur de droite, qui rejette tout rapprochement avec l’UE, s’arc-boute contre cet accord qu’il qualifie de «soumission à l’UE» parce que la Suisse, dans de nombreux domaines, devra reprendre le droit européen (cf. déclaration de la conseillère nationale UDC Magdalena Martullo-Blocher, p. 7). L’UDC s’oppose aussi à l’immigration «incontrôlée». En 2020, son «initiative de limitation» avait toutefois échoué dans les urnes, la majorité des citoyens ayant alors refusé de remettre en question la libre circulation des personnes. L’UDC effectue une nouvelle tentative: avec son «initiative pour la durabilité», déposée en 2024, elle exige que la Suisse limite sa population à dix millions d’habitants jusqu’en 2050. Actuellement, le pays compte neuf millions de résidents permanents. Le peuple se prononcera sur cette initiative polémique probablement en 2026, soit au moment où le Parlement débattra des accords bilatéraux. Un oui du peuple pourrait déclencher une nouvelle crise dans les relations avec l’UE. 2025 Consultation sur le paquet de négociations et les mesures d’accompagnement en Suisse 2026 • Délibérations au Parlement fédéral sur les accords avec l’UE et les modifications législatives • Probable votation populaire sur l’initiative de l’UDC «Pas de Suisse à 10 millions» 2027 Élections fédérales au Conseil national et au Conseil des États 2028 Probable votation populaire sur les nouveaux accords avec l’UE Le libre choix du lieu de résidence et de travail est vital pour les plus de 500 000 Suisses vivant en Europe. Un large soutien nécessaire Tandis que l’UDC rejette bruyamment tout accord avec l’UE, une locomotive fait encore défaut au camp des partisans. Outre la voix des partis politiques, celle des associations économiques telles qu’economiesuisse, est attendue, car, lors des précédentes votations sur les Bilatérales I et II, elles ont toujours pesé de tout leur poids dans la balance. Mais seuls certains représentants de l’économie, comme l’entrepreneur et conseiller national PLR Simon Michel (cf. déclaration, p. 7), ont défendu les Bilatérales III avec conviction. Afin que ces accords puissent réunir une majorité, déclare le politologue Fabio Wasserfallen, professeur de politique européenne à l’Université de Berne, il faut «que leur importance pour la Suisse soit martelée par de larges cercles». Sans un tel soutien de la part de l’économie, des partenaires sociaux et des partis, il est compréhensible que le Conseil fédéral agisse avec frilosité et ne veuille pas prendre le lead tout seul. «J’ai l’impression qu’on essaye une fois de plus de gagner du temps dans le dossier européen.» Cela servira-t-il plutôt les partisans ou les adversaires de l’accord? On l’ignore. Ce qui est certain, c’est que tôt ou tard, tout le monde devra choisir son camp sur la manière de réglementer les relations de la Suisse avec ses voisins européens. Accéder au dossier: www.revue.link/voisins Revue Suisse / Avril 2025 / N°2 6 En profondeur
Contre «L’accord avec l’UE est un accord de soumission pour la Suisse, car il l’oblige à reprendre tout le droit européen actuel et futur dans des domaines importants comme le commerce, les transports terrestres et aérien, l’énergie, les denrées alimentaires, la santé, les finances, l’immigration et la formation. Si nous ne le faisons pas, l’UE nous imposera des sanctions et la Cour de justice de l’UE aura le dernier mot. La bureaucratie européenne est écrasante: aujourd’hui déjà, nous devrions reprendre des milliers de pages de directives. 150 fonctionnaires sont en train de réécrire notre Constitution et nos lois. Et pour cela, nous devrons encore payer des milliards! Or, l’UE est une structure déséquilibrée, qui commence déjà à vaciller. Un renchérissement important, un endettement colossal et des licenciements en grand nombre font le désespoir de ses citoyens et de ses entreprises. La Suisse s’abaisserait au niveau de l’UE et devrait abandonner sa démocratie éprouvée. Nous refusons cela! Et rien ne nous y oblige. Avec sa force d’innovation, sa stabilité et sa neutralité, la Suisse est un partenaire apprécié sur le plan international. Elle mise depuis des décennies sur des accords de libre-échange: elle en possède 33, et n’a donc pas que l’UE comme partenaire. Nous avons signé de nouveaux accords avec l’Indonésie, la Corée, la Thaïlande, le Kosovo et l’Inde. Et d’autres sont en cours de négociation avec les États du Mercosur ainsi qu’avec le Japon, la Chine et les États-Unis. Aucun de ces pays n’exige que nous reprenions son système juridique! La Suisse doit rejeter ce contrat colonial avec l’UE. Dans le monde entier, les vents sont favorables à la Suisse, alors gardons notre propre cap!» «Dans le monde entier, les vents sont favorables à la Suisse, alors gardons notre propre cap!» «Une bonne relation avec l’UE est importante et pas seulement du