Revue Suisse 4/2025

La fonte du pergélisol ébranle l’image de la vie dans les Alpes Quelle est mon origine? Quelles sont mes racines? La généalogie, un jeu de piste riche en émotions Interdites dans les Grisons jusqu’en 1925, les voitures ont depuis conquis le canton OCTOBRE 2025 La revue des Suisses·ses de l’étranger

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Les bons côtés de l’été indien en Suisse? Il sont nombreux: paresser en forêt sous le soleil d’octobre, jouer à la pétanque avec des amis dans un parc, randonner dans les Préalpes, feuilleter le nouveau programme des théâtres et des salles de concert, récolter les dernières tomates ou rôtir les premières châtaignes. Mais les secousses que la Suisse a vécues cet été se font tout de même encore sentir. Le 1er août 2025, par exemple, ce ne sont pas les feux d’artifice allumés aux quatre coins du pays qui ont fait le plus de bruit, mais l’annonce du président américain Donald Trump. En effet, ce dernier a fait cadeau à la Suisse, pour sa fête nationale, de droits de douane de 39 %. Un chiffre record en Europe. Depuis lors, la Suisse, qui de son côté ne taxe pas les marchandises américaines, s’interroge sur les raisons de cette mesure à son encontre. Les conséquences sont encore imprévisibles, mais certains pans de l’industrie suisse souffrent déjà. Et plusieurs entreprises ont dû modifier leurs conditions d’emploi. Beaucoup de Suisses auraient préféré pouvoir profiter du 1er août pour assimiler ensemble une autre secousse majeure, l’effondrement de Blatten, qui, le 28 mai 2025, a rayé de la carte tout un village, mais aussi bouleversé les certitudes. La vie en montagne reste-t-elle possible quand le pergélisol fond et que, dans les cas extrêmes, les montagnes s’effondrent dans les vallées? Que faire si de telles catastrophes se multiplient? Et puis, quand les habitants de Blatten parlent de reconstruire leur village et que les citadins pensent que cela n’a pas de sens, quel est l’impact sur la cohésion du pays? Ce numéro de la «Revue» se penche sur l’ébranlement des certitudes dans les vallées de montagne et sur les secousses qui agitent les relations entre la Suisse et les États-Unis. À cela s’ajoute un troisième sujet, susceptible de cimenter ou d’ébranler des certitudes: la généalogie. Les Suisses de l’étranger qui se lancent à la recherche de leurs origines suisses sont de plus en plus nombreux. Et lorsque ces personnes reviennent dans leur patrie d’origine, les bouleversements sont inévitables, car comme le souligne le généalogiste dans notre reportage: «Pour les descendants, il s’agit d’un voyage riche en émotions vers leurs propres racines.» MARC LETTAU, RÉDACTEUR EN CHEF 4 En profondeur L’effondrement de Blatten ébranle les certitudes sur la vie en montagne 9 Nouvelles 39 % de droits de douane: de quoi Trump punit-il la Suisse? 10 Société À la recherche de ses aïeux en Suisse: un voyage riche en émotions Le Conseil fédéral veut interdire aux Suisses d’adopter des enfants étrangers 16 Reportage Les Grisons ont banni la voiture jusqu’en 1925, avec des conséquences curieuses Actualités de votre région 20 Politique Un impôt successoral pour les ultrariches? Le peuple en décidera bientôt Prix en hausse libre: l’achat des nouveaux avions de combat est un gouffre financier 24 Tourisme Airbnb chasse les locataires des quartiers: certaines villes ripostent 28 Nouvelles du Palais fédéral Elisabeth Eidenbenz, symbole de l’action humanitaire dans la Cinquième Suisse 31 SwissCommunity Débat autour des économies: Swissinfo sous pression SwissCommunity Days de 2025: un nouveau format d’échanges 1/800’000: Susanne Mueller, des ÉtatsUnis, pose une nouvelle pièce du puzzle Secousses Photo de couverture: panneau d’avertissement dans les Alpes suisses. Photo Keystone/iStock, montage Joseph Haas La «Revue Suisse», magazine d’information de la Cinquième Suisse, est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger. Tract des opposants à l’automobile dans les Grisons, 1925 Une autre «secousse» nous inquiète: la Confédération a annoncé qu’elle allait réduire ses subventions, y compris celles accordées à l’OSE. Cela devient de plus en plus difficile pour nous d’envoyer gratuitement la «Revue Suisse» sur papier. Les dons de nos lecteurs sont donc plus importants que jamais. Soyez solidaires avec la «Revue» et faites un geste! Plus d’informations en page 33. Revue Suisse / Octobre 2025 / N°4 3 Éditorial Table des matières Faire un don

4 En profondeur Quand le sol dégèle, les montagnes chancellent L’éboulement dévastateur de Blatten (VS) a secoué la Suisse. Et fait émerger une question: la vie dans les vallées alpines exposées est-elle encore sûre? Selon les chercheurs, le réchauffement climatique contribue à l’augmentation du risque d’effondrements et de coulées de boue. Revue Suisse / Octobre 2025 / N°4