point de vue économique.» Pour «Vive les bons rapports de voisinage! Avez-vous déjà tondu votre gazon après 20 heures lors d’une belle journée d’été? Ou l’un de vos invités a-t-il déjà garé son véhicule sur la place de parc de votre voisin? Comme on se sent soulagé, dans une telle situation, si on ne reçoit pas une volée de bois vert ou la visite de la police! Cela vaut donc la peine d’investir dans de bons rapports de voisinage. Sur le plan social, ceux-ci favorisent la cohésion au sein d’un quartier, et donc l’entraide entre voisins. Et la valeur de l’immobilier est plus élevée dans un bon quartier que dans un quartier à problèmes. Ce qui est bon dans le cadre du voisinage de proximité ne peut être totalement erroné à l’échelle de notre pays dans le contexte européen. Une bonne relation avec l’UE est importante non seulement du point de vue économique, mais aussi pour la société: nous pourrons profiter d’avantages sur le plan social, pratique et sécuritaire, tout en restant nous-mêmes et en conservant notre identité, nos propres règles, usages et lois. Les accords bilatéraux constituent le socle de ces bons rapports de voisinage. Après 25 ans, nous voulons les cimenter et les renforcer, car il nous manque, par exemple, un accord sur l’électricité ou des règles pour le règlement des litiges. Avoir de bons rapports de voisinage et des règles claires entre la Suisse et l’UE ne signifie pas pour autant que nous devons reprendre les lois et les droits de cette dernière de manière irréfléchie. La Suisse conservera son identité et son indépendance même avec les Bilatérales III.» Simon Michel, conseiller national PLR soleurois et CEO d’Ypsomed Holding, au siège de l’entreprise à Berthoud. Photo Keystone Magdalena Martullo-Blocher, conseillère nationale grisonne, vice-présidente de l’UDC et entrepreneuse, fait la démonstration d’une pipette pendant la conférence de presse bilan 2025 du groupe EMS. Photo Keystone Revue Suisse / Avril 2025 / N°2 7
Départs de Amherd, Süssli et Dussey: les défis se multiplient au DDPS Au département de la défense (DDPS), c’est le grand chambardement. En janvier, la conseillère fédérale Viola Amherd, responsable du DDPS, a annoncé sa démission (voir p. 26). Et en février, on a appris le départ de Thomas Süssli, chef de l’armée, et de Christian Dussey, chef du Service de renseignement de la Confédération. Auparavant, le commandant des Forces aériennes, Peter Merz, avait lui aussi décidé de quitter l’armée. Ces départs signifient que le successeur de Viola Amherd, le nouveau conseiller fédéral Martin Pfister, élu le 12 mars 2025, devra très bientôt effectuer une série de nominations importantes. (MUL) Le Contrôle des finances révèle une fraude au sein de l’entreprise d’armement suisse RUAG Au sein de l’entreprise fédérale d’armement RUAG, un système frauduleux concernant l’achat et la vente de pièces détachées pour les chars Leopard pourrait avoir entraîné des dommages de «plusieurs dizaines de millions de francs» pour l’État. Tel est le résultat d’un audit du Contrôle fédéral des finances (CDF), dont le rapport a été publié en février. Ce document relève l’absence ou l’insuffisance de contrôles. Une «culture douteuse» règne au sein de RUAG, écrit le CDF, qui note aussi de «graves défaillances organisationnelles». Le rôle du Département de la défense (DDPS) apparaît par ailleurs sous une lumière trouble: informé des anomalies par un lanceur d’alerte dès 2019, il aurait réagi «de manière incompréhensible», souligne le CDF. (MUL) Le Conseil fédéral reconnaît un «crime contre l’humanité» à l’encontre des Yéniches et des Manouches/Sintés Entre 1926 et 1973, l’«Œuvre des enfants de la grand-route» a retiré quelque 600 enfants yéniches à leurs parents pour les placer de force dans des foyers et des familles d’accueil. Des organisations caritatives religieuses et des autorités en ont fait de même, de sorte qu’on estime à environ 2000 le nombre de victimes. À l’âge adulte, nombre d’entre elles ont en outre été mises sous tutelle et frappées d’une interdiction de mariage, ou même stérilisées de force. En s’appuyant sur un avis de droit, le Conseil fédéral reconnaît à présent qu’un «crime contre l’humanité» a été commis à l’encontre des Yéniches et des Manouches/Sintés et que les autorités en ont été coresponsables. Les victimes avaient quant à elles exigé la reconnaissance d’un «génocide culturel». Vers l’avis de droit: www.revue.link/yeniches (MUL) Ariane Rustichelli quitte la direction de l’OSE, Lukas Weber lui succède En avril, Ariane Rustichelli quittera la direction de l’Organisation des Suisses de l’étranger (OSE) (voir p. 34). Juste avant la clôture de la rédaction, le Comité de l’OSE a annoncé avoir élu Lukas Weber pour lui succéder. La «Revue» le présentera dans son prochain numéro. Vers le communiqué de l’OSE à ce sujet: www.revue.link/lw (MUL) Germaine Seewer La plus haute gradée de l’armée suisse se nomme Germaine Seewer. «Elle est même la femme la plus gradée de l’histoire suisse», détaille Delphine Schwab-Allemand, porte-parole de l’armée. Madame la divisionnaire Seewer est cheffe des relations internationales de l’armée depuis le 1er août 2024. Son grade correspondrait dans d’autres armées à celui de général de division. Sa mission? Diriger et coordonner les relations avec les armées étrangères. Cette militaire de carrière a été la première brigadière de l’armée suisse. Elle a ensuite dirigé la formation des cadres militaires. La Haute-Valaisanne constitue une double exception. Elle occupe un grade historiquement réservé aux hommes et elle fait partie du 1,6 % de femmes de l’armée suisse. En mars 2024, elles étaient 2301 à être incorporées. Native de Loèche, Germaine Seewer a étudié la chimie à l’École polytechnique fédérale de Zurich, consacrant son doctorat à la qualité de la viande et de la graisse de porc. Elle a travaillé en tant que collaboratrice scientifique à la Station fédérale de recherche en production animale (FR). Débutant sa carrière à l’armée en 1998, la militaire a roulé sa bosse, participant à des missions au Kosovo, puis en Éthiopie et en Érythrée. En 2009, son nom avait été cité pour remplacer le chef de l’armée Philippe Rebord. «Son CV est parfait, sauf la ligne originaire du Valais», avait estimé «Le Nouvelliste». C’est un Suisse alémanique qui a raflé la mise, Thomas Süssli. Germaine Seewer vit toujours en Valais. Et elle aime la montagne au point de faire la Patrouille des glaciers. Autres traits de sa personnalité? La discrétion et la retenue. Une exception? Elle a salué la grève des femmes de 2019, la jugeant «nécessaire». Sans pour autant manifester dans la rue! STÉPHANE HERZOG Photo Herbert Zimmermann/13Photo Revue Suisse / Avril 2025 / N°2 8 Sélection Nouvelles
9 SUSANNE WENGER À la mi-mars 2023, le monde scrutait nerveusement la place financière suisse: malgré un crédit d’urgence de la Banque nationale suisse (BNS), Credit Suisse (CS) faisait face à des problèmes de liquidités, et cette banque d’importance systémique mondiale vacillait. Par la décision étatique de fusionner CS et UBS, la ministre des finances, Karin Keller-Sutter, l’autorité de surveillance des marchés financiers (FINMA) et la BNS, «soumis à une pression immense», ont évité une crise financière mondiale, note la commission d’enquête parlementaire (CEP) dans son rapport publié à la fin de 2024. Constituée de 14 membres et présidée par la sénatrice fribourgeoise centriste Isabelle Chassot, la CEP décrit comment les autorités ont réagi à la crise qui s’est aggravée dès l’automne 2022. Celles-ci ont envisagé d’autres options que la fusion d’urgence, à savoir l’assainissement bancaire, la faillite et l’étatisation provisoire de CS. Quand les événements se sont précipités, au printemps de 2023, c’est la solution privilégiée par les autorités qui s’est imposée: le rachat de CS par UBS, une transaction garantie par l’État à hauteur de plusieurs milliards. La CEP estime que cette solution était «globalement» adéquate, même si elle représentait un risque pour les contribuables. La CEP est claire: le quasi-effondrement d’une banque autrefois solide est dû à «une mauvaise gestion du conseil d’administration et de la direction de CS pendant des années». Son rapport montre comment les dirigeants de CS ont marchandé les conditions avec les autorités jusqu’au bout, évoquant un «jeu de poker». Toutefois, conformément à son mandat, la CEP n’a pas enquêté sur le comportement de ces derniers, mais sur la gestion de la crise par les responsables fédéraux. Et tous ne présentent pas un bilan reluisant. Ueli Maurer critiqué La CEP relève des lacunes dans la prévention et la détection précoce de la crise. Le Conseil fédéral et le Parlement ont trop tardé à utiliser et peu développé les instruments de la réglementation «too big to fail», adoptée après le sauvetage d’UBS en 2008. Quand CS s’est retrouvé dans la tourmente, le ministre des finances de l’époque, Ueli Maurer, n’en a pas suffisamment informé le Conseil fédéral, annulant une réunion de crise au dernier moment. Il n’a transmis aucun dossier écrit à Karin Keller-Sutter, qui lui a succédé à la fin de 2022. Rejetant ces reproches au début de 2025, Ueli Maurer a indiqué qu’il fallait alors éviter toute fuite qui aurait pu mettre CS encore plus en danger. La FINMA est intervenue plusieurs fois auprès de CS depuis 2015 pour exiger des améliorations, mais sans parvenir à s’imposer, note la CEP. Elle n’a pas sanctionné non plus les fautes de ses cadres, alors que des procédures étaient en cours. En 2017, elle a accordé à CS des allégements de fonds propres, contre l’avis de la BNS. Plus de fonds propres? Quelles leçons la politique tire-t-elle de cette enquête pour