5 THEODORA PETER Le village de Blatten n’existe plus. Le 26 mai 2025, quelque dix millions de mètres cubes d’éboulis et de glace ont enseveli la commune valaisanne du Lötschental. Les habitants avaient été évacués vers les villages voisins deux semaines auparavant. Depuis leur position, ils ont pu assister, sidérés, au spectacle du glacier du Birch qui s’est effondré à 15 h 30 dans un grand fracas, avant de se précipiter dans la vallée et d’enterrer le village. Cette catastrophe a été le résultat d’une réaction en chaîne fatale: dans les jours et les semaines qui ont précédé, de grandes masses rocheuses se sont détachées du Petit Nesthorn et sont tombées sur le glacier situé en contrebas. Sous l’énorme pression de la masse d’éboulis, celui-ci a fini par céder. D’après les chercheurs de l’EPFZ, qui observaient le glacier et le Petit Nesthorn depuis les années 1990, il est probable que le changement climatique ait favorisé le dégel du soussol et l’augmentation des éboulements. Ils tracent des parallèles avec l’événement qui s’est produit à Bondo, dans les Grisons, en août 2017, quand près de trois millions de mètres cubes de roche du Piz Cengalo se sont effondrés sur un petit glacier, l’entraînant partiellement dans leur chute et déclenchant une coulée de boue. Huit touristes qui effectuaient une randonnée dans la région étaient décédés. La population de Bondo s’en est tirée avec une belle frayeur, mais la coulée a sévérèment endommagé des maisons et des routes. Pour sécuriser le village contre de futurs dangers, les autorités ont investi plus de 50 millions de francs dans des ouvrages de protection, notamment une digue contre les crues. Des plans pour une reconstruction rapide À Blatten, les 300 habitants ont perdu tous leurs biens. Un homme qui, au moment de l’effondrement, s’occupait exilés ont été accueillis à bras ouverts, «leur chez-eux leur manque». Beaucoup d’entre eux veulent absolument retourner dans «leur Blatten». «Nous travaillons de toutes nos forces pour que cela se réalise». D’abord, l’accès aux hameaux qui n’ont pas été détruits, au-dessus du village, sera débloqué, puis le cœur du village enseveli sera dégagé dès 2026. Le nouveau Blatten verra le jour à partir de 2029: tel est le plan. Les assureurs privés ont promis près de 300 millions de francs pour la reconstruction des maisons. À cela s’ajoutent les investissements des pouvoirs publics dans les routes et les installations d’eau et d’électricité. La Le pergélisol, qui maintient les montagnes en place comme du ciment, fond de plus en plus vite. Conséquence: la pierre se met en mouvement, l’eau de fonte pénètre en profondeur et favorise l’érosion de ses moutons, a été retrouvé mort plus tard. Le jour même de la catastrophe, le président de la commune, Matthias Bellwald, appelait à reconstruire le village et prononçait une phrase qui a souvent été citée depuis: «Nous avons perdu notre village, mais pas notre cœur.» À peine deux semaines plus tard, le conseil communal présentait un plan de retour dans les cinq ans. Il était important d’offrir une perspective «et de montrer que la reconstruction était possible», confiait Matthias Bellwald à la «Revue Suisse» en juillet à Wiler. C’est de cette localité voisine qu’il préside aux destins de la communauté villageoise. 80 % des habitants de Blatten sont restés dans le Lötschental, où ils ont trouvé refuge dans les communes voisines. L’exode redouté de la vallée n’a pas eu lieu. Cela est aussi dû au fait que les enfants de Blatten vont depuis toujours à l’école à Wiler et à Kippel. «Pour eux, il est très important de pouvoir rester dans leur environnement habituel», relève Matthias Bellwald. Pour les adultes, après la phase du choc et des larmes, il s’agit de retrouver une vie normale. «Ce n’est pas toujours simple», raconte le président de la commune. Même si les Confédération et le canton du Valais ont garanti leur soutien. Solidaires, de nombreuses communes suisses et des particuliers ont également donné de l’argent pour la reconstruction. À côté de ce large soutien, des voix critiques se demandent si la nature rend certaines zones inhabitables. Pour le président de la commune, il est inimaginable d’abandonner Blatten: «C’est notre patrie et notre terre.» Le village appartient aux gens qui l’ont perdu, dit-il, «et nous avons le droit de revenir chez nous». Il souligne qu’un «événement aussi rare» que celui de Blatten peut se produire partout. Si la carte des dangers s’appuyait là-dessus, «il faudrait déplacer toute la Suisse». Vue sur le village enseveli de Blatten. Le cône de glace et d’éboulis mesure deux kilomètres de long et jusqu’à 100 mètres de hauteur. La coulée a glissé dans la vallée depuis la gauche, pour remonter jusqu’au hameau de Weissenried sur la droite. Photo Keystone Revue Suisse / Octobre 2025 / N°4 Le président de la commune de Blatten, Matthias Bellwald, ne veut pas abandonner son village: «C’est notre patrie et notre terre.» Photo Keystone

«La patrie est un sujet délicat lorsqu’on la remet en question depuis l’extérieur» Historien, ethnologue et spécialiste des montagnes, Jon Mathieu nous parle des conséquences sociétales des catastrophes naturelles et de l’identité de la Suisse en tant que pays alpin. siècles. À l’époque confessionnelle, on distribuait ses dons d’entraide surtout à ses coreligionnaires, sous la forme d’argent et de produits matériels, puis, au moment de la formation de la nation, à ses concitoyens. Le point de départ de cette phase a été l’éboulement de Goldau en 1806. Le nouveau «Landammann de la Suisse» a alors appelé à la solidarité, et les citoyens ont commencé à comprendre que quelque chose avait changé depuis l’époque de l’ancienne Confédération. Dans quelle mesure l’image de la Suisse alpine fait-elle partie de l’identité du pays? Cette image a-telle évolué au fil du temps? Les premiers signes d’une identité alpine de la Confédération sont apparus au XVIe siècle, quand certains chroniqueurs se sont mis à parler d’un «peuple alpin», aussi pour prendre leurs distances avec le Saint-Empire romain germanique. INTERVIEW: THEODORA PETER L’éboulement de Blatten a soudé les habitants du Lötschental. Est-ce que cela vaut aussi pour La Suisse? Jon Mathieu: «Soudée» est sans doute un terme trop fort pour la Suisse. Mais cet effondrement a clairement déclenché une vague de solidarité nationale. Les dons effectués par de nombreuses petites communes ont été particulièrement émouvants. Elles n’étaient pas forcées d’aider les habitants du Lötschental, mais elles l’ont quand même fait. La présidente du Conseil national s’est emparée de ce sentiment et a inauguré la session d’été par un bref discours sur la catastrophe, intitulé «Gemeinsam für Blatten – ein Land steht zusammen» (Ensemble pour Blatten – un pays se serre les coudes). Pourquoi les catastrophes naturelles renforcent-elles la cohésion? L’empathie et le sentiment d’appartenir à une communauté se développent durant les périodes de crise. Cela ne signifie pas que tout le monde ne fait plus qu’un, car on peut recommencer à se battre pour une place au soleil dès le lendemain. Mais dans les premiers moments, les gens sont touchés et veulent se rendre utiles. Ce phénomène remonte à plusieurs Cette identité n’a toutefois pris de l’importance qu’à la fin du XIXe siècle, notamment en 1882, lors de l’inauguration de la ligne du Gothard, qui faisait la fierté du nouvel État fédéral réuni et signalait à tout le monde (occidental) qu’il y avait des montagnes en Suisse. L’identité alpine du pays a ensuite été ardemment célébrée lors des expositions nationales de 1914 à Berne et de 1939 à Zurich. Par hasard, ces deux expositions ont ouvert leurs portes juste avant les guerres mondiales, qui ont plongé le pays dans une situation complexe. Depuis les années 1960, cette identification avec les Alpes est en recul dans la politique intérieure, mais sur le plan international, la Suisse reste considérée comme un pays alpin. Peut-on se poser la question du rapport entre le coût et l’utilité des mesures de protection contre les dangers naturels, voire envisager d’abandonner des vallées de montagne habitées? On peut tout faire, mais cela risque de heurter les habitants de ces vallées. Ils vous rétorqueront qu’on n’a pas envisagé d’abandonner Bâle après le tremblement de terre, ni d’évacuer Zurich ou Berne lors des inondations. La patrie est un sujet délicat lorsqu’on la remet en question depuis l’extérieur sans y avoir été invité. En outre, de nombreuses théories régionales sur le rapport coût-utilité sont élaborées avec pas mal d’amateurisme et reposent sur des préjugés. À ce jour, aucune analyse scientifique de cette question complexe n’a été effectuée sur la durée. Jon Mathieu (né en 1952) est professeur émérite d’histoire à l’université de Lucerne. En 2000, il a dirigé la fondation du «Laboratoria di storia delle Alpi» à l’Université de la Suisse italienne. Photo MAD L’éboulement de Goldau, en 1806, a favorisé l’esprit de solidarité nationale. C’est après cette catastrophe que s’est déroulée la première récolte de dons à l’échelle suisse. Photo Keystone www.labisalp.usi.ch Revue Suisse / Octobre 2025 / N°4 6 En profondeur