éviter de futurs risques et conséquences pour la collectivité? La CEP demande que le pouvoir de sanction de la FINMA soit renforcé. Globalement, elle plaide pour que l’on donne «plus de poids» à la stabilité financière en tenant compte de «l’importance considérable» de la banque UBS résultant de la fusion. Concrètement, il est question d’accroître les exigences portant sur les fonds propres de la seule banque suisse d’importance systémique opérant désormais à l’international afin qu’elle puisse absorber elle-même ses pertes à l’étranger. Cette mesure fait débat. Le centre-gauche y est favorable, tandis que la droite redoute les conséquences d’un potentiel départ du géant bancaire qu’est devenu UBS. Le patron d’UBS, Sergio Ermotti, rejette une capitalisation plus élevée, ce que les médias décrivent comme une lutte de pouvoir avec la ministre des finances. Jusqu’où ira le Conseil fédéral? On le saura sans doute d’ici le début de l’été. Auparavant, le Parlement se penchera sur le rapport de la CEP en mars. Après deux actions de sauvetage dramatiques en 15 ans, la Suisse se querelle à nouveau sur la régulation de ses banques. Quelles leçons la Suisse tire-t-elle de la débâcle de Credit Suisse? Selon les résultats d’une enquête parlementaire, la direction de Credit Suisse est responsable de la chute de la banque, mais les autorités ont commis des erreurs dans la surveillance. Désormais, le débat porte sur une régulation plus stricte de la grande banque issue de la fusion, UBS. Présidée par Isabelle Chassot, la CEP a critiqué «la mauvaise gestion de CS pendant des années». Photo Keystone Lien vers le rapport de la CEP: www.revue.link/cepcs Revue Suisse / Avril 2025 / N°2 Nouvelles
Le patrimoine culinaire suisse recèle des découvertes Une nouvelle encyclopédie inspirante présente des centaines de spécialités culinaires de différentes régions de la Suisse et raconte les histoires qui se cachent derrière. Dans le but de préserver un savoir-faire précieux. Et parce qu’un pays se définit aussi par sa cuisine, comme l’explique Paul Imhof. duit de la ‹cucina povera›, la cuisine des pauvres, qui est devenu une spécialité très prisée.» En quête du passé Pourquoi et comment faire des recherches sur le patrimoine culinaire d’un pays? Il y a 25 ans, c’est le conseiller national vaudois Josef Zisyadis, du SUSANNE WENGER Ce volume de plus de 700 pages décrit 453 produits, de l’Alpenbitter aux rissoles au sérac. Mais que mettre en avant, dans cette profusion? demandons-nous à son auteur. Paul Imhof cite la «chèvre», un «champagne paysan» de Suisse romande, qui a été pour lui «une véritable découverte». Existant depuis au moins trois générations, cette boisson est encore fabriquée aujourd’hui par certains vignerons pendant les vendanges, surtout dans la campagne genevoise. Paul Imhof a rendu visite à l’un d’entre eux, qui lui a révélé sa recette à base de jus de raisin légèrement fermenté, de farine de riz, de sucre de raisin, d’eau de vie et de vanille. Le mélange fermente au moins un mois dans un tonneau cerclé d’acier «pour éviter qu’il n’explose». Il est prêt pour la Saint-Sylvestre. Fraîchement tiré du tonneau, le vin blanc mousseux jaillit en chuintant du robinet presque comme du lait sortant du pis de la chèvre, d’où son nom. Une autre trouvaille de Paul Imhof est le «furmagin da cion», fabriqué dans le val Poschiavo, une vallée italophone du canton des Grisons. En dialecte local, «cion» signifie «cochon», et «furmagin», «petit fromage». Toutefois, il ne s’agit pas d’un produit laitier, mais d’une tarte à la viande roborative. Jadis, chaque ferme préparait son propre «furmagin» au moment de l’abattage des porcs, à partir de restes de viande et d’abats. Manger l’animal «du museau à la queue» est à la mode aujourd’hui, mais à l’époque, c’était une évidence. Les boucheries du val Poschiavo fabriquent encore le «furmagin», mais «selon différentes recettes», explique Paul Imhof: «Il s’agit d’un ancien pro- «La cuisine suisse tire sa force de ses régions»: ici, un petit choix de spécialités genevoises, avec la «chèvre» dans des verres à vin. Photos Echtzeit Verlag, MAD Spécialités du sud des Grisons: de la coppa, produit traditionnel de l’abattage fermier, et des pizzoccheri, pâtes à base de farine de sarrasin et de blé. Revue Suisse / Avril 2025 / N°2 10 Société