en place comme du ciment. Mais la hausse des températures met la pierre en mouvement, fait pénétrer l’eau de fonte en profondeur et aggrave l’érosion. Autre risque accru: les fortes pluies Le changement climatique engendre encore d’autres dangers naturels. Outre la sécheresse grandissante, la fréquence des pluies violentes augmente: l’air plus chaud peut absorber plus d’eau. Dans les vallées de montagne, la topographie fait que les grandes quantités de pluie qui tombent en peu de temps ont des conséquences fatales. En été 2024 au Tessin, des crues ont détruit des maisons, des routes et des ponts dans le haut du val Maggia. Huit personnes ont perdu la vie. Par la suite, les autorités ont étendu les zones à risques et plusieurs maisons, situées à proximité des cours d’eau, ont été déclarées inhabitables. D’autres cantons réexaminent également leurs cartes des dangers et Avenir incertain à Brienz Le scénario d’un déplacement pourrait toucher un autre village suisse de montagne: à Brienz, dans les Grisons, la paroi rocheuse au-dessus du village est en mouvement depuis un certain temps («Revue» 5/2023). En novembre 2024, les 90 habitants ont dû quitter leurs maisons pour une période indéterminée. L’accès au village, menacé par une coulée de pierre, a été fermé. Après de fortes précipitations, les éboulements ont repris de l’ampleur cet été; à la clôture de la rédaction, à la mi-août, la situation s’était un peu détendue. Les autorités martèlent que le village ne doit pas être abandonné. La construction d’une galerie de drainage, estimée à 40 millions de francs, est censée réduire la vitesse des glissements de terrain. Néanmoins, à Brienz, on se prépare à un possible déménagement. Le flanc instable du Spitzer Stein Dans l’Oberland bernois aussi, on scrute avec préoccupation les montagnes qui s’effritent, par exemple à Guttannen, qui a connu déjà plusieurs coulées torrentielles («Revue» 4/2022). Ou à Kandersteg, où le flanc instable du Spitzer Stein est surveillé depuis des années avec des instruments de mesure et des caméras. En raison de la fonte du pergélisol, plusieurs millions de mètres cubes de roche menacent de se détacher et de provoquer une coulée. Pour protéger Kandersteg contre ces dangers naturels, on construit actuellement des digues de protection pour la somme de 11 millions de francs. Les chercheurs mettent en garde: la stabilité des parois rocheuses pourrait continuer de décroître dans toutes les Alpes suisses. Des mesures réalisées par le Réseau d’observation du pergélisol PERMOS en plus de 20 endroits montrent que les températures ont nettement augmenté dans le sous-sol gelé ces dernières années. Au-dessus de 2500 mètres d’altitude, le pergélisol maintient les montagnes investissent beaucoup d’argent dans des digues contre les crues et des filets de protection contre les avalanches de pierre. Dans l’ensemble, la Suisse dépense chaque année près d’un milliard de francs dans la protection contre les dangers naturels. Les systèmes d’alerte précoce, qui permettent d’évacuer les localités à temps et sauvent ainsi des vies, en font également partie. Pour Sonia Seneviratne, climatologue à l’EPF et membre du comité du GIEC, ces mesures de protection sont importantes. Toutefois, dans un entretien accordé au portail d’actualité «Watson», elle nuance: «Face aux menaces climatiques à long terme, ces dispositifs restent des solutions de fortune». La véritable question est ailleurs, dit-elle: «Faut-il vraiment continuer à construire et habiter dans des zones de plus en plus menacées?» Dans les Alpes, relève la chercheuse, le réchauffement climatique continuera d’accroître les risques d’éboulements, de glissements de terrain et de chutes de pierres. Il faut impérativement en tenir compte dans le développement de ces régions, souligne la scientifique. «Tant que les émissions de CO2 ne baisseront pas drastiquement et que le réchauffement ne sera pas stabilisé, des drames resteront inévitables.» En haut: à Bondo (GR) les autorités ont investi 50 millions de francs dans des ouvrages de protection, dont une digue et un bassin de rétention. En 2017, un éboulement avait dévasté le village. À droite: durant l’été 2024, de fortes précipitations dans le sud de la Suisse ont provoqué d’importantes destructions. Ici, un morceau de l’A13 emporté par les eaux près de Lostallo, dans le val Mesolcina. En bas: dans le village grison de Brienz, la roche continue de s’effriter. On ignore si les personnes évacuées pourront réintégrer leurs maisons. Photos Keystone Revue Suisse / Octobre 2025 / N°4 7