PAUL IMHOF: «Le Patrimoine culinaire suisse», Infolio Editions, Gollion 2022, 720 pages. 79 CHF PAUL IMHOF: «Das kulinarische Erbe der Schweiz – Ein Panoptikum des Ess- und Trinkbaren», Echtzeit-Verlag, Bâle, 2024, 776 pages. 78 CHF. Du chocolat suisse, évidemment: la marque fribourgeoise Cailler est la plus ancienne de Suisse. parti du Travail, qui a lancé l’idée. «Par son initiative, il voulait éviter que les traditions culinaires suisses et le savoir-faire qui les accompagne ne sombrent dans l’oubli», relate Paul Imhof. Le Conseil fédéral et le Parlement l’ont suivi, et une équipe de spécialistes mandatée par la Confédération et les cantons s’est mise au travail. Elle a fouillé les bibliothèques et les archives, rendu visite aux producteurs et consigné des produits, des processus de fabrication, des recettes. Le résultat a paru en ligne en 2008 sur www.patrimoineculinaire.ch. Paul Imhof, aujourd’hui âgé de 72 ans, a pris part au projet dès le début. Le journaliste a décidé de transformer le riche inventaire en ligne en un ouvrage agréable à lire. Cinq volumes sont parus jusqu’en 2016, et certains sont épuisés. Son dernier livre est une édition complète actualisée. Il y a intégré une catégorie de produits qui ont la particularité d’être disponibles depuis au moins 40 ans, comme le riz tessinois, un symbole du changement climatique. L’ouvrage est rédigé dans un style léger et instructif à la fois. Les produits présentés sont complétés par des faits historiques et des anecdotes que l’auteur a relevées durant ses recherches. Structuré par canton, ce livre invite à un voyage à travers le paysage culinaire de la Suisse, dont la diversité est le fruit de la rencontre entre différentes cultures. C’est pourquoi, dit Paul Imhof, il n’existe pas de plat national: «La cuisine suisse tire sa force de ses régions.» La topographie, source d’idées Le relief et l’espace limité du pays influencent cependant les ingrédients. Avant la correction des eaux, les terres arables étaient rares. La production animale, très répandue, a fait de la Suisse la «championne des conserves», note Paul Imhof: pour une plus longue conservation, le lait fut transformé en fromage, et la viande en saucisses et en viande séchée. Ainsi sont apparues des réserves qui pouvaient aussi s’échanger. Le Sbrinz, par exemple, «plus vieux fromage d’exportation suisse», a vite gagné les villes du Sud par les chemins muletiers, et le Schabziger glaronnais les marchés zurichois. «Un pays se définit aussi toujours par sa cuisine», indique Paul Imhof. Pour lui, le patrimoine culinaire suisse est «un trésor foisonnant, qui dénote une grande inventivité». Recettes de pain d’épices vieilles de plusieurs siècles et birchermüesli bon pour la santé font partie de cet héritage, au même titre que des produits industriels plus récents, par exemple le célèbre condiment jaune «Aromat» et la boisson au petit-lait «Rivella». À l’ère des plats cuisinés, des additifs et des mises en scène culinaires sur les réseaux sociaux, Paul Imhof trouve qu’il est «plus important que jamais» de connaître ses origines. Et les services rendus par celles «qui ont cultivé le terrain de la gastronomie: les paysannes, les doRevue Suisse / Avril 2025 / N°2 11
mestiques et, plus tard, les cuisinières». Il souligne aussi la créativité des bouchers, qui, au fil des siècles, ont inventé plus de 400 sortes de saucisses, dont seule une fraction est présentée dans le livre. Leurs produits traditionnels continuent de mettre en valeur le travail des «artisans du bon manger», relève Paul Imhof. Qui attribue, du reste, le succès du cervelas au canton de Soleure. Non que ce saucisson cuit et fumé y ait été inventé, mais parce que la ville centrale d’Olten a fortement contribué à sa popularité jusque dans les années 1980: la salade de cervelas du buffet de la gare, dont se régalaient après leurs réunions les associations, partis, syndicats et clubs, est devenue célèbre dans tout le pays. Vin du glacier À l’entrée «Vin du glacier», l’encyclopédie donne un aperçu de l’ancienne agriculture itinérante des vallées latérales valaisannes. Au XVIIIe siècle, des paysans plantèrent des vignes dans la vallée du Rhône, alors marécageuse, pressèrent les raisins et acheminèrent le vin dans leurs villages d’altitude. Là, au frais, par exemple à côté du glacier de Moiry, au-dessus de Grimentz, ils le conservaient pendant des années dans les tonneaux de la commune ou des familles, sans qu’il se gâte. Année après année, on remplissait les tonneaux. La bourgeoisie de Grimentz en possède encore plusieurs. «Le plus ancien, le tonneau de l’Évêque (1886), a reçu en 2022 un assemblage de plus de 130 millésimes», relate Paul Imhof. Qui a pu goûter le vin du glacier, et confie que celui-ci a un goût de sherry. Dans les années 1980 et 1990, Paul Imhof a lui-même vécu à l’étranger, quand il était correspondant de la «Basler Zeitung» en Asie du Sud-Est. À Singapour, il a vu des chefs suisses faire de la cuisine suisse dans les hôtels et se faire livrer de la crème ou du chocolat, par exemple. «Les Suisses de l’étranger contribuent à la préservation du patrimoine culinaire», déclare-t-il. Dernière question à l’auteur: sachant que les clubs suisses du monde entier se réunissent régulièrement autour d’une fondue, peut-on vraiment affirmer qu’il n’existe-t-il pas de plat national? Si l’on tient absolument à en définir un, ce serait effectivement la fondue, répond Paul Imhof. La diversité fromagère est caractéristique de la Suisse, et ce que l’on a mangé dans son enfance façonne le palais pour toute la vie. Spécialités schaffhousoises: le condiment Aromat, le saucisson-jambon d’Hallau et les «Schaffhauserzungen», une marque protégée depuis 1902. Photos Echtzeit Verlag, MAD Spécialités bernoises: du superbe jambon paysan, de la choucroute et des biscuits militaires secs, mais nourrissants. Revue Suisse / Avril 2025 / N°2 12 Société