Un pavé de 1800 pages: le Conseil fédéral présente le paquet d’accords avec l’Union européenne Dans les grandes lignes, le paquet d’accords qui constituera la nouvelle base des relations entre la Suisse et l’UE était connu depuis plusieurs mois. Le 13 juin 2025, le gouvernement suisse a approuvé les textes des accords et les a publiés, avec les lois et les explications s’y rapportant, donnant ainsi le coup d’envoi officiel au débat public. Ce paquet, qui comprend plus de 1800 pages, contient deux parties: les accords actuels renouvelés, dont celui relatif à la libre circulation des personnes («stabilisation»), et les nouveaux accords relatifs aux aliments, à l’électricité et à la santé («développement»). Ces accords permettent une poursuite de la voie bilatérale, qui garantit à la Suisse l’accès au marché intérieur européen. Dans le domaine de l’immigration, la Suisse a réussi à négocier une clause de sauvegarde. Mais des concessions ont aussi été exigées d’elle, notamment la reprise dynamique du droit européen au sein des accords. Ce point est particulièrement controversé en Suisse. La consultation des partis politiques, des associations et d’autres parties intéressées aura lieu jusqu’à la fin d’octobre. (RED) Lien vers le paquet d’accords: www.revue.link/cheu Vivre en France, mais aller à l’école en Suisse: cette particularité genevoise prend fin En juin, le gouvernement genevois a annoncé que près de 2500 enfants de frontaliers allant à l’école en Suisse devront à l’avenir suivre leur scolarité en France. Le canton de Genève appliquera donc lui aussi le principe du domicile en matière de scolarité, qui prescrit que le pays de résidence est responsable de l’éducation des enfants. Ainsi prend fin une exception suisse, car dans les autres cantons frontaliers, les parents qui vivaient à l’étranger et envoyaient leur enfant dans une école suisse payaient déjà l’intégralité du prix de la scolarité. À Genève, ce changement fait du bruit: les communes françaises voisines protestent contre cette mesure, estimant que celle-ci a été prise sans concertation. (SH) Plus d’informations à ce sujet dans la «Revue» en ligne: www.revue.link/ecole «20 minutes», le quotidien au plus fort tirage de Suisse, met fin à son édition imprimée Le «20 minutes», qui est le quotidien au plus fort tirage de Suisse, avec 330’000 exemplaires en allemand et 130’000 en français, mettra fin à son édition imprimée à la fin de l’année pour se concentrer exclusivement sur sa version en ligne. Cette décision illustre les difficultés et la mutation rapide auxquelles font face les médias imprimés suisses. Au cours des dix dernières années, le tirage des principaux quotidiens du pays a chuté de 2,51 millions à 1,34 million d’exemplaires. (MUL) Angela Koller Âgée de 42 ans, juriste, Centriste, elle siège au gouvernement d’Appenzell Rhodes-Intérieures depuis avril. Rien de spectaculaire de prime abord. Mais pour ce petit canton de Suisse orientale, l’élection d’Angela Koller est historique: pour la première fois, la Landsgemeinde – l’assemblée des citoyens ayant le droit de vote – a élu une femme au poste de Landammann, à la tête du gouvernement. Angela Koller est la première présidente du gouvernement du canton qui a été le dernier à introduire le suffrage féminin en Suisse. Et ce, sous la contrainte du Tribunal fédéral en 1990. 35 ans plus tard, la nouvelle élue dit que lorsqu’elle siégeait au parlement cantonal, beaucoup de femmes lui ont dit souhaiter «être mieux représentées». Cela l’a encouragée à se porter candidate. Forte de son bilan, elle s’est imposée contre trois concurrents à la majorité des mains levées. Angela Koller a dirigé la commission parlementaire chargée de la révision de la constitution cantonale et était à la tête de l’association appenzelloise des salariés. En Appenzell Rhodes-Intérieures, les associations comptent souvent plus que les partis. Angela Koller a été plongée tôt dans la politique: dans l’auberge de ses parents, à Gonten, elle entendait les clients débattre à table. Depuis toujours, elle aime lire et donne aujourd’hui des conseils de lecture sur Instagram. Au gouvernement, elle dirigera le département de l’éducation. Dans deux ans, par tournus, elle prendra les rênes de l’exécutif: en Appenzell Rhodes-Intérieures, deux Landammann gouvernent à tour de rôle. Pendant longtemps, les Appenzelloises ne pouvaient pas voter, mais elles comptaient sur le plan économique: leurs broderies à la main rapportaient gros. Aujourd’hui, elles comptent aussi en politique. SUSANNE WENGER Revue Suisse / Octobre 2025 / N°4 8 Sélection Nouvelles

9 CHRISTOF FORSTER C’est une secousse qui a ébranlé la Suisse jusqu’à la moelle. Le jour de sa fête nationale, le président des États-Unis, Donald Trump, a frappé notre pays d’un exorbitant tarif douanier de 39 %. Peu de pays dans le monde font face à des droits de douane plus punitifs. Les secteurs qui souffriront le plus de ces taxes à l’importation sont le génie mécanique, l’horlogerie et les produits de luxe (dont les capsules Nespresso). L’industrie pharmacologique en est exemptée. l’impact de sa politique douanière: c’est du moins ce qu’écrivait le «Washington Post» après l’entretien téléphonique. Ce jugement s’est toutefois avéré erroné, même s’il était partagé par la présidente suisse. Trump lui avait posé beaucoup de questions, avait-elle rapporté: «J’ai manifestement trouvé comment m’adresser à lui». Par la suite, des délégations de hauts responsables des deux pays avaient convenu d’un deal douanier. Il ne manquait que le paraphe de Trump. Mais celui-ci s’est fait attendre, et Berne à commencer à douter. Peu avant l’échéance de l’ultimatum, Karin Keller-Sutter a redemandé à s’entretenir avec le président américain. Comment ce coup de fil s’est-il déroulé exactement? Plusieurs versions circulent; quoi qu’il en soit, il n’a pas apporté le résultat souhaité. Au contraire: au lieu des 31 % annoncés initialement, les entreprises suisses seront désormais punies d’une taxe de 39 %. Une fois de plus, ceux qui croyaient à une relation spéciale entre les deux «républiques sœurs» se sentent floués. L’image qui s’esquisse est plutôt celle d’une sœur aînée qui dicte les règles du jeu à sa cadette. Un coup douloureux Ce choc douanier a plongé la Suisse dans une nouvelle fébrilité, les responsables politiques et les représentants de l’économie cherchant désespérément un moyen de renverser le verdict. Tout cela avait aussi un côté humiliant: tandis que Trump dénigrait la présidente de la Confédération à la télévision, celle-ci était assise dans un avion à destination de Washington. Mais les pourparlers n’ont débouché sur rien. L’économie suisse devra vivre, du moins pour l’instant, avec des droits de douane de 39 %. Ces taxes touchent la Suisse à un endroit sensible, car les exportations représentent l’artère vitale de son économie. Elles ont contribué à sa prospérité. Longtemps, à l’époque du libre-échange mondial, la Suisse avait pu profiter de son statut de petit État n’appartenant pas à l’UE. Mais l’avenir s’avère de plus en plus incertain. Le monde qui se dessine actuellement, partagé entre de grands blocs puissants, pourrait pousser la Suisse à se rapprocher de l’UE. En acceptant le nouveau paquet d’accords avec l’Europe, elle ferait un premier pas dans ce sens. Au-delà du choc douanier Dans un premier temps, la Suisse semblait faire partie d’un premier groupe de pays susceptible de conclure un accord douanier avec les États-Unis. Le choc est arrivé le 1er août, quand le président Trump a annoncé que les importations venant de Suisse seraient taxées à 39 %. La présidente de la Confédération, Karin Keller-Sutter, lors de la fête du 1er août sur la prairie historique du Grütli: toutes les questions tournaient autour du choc douanier, et aucune autour de la fête nationale. Photo Keystone Sujet connexe: l’achat de l’avion de combat américain F-35, un fiasco suisse, page 23 Dans le sens inverse, la Suisse a supprimé tous les droits de douane industriels début 2024. Plus de 99 % des marchandises américaines peuvent entrer en Suisse sans payer de droits de douane. Le Conseil fédéral a été consterné par l’annonce de Trump. Le président du PLR a parlé de «catastrophe». Le PS, quant à lui, a blâmé la «stratégie de complaisance» du Conseil fédéral vis-à-vis des États-Unis, la qualifiant d’échec «colossal». L’organisation faîtière Economiesuisse s’est dite stupéfiée par ces tarifs douaniers, «injustifiés et incompréhensibles» à ses yeux. De la manière de s’adresser à Trump Longtemps, le Conseil fédéral et l’économie s’étaient crus à l’abri. Certes, en avril, Trump avait frappé la Suisse d’un tarif douanier de 31 %. Mais peu après, la présidente de la Confédération, Karin Keller-Sutter, avait joint le président américain. Et elle avait visiblement réussi à lui expliquer Revue Suisse / Octobre 2025 / N°4 Nouvelles

DÖLF BARBEN Tracey Jones (56 ans) vit non loin de Philadelphie et travaille dans une école. L’an dernier, elle a effectué un voyage en Suisse avec son mari. À Saint-Gall, elle a retrouvé l’une des maisons où sa grand-mère avait vécu lorsqu’elle était enfant. L‘Américaine raconte à la «Revue» les vives émotions que cela a suscitées en elle. Pete Thalmann (80 ans) vit à Holliston, près de Boston. Cet ancien ingénieur électricien passe l’été sur la presqu’île de Cap Cod. Cet automne, il a l’intention de se rendre en Suisse, notamment dans le petit village d’Eggetsbühl, près de Wängi (TG). Ses arrièregrands-parents y ont vécu. Tracey Jones et Pete Thalmann ont un intérêt commun: depuis leur jeunesse, ils s’intéressent tous deux à l’histoire, en particulier à celle de leurs familles. Tous deux ont voulu savoir d’où venaient les personnes sans qui ils n’existeraient pas. Tous deux ont fait des recherches, suivi des pistes et franchi des obstacles. Et tous deux connaissent Kurt Münger. Kurt Münger (74 ans) est le président de la Société suisse d’études généalogiques (SSEG). La SSEG reçoit de plus en plus de demandes de personnes vivant à l’étranger, qui s’intéressent à leurs ancêtres suisses: «Nous essayons de les aider de notre mieux. De manière bénévole.» Kurt Münger est né dans l’est de la Suisse et vit à Gossau. Mais sa famille est originaire du canton de Berne. Autour de 1900, de nombreux paysans bernois se sont installés en Thurgovie pour s’y construire une nouvelle vie. L’émigration joue donc un rôle important dans l’histoire familiale de Kurt Münger aussi. Mais à une plus petite échelle. Il se considère comme quelqu’un de curieux. Il aime être étonné, mais également comprendre. Chimiste de profession, il a effectué un doctorat sur des molécules particulières. Les personnes qui larguent les amarres pour s’établir loin de chez elles et créer de nouveaux liens lui «rappellent l’activité des molécules», dit-il. Curiosité et persévérance La curiosité est le moteur de tous les généalogistes. Kurt Münger parle d’une curiosité saine, qu’il distingue du sensationnalisme: une curiosité qui vous entraîne toujours plus loin, précise-t-il, si vous êtes assez persévérant. «Ce type de recherches n’est pas toujours facile.» Tracey Jones a commencé par effectuer des recherches sur Internet et sur des sites web d’archives, jusqu’à ce qu’elle tombe sur Kurt Münger. Qui lui a transmis le nom d’une généalogiste locale, auprès de laquelle elle a obtenu des conseils décisifs. Finalement, elle a décidé de faire le voyage en Suisse. Tracey Jones note que sa grandmère ne lui a jamais raconté grandchose sur son enfance et son adolescence, même si celle-ci était très fière de ses origines. «Voir où elle avait grandi et dans quelles maisons elle avait vécu m’a profondément émue.» Et quand elle a ramené des photos des lieux à son père, qui n’est jamais allé en Suisse, celui-ci a éprouvé une joie incommensurable. «Cette expérience n’a pas de prix pour moi.» Pete Thalmann utilise lui aussi l’expression «ne pas avoir de prix». Un cadeau du passé qui n’a pas de prix pour lui est l’article qu’avait rédigé son grand-père pour un journal de Jeu de piste riche en émotions en Suisse Les Américains Tracey Jones et Pete Thalmann ont retrouvé leurs racines familiales en Suisse, avec l’aide de professionnels. Leurs découvertes les ont profondément émus, ce qui illustre l’importance que la généalogie peut avoir pour les personnes qui vivent loin du pays de leurs aïeux. Baltimore. Après son apprentissage de tailleur pour dames, John J. Thalmann avait décidé de découvrir le monde. À Paris, il rencontra l’amour de sa vie, Mathilde Bos. Ensemble, ils partirent pour Baltimore. Mais ils furent durement frappés par le sort: six de leurs enfants décédèrent. «À l’époque, cette ville était un enfer», relate Pete Thalmann. De crainte de perdre tous leurs enfants, ses grandsparents revinrent s’installer un temps à Saint-Gall; son père avait alors deux ans. Pete Thalmann aurait bien aimé découvrir où son père était allé à l’école. «Mais mes recherches n’ont rien donné.» Il s’intéresse d’autant plus au caractère de ses ascendants. «Mon grand-père et mon père avaient des âmes douces, tout en n’hésitant pas à prendre des risques», dit-il. «Et je suis comme eux.» Fonceur, Pete Thalmann a monté sa propre affaire. «Et, comme eux, j’ai vécu moi aussi de terribles drames.» Il a perdu une de ses filles, et son épouse. Il est facile de se tromper Aujourd’hui, il est plus simple qu’autrefois de se livrer à des recherches généalogiques. Même les anciens registres paroissiaux ont été numérisés et peuvent être consultés sur n’importe quel ordinateur. Il existe en outre des entreprises qui se chargent volontiers de ce travail contre une somme abordable. Il faut toutefois faire preuve de prudence avec ce type d’offres, avertit Kurt Münger. Lorsqu’on fait des recherches à la va-vite, il est facile de se tromper. Que faire, par exemple, lorsque deux hommes qui portent le même nom pourraient tous deux être Revue Suisse / Octobre 2025 / N°4 10 Société