Revue Suisse / Avril 2025 / N°2 13 Société Les symboles nazis devraient finalement être interdits Sous la pression du Parlement, le gouvernement national suisse présente une loi par laquelle l’utilisation publique de symboles tels que la croix gammée ou le salut hitlérien sera interdite à brève échéance SUSANNE WENGER Aujourd’hui, l’utilisation publique d’un symbole national-socialiste n’est punissable que si elle est liée à un objectif de propagande ou qu’elle rabaisse un groupe de personnes. Désormais, il est prévu que même la simple exhibition de tels symboles soit interdite, et punissable d’une amende de 200 francs. C’est ce que prévoit une loi spéciale que le Conseil fédéral a mise en consultation à la fin de 2024. Il donne ainsi suite à des initiatives émanant du Parlement, qui ont mis sous une pression croissante le droit en vigueur. En 2022, par la voix de Ralph Steigrad qui y siège, le Conseil des Suisses de l’étranger a lui aussi demandé que cette lacune législative soit comblée (cf. «Revue Suisse» 3/2022). catives, scientifiques, artistiques ou journalistiques. Les symboles religieux existants, notamment hindouistes, qui ressemblent à la croix gammée, ne seront pas interdits. Au Parlement, c’est la conseillère aux États argovienne centriste Marianne Binder qui plaide depuis le plus longtemps pour la tolérance zéro face aux symboles nazis. Elle salue le projet du Conseil fédéral et a déclaré à la «Revue Suisse» que l’état de droit ne devait en aucun cas tolérer la glorification ou la banalisation de l’époque nazie et son «idéologie malsaine». Marianne Binder considère que la sanction sous la forme d’amendes est une «mesure rapide et efficace», tout en jugeant le montant de 200 francs «trop clément». La parlementaire, dont la grand-mère Paulina Borner a hébergé des fugitifs juifs à l’hôtel «Rosenlaube» à Baden durant la Seconde Guerre mondiale, estime en outre que les contrevenants devraient se voir imposer des cours d’histoire de rattrapage. En interdisant les symboles nazis, dit-elle, la Suisse émettrait un signal fort, à une époque où «l’idéologie autocratique redevient fréquentable». La consultation sur la nouvelle loi spéciale court jusqu’à la fin de mars, après la clôture de la rédaction de la «Revue Suisse». À l’issue de l’examen des prises de position, le Conseil fédéral enverra le projet en consultation parlementaire. Dans une deuxième étape, il entend étoffer cette loi et, comme l’exige le Parlement, interdire d’autres symboles extrémistes, racistes et faisant l’apologie de la violence. S’il s’est limité dans un premier temps aux symboles nazis, c’est pour des raisons d’urgence, a relevé Beat Jans, et pour que l’interdiction puisse être mise en œuvre rapidement. Un musée pour un Juste Carl Lutz, diplomate suisse à Budapest, a sauvé des dizaines de milliers de juifs au cours de la Seconde Guerre mondiale au moyen de passeports et de lettres de protection (cf. «Revue Suisse» 3/2023). À son retour en Suisse, il n’a tout d’abord reçu de la part des autorités que des blâmes. Aujourd’hui, son action est reconnue et saluée. Pour le 50e anniversaire de sa mort, en février, un musée consacré à sa personne et à son action de sauvetage a ouvert ses portes sur son lieu de naissance, à Walzenhausen (AR). Soutenu par la commune de Walzenhausen, la fondation Gamaraal et l’entreprise locale «Just», le musée restera ouvert jusqu’à la fin de 2025. La décision de pérenniser ou non l’institution sera prise plus tard. (SWE) Ce projet de loi marque un revirement dans la politique du Conseil fédéral, qui, il y a quelques années encore, pensait que la liberté d’expression devait aussi s’accommoder des idées dérangeantes et que la prévention était préférable à la répression pour lutter contre l’antisémitisme. Mais la situation a changé, comme le note le gouvernement dans son rapport relatif à la consultation: on voit davantage de symboles nazis dans l’espace public, surtout depuis l’attaque terroriste contre Israël le 7 octobre 2023 et le début de la guerre à Gaza. Les actes à caractère antisémite, allant des tags de croix gammées aux voies de fait contre les juifs, ont nettement augmenté. «La société doit émettre un signal» D’après le Conseil fédéral, ces symboles reflètent l’ère fasciste, l’Holocauste et la persécution de minorités. «Ce sont des symboles de haine, d’intolérance et de souffrance, et ils doivent disparaître de l’espace public», a déclaré devant les médias le ministre de la justice, Beat Jans, en soulignant que la société devait désormais émettre un signal clair. L’interdiction frappera les symboles nazis évidents, tels que la croix gammée et le salut hitlérien, mais aussi – selon le contexte, a précisé le ministre – leurs variations, comme les combinaisons de chiffres «18» et «88». La loi prévoit des exceptions à cette interdiction à des fins édu- «Ces symboles de haine, d’intolérance et de souffrance doivent disparaître de l’espace public.» Beat Jans, ministre de la justice