Généalogie! Le dessin exclusif de Max Spring pour la «Revue Suisse» Revue Suisse / Octobre 2025 / N°4 11

Conseils pour se lancer à la recherche de ses origines Commencer par les vivants, car les morts ne vous échapperont pas: telle est l’une des règles de base pour quiconque se met à la recherche de ses aïeux. Il faut interroger les membres de votre parentèle qui peuvent vous donner des renseignements oraux avant de rechercher d’autres sources. Ne pas réinventer la roue: souvent, d’autres personnes de votre famille ont déjà effectué des recherches et dressé des arbres généalogiques. Il vaut la peine de s’appuyer sur ces travaux. Contacter des généalogistes en Suisse: la Société suisse d’études généalogiques (SSEG) peut vous donner des conseils directs ou transmettre vos questions à des sociétés de généalogie locales. www.sgffweb.ch/fr cendants, il s’agit d’un voyage riche en émotions vers leurs propres racines». Un voyage qu’ils considèrent souvent comme le but d’une vie ou une expérience unique. Tracey Jones et Pete Thalmann le confirment. Pour la première, il est essentiel de consigner ce qu’elle a découvert sur ses racines suisses et de le transmettre à ses deux filles, ditelle. «À présent, je sais exactement d’où je viens, et j’en suis très fière.» Après son voyage en Suisse, Pete Thalmann a l’intention de compléter l’histoire familiale qu’il a écrite. Cette chronique, qui a déjà un volume considérable, s’adresse aux prochaines générations. «J’ai six enfants et onze petits-enfants.» Lorsqu’il a lu pour la première fois l’article de journal rédigé par son grand-père, il a compris une chose: «Une voix du passé n’a pas de prix.» votre aïeul? Si vous n’optez pas pour le bon, des branches entières de votre arbre généalogique seront faussées. En cas de doute, il faut trouver des preuves. Ce qui nécessite une bonne dose de patience. Ou l’aide de professionnels, comme Therese Metzger. Âgée de 79 ans, celle-ci vit à Münsingen, près de Berne. Elle est généalogiste professionnelle et traite plus de 30 demandes par année. Plus des deux tiers d’entre elles proviennent de l’étranger. Pour un millier de francs, la généalogiste peut dresser des listes de personnes qui remontent à plus de 200 ans. Une grande partie de ses clients viennent des États-Unis, dit-elle. «D’aucuns veulent juste savoir où leurs ancêtres ont vécu: cela leur suffit pour être heureux.» Certaines personnes font ensuite le voyage pour visiter le lieu concerné. «Lorsqu’elles se retrouvent dans l’église où elles apprennent que l’un de leurs aïeuls a été baptisé, elles sont bouleversées.» D’autres personnes s’intéressent aux détails, relate Therese Metzger. Un de ses clients voulait des renseignements sur un potentiel aïeul du XIIIe siècle. «Là, j’ai dû capituler.» La plongée dans un passé aussi lointain n’est possible qu’à de très rares exceptions. L’affaire est ardue aussi lorsqu’on ne connaît qu’un nom qui était très répandu jadis. «Par où débuter ses recherches lorsqu’on est face à un Jakob Meier?», demande-t-elle. Un autre problème sont les pasteurs qui écrivaient à la va-comme-je-te-pousse, et dont les inscriptions dans les registres paroissiaux sont presque impossibles à déchiffrer. «Je les aurais volontiers envoyés faire des heures de rattrapage au purgatoire», confie Therese Metzger en riant. L’émigration stimule la recherche généalogique Therese Metzger s’est parfois demandé d’où venait l’intérêt des personnes vivant par exemple aux ÉtatsUnis pour la généalogie. Elle a trouvé une réponse dans leur histoire relativement courte et l’importance majeure, dans leur destinée, de l’émigration. «Je m’imagine que c’est comme pour les enfants adoptés: eux aussi veulent savoir d’où ils viennent.» Kurt Münger est du même avis. Se rendre dans le pays d’origine de ses ancêtres va bien au-delà d’une excursion touristique, dit-il. «Pour les desLa généalogiste Therese Metzger constate que les personnes qui vivent dans un pays à l’histoire relativement courte et marquée par l’immigration ont souvent un intérêt prononcé pour leur histoire familiale. Photo MAD Le généalogiste Kurt Münger reçoit de plus en plus de demandes de personnes vivant à l’étranger, qui s’intéressent à leurs ancêtres suisses. Photo MAD Pete Thalmann écrit un poème dans le parc national de Yellowstone: il prévoit de se rendre à Eggetsbühl, près de Wängi (TG), où vivaient ses arrière-grands- parents. Photo MAD Revue Suisse / Octobre 2025 / N°4 12 Société

13 STÉPHANE HERZOG Que faire face à une dictature? Une plaque commémorative posée à Neuchâtel en mai, en souvenir de Maurice Bavaud, auteur à 22 ans d’une tentative d’assassinat de Hitler, soulève cette interrogation. «On pourrait souhaiter qu’il y ait plus de gens comme lui dans le monde pour tuer ces monstres», a déclaré lors de la cérémonie l’ancien médecin Jean-François Burkhalter, 81 ans, à l’origine de cet hommage. Issu d’une famille catholique modeste, Maurice Bavaud avait décidé d’agir. «Le Führer représent[ait] à ses yeux une menace pour l’indépendance de la Suisse, l’humanité et la catholicisme», peut-on lire dans les actes de son procès, en 1939, auquel nul diplomate suisse n’avait assisté. En 1938, de retour d’un séminaire en Bretagne qui l’avait préparé à devenir missionnaire, le jeune homme avait pris le train pour l’Allemagne. Les dirigeants favorisaient alors les échanges avec la Suisse et n’entravaient guère les visites de Suisses dans le Reich, comme le rappelle l’historien Marc Perrenoud. Maurice Bavaud réussit à approcher Hitler le 9 novembre à Munich lors d’un défilé. Il est empêché de tirer par des bras levés pour saluer le dictateur. Voyageant sans ticket, il se fait arrêter. De son côté, l’ambassade suisse à Berlin, dirigée par un certain Hans Frölicher «ne souhaite pas user le goodwill de l’Allemagne auprès de la Suisse pour ce personnage», commente l’historien neuchâtelois. Sollicité par les autorités allemandes, le Ministère public diligente une enquête sur le jeune homme, envoyant aux autorités nazies un message où il est décrit comme homosexuel. Le père de Maurice propose que des Allemands emprisonnés en Suisse soient échangés pour que son fils échappe à la mort. L’administration suisse ne donnera aucune suite à cette proposition. Durant le procès, l’avocat commis d’office souligne que le jeune Bavaud n’a pas tiré un seul coup de feu. En vain. Sa famille recevra une dernière lettre de sa prison de Plötzensee. «Je vous embrasse bien serrés car c’est la dernière fois». Maurice est guillotiné le 14 mai 1941. Il n’y a pas de sépulture. Dans les années 1950, les Bavaud recevront 40’000 francs d’indemnités de la part de la République fédérale allemande pour solde de tout compte. En 1979, l’écrivain allemand Rolf Hochhuth fait de Bavaud un nouveau Guillaume Tell. En 1980, le journaliste Nicolas Meienberg publie à son tour un ouvrage à sa mémoire. La Suisse aurait-elle pu sauver Bavaud? Marc Perrenoud cite le cas d’un autre Neuchâtelois, le pasteur Roland de Pury, arrêté en 1943 dans un temple à Lyon. Proche de la résistance française, l’homme sera sauvé après un échange avec des espions allemands. De Pury et sa famille disposaient de relations et de contacts qui manquaient à la famille Bavaud. En 1989 et en 2008, les conseillers fédéraux René Felber puis Pascal Couchepin ont reconnu que la diplomatie suisse n’avait pas été assez active pour sauver Bavaud. La plaque commémorative consacrée à ce catholique comporte un portrait de lui en bas-relief. Elle a été apposée sur une maison située entre sa demeure natale et celle qu’il a quittée en partant en Allemagne. Une stèle à sa mémoire s’élève au bord du lac de Neuchâtel et une autre plaque (posée en 1998) sur la maison où il est né. «Mais là, on voit son visage», souligne l’ancien médecin. Son projet? Faire élever un monument à sa mémoire devant Plötzensee. Maurice Bavaud: ce Suisse qui avait tenté de tuer Hitler En mai, une plaque commémorative a été placée à Neuchâtel par une association pour rappeler le parcours du jeune catholique Maurice Bavaud, guillotiné en Allemagne en 1941 pour avoir prémédité l’assassinat d’Hitler. La Suisse n’avait pas essayé de sauver son ressortissant. Maurice Bavaud. Photo Handout Filmkollektiv Zürich Revue Suisse / Octobre 2025 / N°4 Société