STÉPHANE HERZOG Le bureau genevois d’ingénieurs et de designers du bois «Charpente Concept» fait office de Mecque du bois. Fondé en 1991 par le maître charpentier Thomas Büchi, ce cabinet a dessiné la «Broken Chair» de la place des Nations à Genève, construit – en bois – le refuge du Goûter sur les flancs du Mont-Blanc et conçu le Palais de l’Équilibre, immense sphère de bois présentée à l’Exposition nationale en 2002 avant d’être installée au CERN. Autre fierté de ce bureau? Il a été chargé après l’incendie de la cathédrale Notre-Dame d’établir une analyse technique de la nef en vue de sa reconstruction. Le bureau a eu dans les mains des archives vieilles de 600 ans. Un plongeon dans le Moyen Âge, lorsque 20 ans pouvaient s’écouler entre la coupe du bois et l’usage des poutres. Le bois reprend sa place «Le bois reprend la place qu’il avait perdue au fil des siècles avec l’usage de l’acier, puis du béton. On avait oublié les qualités de ce matériau», plaide Rafael Villar, vice-président de l’entreprise. Diplômé en 1996, il se souvient de ses débuts, quand les défenseurs du bois passaient un peu pour des farfelus. Certes, le bureau en question venait de construire une halle d’exposition en bois longue de 300 mètres à Genève, mais l’essentiel des commandes concernait surtout des chalets et quelques toitures de salles de sport. Aujourd’hui, le bois sert à créer des immeubles de logements. «En 30 ans, les délais de livraison de certaines pièces ont plus que doublé», note le Genevois. Signe d’une forte demande. Les ultrasons permettent de définir la résistance des pièces avant leur façonnage. Leur découpe a lieu à l’aide de machines numériques. Sur les chantiers, l’assemblage d’éléments de bois préfabriqués réduit considérablement les délais de construction par rapport à des murs minéraux. «Léger, le bois facilite les projets de surélévation», souligne Sébastien Droz, porte-parole de la faîtière des métiers du bois Lignum. Si bien que le temps des gratteciel en bois est arrivé. À Winterthour, dans le quartier de Lokstadt, la tour Le retour en force du bois dans la construction en Suisse Capable de stocker le CO2, le bois cartonne dans le domaine du bâti. Il sert même à élever des gratte-ciel. Le savoir-faire suisse fait mouche. La demande est en hausse. Non sans révéler des tensions. Rocket mesurera 100 mètres de haut. «Il s’agit de l’un des plus hauts immeubles d’habitation en bois en cours de planification», vante Ina Invest, le maître d’ouvrage. La construction de la tour nécessitera 3300 mètres cubes de bois, employés pour la structure porteuse. «Nous utiliserons du hêtre et de l’épicéa provenant de la Suisse et des pays voisins», précise Stephan Meierhofer, porte-parole. «Le bois est très résisPlus haut, plus grand, plus rapide, plus beau? À la recherche des records suisses qui sortent de l’ordinaire. Aujourd’hui: En route vers les plus hautes constructions en bois du monde À Winterthour, on construit actuellement la plus haute tour résidentielle du monde en bois: elle se nomme Rocket et fusera à 100 mètres de haut. Image Ina Invest 14 Reportage
En 2031, la plus haute tour en bois au monde devrait être suisse La banque UBS voit grand. Pour preuve, son projet de tour dans le quartier d’Altstetten, à Zurich. Avec ses 108 mètres, elle devrait occuper – en 2031 – la place de la plus haute tour en bois au monde. À moins qu’un autre projet ne vienne la coiffer sur le poteau: celui d’un gratte-ciel en bois prévu à Bâle pour accueillir, la même année, la Banque des règlements internationaux. Hauteur prévue? 