EVELINE RUTZ L’opportunité d’une vie meilleure: c’est ainsi que l’adoption était considérée en Suisse depuis les années 1950. Elle était vue comme un acte humanitaire. D’autant plus quand l’enfant venait d’un pays pauvre et d’un contexte apparemment précaire. «Il est intéressant de constater à quel point cette perception très positive de l’adoption a perduré», relève Andrea Abraham, professeure à la Haute école spécialisée de Berne (BFH). Les rapports faisant état de circonstances douteuses autour de certaines adoptions, dit-elle, n’impactaient guère le discours officiel. Contrairement à ce qui s’est passé dans d’autres pays, même la science ne s’est emparée du sujet qu’il y a quelques années en Suisse: «S’agissant d’un acte aussi crucial pour les enfants concernés, c’est tout de même étonnant.» «La douleur restera» C’est surtout grâce à Sarah Ineichen qu’on porte aujourd’hui un regard critique sur les adoptions internationales. Arrivée bébé du Sri Lanka à Nidwald en 1981, elle s’est intéressée à ses origines à l’âge adulte, et a relevé des incohérences dans les informations qu’elle détenait. Sur son lieu de naissance, à la place de sa mère biologique, elle s’est retrouvée face à une femme qui n’avait fait que prêter son nom pour les papiers requis. «Je ne sais toujours pas qui est ma mère naturelle», raconte Sarah Ineichen, aujourd’hui âgée de 44 ans. Elle ne sait ni pourquoi elle a été abandonnée, ni si cet acte était volontaire. «Cette douleur m’accompagnera jusqu’à ma mort.» En 2017, Sarah Ineichen a été l’une des premières à dénoncer publiquement des adoptions irrégulières. Avec d’autres personnes concernées, elle a fondé l’association «Back to the Roots». Des nouveau-nés ont été arrachés à leurs mères et déracinés, dit-elle. À l’hôpital, des femmes se seraient même vu attribuer un enfant mort-né pour que le nourrisson en bonne santé puisse être confié à des adoptants: «On recherchait des enfants pour des parents, et pas l’inverse». Manque de contrôle des autorités Le fait que le désir pressant d’enfant de couples occidentaux ait impacté Le «trafic de bébés» jette une ombre sur de nombreuses adoptions Le Conseil fédéral veut interdire aux parents suisses d’adopter des enfants à l’étranger. Il affirme que c’est le seul moyen d’empêcher des pratiques illégales. L’idée provoque un vif débat. adoptés au Sri Lanka et près de 2280 en Inde. Dans les deux pays, des orphelinats et des refuges pour les femmes ont activement participé à ces transferts internationaux. Ils ont aidé de futures mères à porter leur enfant et à accoucher en secret, s’occupant en particulier de celles qui étaient menacées de rejet social, que ce soit parce qu’elles étaient pauvres, sans perspective de mariage ou parce qu’elles avaient été violées. Ces institutions se chargeaient souvent de réSarah Ineichen a ouvert le débat sur les adoptions irrégulières. Elle est personnellement concernée: «Je ne sais toujours pas qui est ma mère naturelle.» Photo Keystone le processus des adoptions internationales est confirmé par les enquêtes d’Andrea Abraham, mais aussi par d’autres projets de recherche, qui font état de pratiques illégales dans onze pays d’origine entre 1973 et 2002. Les chercheurs ont découvert des indices de trafic d’enfants, de faux papiers, d’absence de consentement des parturientes et de violations systématiques des lois ignorées par des fonctionnaires suisses. Dans ces années-là, quelque 700 bébés ont été unir les documents nécessaires et organisaient la transmission des bébés aux adoptants qui, pour la plupart, venaient de pays plus riches. Le boom des adoptions à l’étranger À partir de 1973, les évolutions sociétales et les changements de lois ont fait que de plus en plus de couples suisses sont partis adopter à l’étranger, car leur désir d’accueillir un enfant pouvait plus facilement y être Revue Suisse / Octobre 2025 / N°4 14 Société

sibles», relève Stefan Müller-Altermatt, père d’un petit garçon venant d’Arménie et conseiller national centriste, car des documents complets et transparents sont impératifs aujourd’hui. Les personnes directement concernées refusent d’être stigmatisées. Le message qu’on envoie aux enfants adoptés, disent-elles, est qu’ils ne devraient pas être ici, et à leurs parents, qu’ils ont fait quelque chose de répréhensible. Cela est injuste à leurs yeux, et ne correspond pas à la réalité. Les premières victimes d’une interdiction, comblé. Un acte qui n’était guère remis en question. Voici ce qu’on lit dans un rapport d’experts: «Tout comme pour ce qui concerne la médecine de la reproduction aujourd’hui, la société considérait que les parents adoptifs avaient, par principe, le droit d’obtenir un enfant». Cet intérêt particulier était légitimé par l’idée qu’il s’agissait là d’un geste charitable. La Confédération et les cantons doivent à présent assumer leurs responsabilités, déclare Sarah Ineichen: «Ils ont toléré le trafic de bébés pendant des décennies et l’ont même rendu possible», en protégeant trop peu les enfants et leurs familles biologiques contre l’exploitation. Aujourd’hui, toute une génération d’adoptés souffre des conséquences de cela. «Nous attendons des excuses pour le préjudice subi ainsi qu’un soutien ciblé dans la recherche de nos origines.» Pour prouver que des documents ont été falsifiés, il est par exemple nécessaire d’effectuer des tests d’ADN dans les pays d’origine. Vivre avec des questions en suspens Découvrir des informations incertaines, floues, voire fausses concernant les premières semaines de sa vie est traumatisant, explique Andrea Abraham. Les personnes concernées doivent vivre avec des lacunes dans leur biographie, ce qui a un impact sur leur identité et leur sentiment d’appartenance. «En Suisse, des milliers d’adultes vivent avec des questions en suspens.» Le Conseil fédéral veut interdire les adoptions internationales. «C’est le seul moyen de se prémunir entièrement contre les pratiques abusives», avance le ministre de la justice, Beat Jans. Contrôler les processus dans les pays d’origine, relève-t-il, est extrêmement difficile et coûteux. Des progrès considérables ont certes déjà été réalisés, notamment grâce à la Convention de la Haye de 2003 sur l’adoption, mais le système a ses limites. Le Conseil fédéral veut concrétiser ses projets d’ici la fin de 2026. Une interdiction pourrait alors entrer en vigueur en 2030 au plus tôt. Les personnes directement concernées s’opposent vigoureusement au Conseil fédéral. Adopté en Inde à un très jeune âge, le conseiller national PEV Nik Gugger témoigne: «Si je n’avais pas été adopté à l’étranger, je Nik Gugger est opposé à des restrictions trop strictes. Né en Inde et adopté par des parents suisses, il parle d’une chance: grâce à l’adoption, il a «grandi dans une famille aimante». Photo Keystone n’aurais sans doute jamais grandi dans une famille aimante». Pour éviter une interdiction générale, il a lancé une pétition et rassemblé plus de 10’000 signatures en un mois. Avec la Convention de la Haye, des règles de protection efficaces ont déjà été introduites, note Nik Gugger, qui précise toutefois que la Suisse devrait poser des exigences élevées aux pays d’origine et garantir un accompagnement compétent. «Les pratiques d’autrefois ne sont plus posavertissent-elles, seraient les orphelins et les enfants abandonnés. Pour les Suisses de l’étranger, la réforme ne changerait rien. «Ils pourront continuer à adopter des enfants conformément aux règles du pays où ils vivent», indique Joëlle SchickelKüng, de l’Office fédéral de la justice. Une adoption à l’étranger est en principe reconnue en Suisse si elle s’est faite dans le pays de résidence de l’adoptant. Revue Suisse / Octobre 2025 / N°4 15

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