122 mètres! (SH) de bois en fixe 1000. «Cependant, plutôt que d’utiliser le bois sous forme de mètres cubes pour réaliser des structures spectaculaires, il serait avantageux de le mettre en œuvre par mètres carrés», dit-il. Autrement dit: le bois pourrait recouvrir des surfaces au lieu de constituer l’ossature de très grands ouvrages. Ce spécialiste donne l’exemple des murs en pierre des maisons grisonnes, où le bois est appliqué sur les parois intérieures, ce qui augmente sensiblement l’isolation d’une demeure, et son confort. Cette approche pourrait servir à isoler une tant et, même en cas d’incendie, sa capacité portante est maintenue pendant longtemps», précise-t-il. Le chantier débutera ce printemps. En route pour les records du monde Plus haute encore: une tour prévue par UBS dans le quartier zurichois d’Altstetten. Avec ses 108 mètres, ce gratte-ciel devrait devenir en 2027 le plus haut immeuble en bois du monde. Ses bureaux accueilleront 2800 collaborateurs. La Suisse romande n’est pas en reste. Démarrée en 2024, la tour Tilia (tilleul, en latin) associera bois et béton. Elle tirera partie des qualités de feuillus, comme le hêtre, dotés d’une résistance supérieure aux résineux. Ce bâtiment de 85 mètres émergera dans le quartier de Prilly, à l’ouest de Lausanne. Non loin, la tour Malley Phare pousse sur un bâtiment existant. Les 2000 mètres cubes de bois prévus pour cet immeuble de logements sont issus du sapin et de l’épicéa, dont 95% d’origine suisse. Livraison cette année. «Quelle est la manière optimale d’utiliser le bois au niveau environnemental et dans le respect de la biodiversité? C’est la question à poser», avance l’ingénieur forestier et professeur émérite en sciences du bois Ernst Zürcher. Un mètre cube de béton armé génère entre 350 et 400 kilos de CO₂, alors qu’un mètre cube Une tentative plus ancienne de construire en hauteur: chalet historique à La Sage (VS), qui a aussi accouché d’une première forme de propriété par étage. Photo Cortis und Sonderegger,13Photo À Regensdorf (ZH), le gratte-ciel Zwhatt culmine à 75 mètres de haut. Sa maquette dévoile son principe de construction: un cœur de béton fin est entouré d’une structure en bois en porte-à-faux. Photo Pensimo, Boltshauser Architekten Itten Brechbühl AG / Kengo Kuma & Associates Revue Suisse / Avril 2025 / N°2 15
partie du parc immobilier: des immeubles, des bâtiments industriels, des écoles, etc. «Réaliser un gratteciel neuf, c’est une vue du passé, où l’on exprime sa puissance. Il serait plus urgent de rénover l’existant, en le rendant confortable et biocompatible grâce au précieux matériau bois», défend le sage. Utiliser la forêt – et la préserver La Suisse dispose d’une loi sur les forêts unique en son genre, qui remonte à 1903. «On coupe la forêt pour l’entretenir», résume Rafael Villar, qui souligne que le coût d’entretien des forêts par les collectivités n’est pas équilibré par les revenus du bois. Il s’agit d’abattre des arbres de façon optimale, comme dans un projet de gymnase à Aigle (VD), auquel a participé son bureau. Ce dernier a sélectionné dans des forêts vaudoises des arbres atteints par le bostryche, cet insecte qui se nourrit de la sève des arbres et dont l’action sur l’écorce ouvre la voie à un champignon qui bleuit le bois. «La coupe sauve le bois et permet de valoriser l’arbre», commente l’ingénieur. 25% sert au chauffage En Suisse, pourtant, tout le bois coupé n’est pas utilisé à bon escient et finit en partie en bois de chauffage, note Ernst Zürcher. En cause notamment, la hausse du prix des énergies fossiles. Mieux vaudrait conserver l’usage du bois en cascade, avec un bois qui est d’abord dédié au bâti, puis à des produits composites, puis au papier et enfin seulement au brûlage. «En Suisse, des scieries ferment faute d’une demande suffisante. Nous exportons même du bois pour le réimporter après transformation», regrette Ernst Zürcher. Qui souligne les vertus d’une mise en valeur locale des forêts. «Avec 5000 personnes qui travaillent en forêt, on crée du travail pour plus de 50’000 personnes dans la filière du bois. À l’inverse, brûler du bois n’apporte que peu de valeur ajoutée», compare-t-il. Actuellement, la filière du bois suisse occupe 85’000 personnes. Mais a-t-on assez de bois? La croissance naturelle des forêts suisses génère 10 millions de mètres cubes de bois chaque année. Le pays en prélève en moyenne 5 millions par an, dont 25% sert au chauffage. Le potentiel disponible équivaut à 3 millions de mètres cubes annuellement. La marge de progression pour l’usage du bois suisse de construction est donc réelle. Et les projets ne manquent pas! Comme le constate Sébastien Droz, qui évoque le prix Lignum, lancé en 2009. «Depuis, la qualité, la diversité et le volume des projets a nettement augmenté», dit-il. Ainsi ce sentier suspendu en bois long de 500 mètres qui serpente dans la canopée d’une forêt du Toggenburg, près de Saint-Gall. Un exploit qui rappelle la force de la culture du bâti en bois en Suisse. La construction en bois moderne utilise de nouvelles techniques: des baguettes en bois de hêtre sont collées pour former des poutres massives, qui seront ensuite ajustées selon leur emploi. À l’intérieur du gratte-ciel en bois Zwhatt, des structures nettes, avec des poutres et des piliers apparents et un placement flexible des cloisons. Photos Pensimo, Sandro Straube, Boltshauser Architekten Revue Suisse / Avril 2025 / N°2 16 Reportage
RkJQdWJsaXNoZXIy MjYwNzMx