Revue Suisse 1/2022

Dans les Alpes, les barrages sont sources d’électricité… et de tensions Le condiment suisse Maggi a révolutionné les usages culinaires dans le monde entier Albinen, village de montagne isolé du Valais, met la main au porte-monnaie pour attirer de nouveaux habitants REVUE SUISSE La revue des Suisses de l’étranger Février 2022 La «Revue Suisse» est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger

Revue Suisse / Février 2022 / N°1 Savez-vous comment le Conseil des Suisses de l’étranger s’engage pour les Suisses et Suissesses de l’étranger ? © Adrian Moser Nos partenaires : Participez en live streaming à sa prochaine séance, le samedi 12 mars 2022, pour en savoir plus. Vous trouverez de plus amples informations sur le site Internet de l’Organisation des Suisses de l’étranger : www.swisscommunity.org

Revue Suisse / Février 2022 / N°1 3 Le barrage de Spitallamm, achevé en 1932, scelle une étroite faille rocheuse dans les Alpes bernoises. Derrière lui, sur cinq kilomètres, s’étend le lac de Grimsel. Aujourd’hui, ce barrage est un vieux monument de 114 mètres de haut, constitué de 840000 tonnes de béton: unmonument datant de l’époque où la Suisse apaisait sa faimd’énergie naissante en transformant, en de nombreux endroits, des rivières de montagne en lacs, dont l’eau faisait tourner des turbines dans la vallée pour produire de l’électricité. Actuellement, le barrage de Spitallamm n’est pas aussi paisible qu’il y paraît sur notre couverture. Un nouveau barrage-voûte, plus fin, est érigé devant l’ancien. Une fois qu’il sera achevé, probablement dans trois ans, l’ancien sera submergé, et c’est le nouvel ouvrage qui retiendra alors la colossale pression du lac. Et le lac de Grimsel restera ainsi un pilier fiable de la production d’électricité pendant encore plusieurs décennies. Il est vrai qu’aujourd’hui, en Suisse, les grands projets d’ouvrages hydrauliques sont rarement aussi peu contestés que celui-ci. Lorsque de nouveaux barrages naissent sur les planches à dessin ou qu’on envisage d’exploiter d’autres rivières sauvages pour produire de l’électricité, il faut s’attendre à la vigoureuse opposition des protecteurs de la nature et du paysage. L’exploitation de la force hydraulique n’est plus aussi bien vue qu’autrefois. Contrairement à ce qu’il se passait pendant les années pionnières, on se focalise aussi sur le revers de lamédaille: construire des barrages, c’est attenter à la nature, noyer des paysages, priver des rivières d’eau etmodifier les conditions hydrologiques. Notre rubrique «En profondeur» (p. 6 et suiv.)montre que c’est pour cela que l’on met des limites à l’extension de l’énergie hydraulique en Suisse. Ce n’est pas sans importance, car le pays veut davantage miser sur l’énergie renouvelable et sans CO2 – l’eau, le vent et le soleil. Or, cette transitionne se fait pas sans heurts. Alors que la Suisse possède un vaste savoir-faire dans la construction de grandes centrales de tous types, le développement de l’exploitationdécentralisée et àpetite échellede l’énergie solaire, par exemple, est lent. Dans ce secteur, l’écart entre le savoir et le faire est immense. Ainsi, de nombreuses communes suisses ont soigneusement calculé combien le soleil projetait d’énergie sur les toits existants. C’est souvent plus que ce dont ces communes ont besoin. Malgré cela, elles aussi ont le droit d’ériger de nouveaux bâtiments sans installer de panneaux solaires sur les toits. Ce type d’exemple permet de mieux comprendre pourquoi l’enthousiasme face aux nouveaux projets de barrages a nettement tiédi en Suisse. MARC LETTAU, RÉDACTEUR EN CHEF Éditorial 5 Courrier des lecteurs 6 En profondeur L’exploitation de la force hydraulique emplit la Suisse de fierté… et de doutes 10 Économie Comment l’arôme liquide Maggi a conquis les cuisines 12 Société Le village d’Albinen met le prix pour attirer de nouveaux habitants 14 Politique Oui à l’initiative sur les soins infirmiers: un succès historique pour les soignants 16 Chiffres suisses Actualités de votre région 17 Littérature Le combat d’Iris von Roten pour les droits des femmes suisses 18 Extrêmes suisses Erstfeld - Bodio: reliés par le plus long tunnel ferroviaire du monde 21 Images Jeu vidéo «Mundaun»: de l’horreur suisse faite à la main 25 Infos de Swisscommunity 28 Nouvelles du Palais fédéral 30 Lu pour vous / Écouté pour vous 31 Sélection / Nouvelles Sommaire 840000 tonnes de béton Photo de couverture: le barrage de Spitallamm, situé sur le lac du Grimsel dans l’Oberland bernois, a plus de 90 ans. Photo: 13 Photo AG, Claudio Bader La «Revue Suisse», magazine d’information de la «Cinquième Suisse» est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger.

Revue Suisse / Février 2022 / N°1 zkb.ch/privatebanking Chaque client a ses propres besoins et mérite une approche sur mesure. Un conseil individuel et professionnel répondant à des exigences de très haute qualité? Notre Private Banking a la solution qu’il vous faut. «REVUE SUISSE» – TROIS CLICS POUR INSTALLER NOTRE APP! Installez l’application de la «Revue Suisse»! C’est si simple ! 1. Connectez-vous au App Store 2. Cherchez l’application «Swiss Review» 3. Appuyez sur la touche télécharger et ensuite installez – fini! REVUE SUISSE  REVUE SUISSE  Dans les Alpes, les barrages sont sources d’électricité… et de tensions Le condiment suisse Maggi a révolutionné les usages culinaires dans le monde entier Albinen, village de montagne isolé du Valais, met la main au porte-monnaie pour attirer de nouveaux habitants REVUE SUISSE La revue des Suisses de l’étranger Février 2022 La «Revue Suisse» est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger Dans les Alpes, les barrages sont sources d’électricité… et de tensions Le condiment suisse Maggi a révolutionné les usages culinaires dans le monde entier Albinen, village de montagne isolé du Valais, met la main au porte-monnaie pour attirer de nouveaux habitants REVUE SUISSE La revue des Suisses de l’étranger Février 2022 La «Revue Suisse» est éditée par l’Organisation des Suisses de l’étranger

Revue Suisse / Février 2022 / N°1 5 Courrier des lecteurs Priya Ragu chanteuse saint-galloise et star mondiale Merci beaucoup pour votre article sur l’artiste suisse-tamoule Priya Ragu. Chaque succès de migrants en Suisse ou de leurs enfants, réfugiés ou non, est un pas vers plus de tolérance dans notre société. Le cas de Mme Ragu est particulièrement intéressant pour nous. RAOUL IMBACH, AMBASSADE DE SUISSE, SRI L ANKA C’est beau, de s’engager pour la musique en général, quel que soit le genre. Vous parviendrez à réaliser votre rêve, à créer un festival de musique à Jaffna. Allez-y et saisissez votre chance! DIDIER MEHENNI , CRANS-MONTANA , SUISSE C’est une magnifique voyage qu’elle entreprend pour la musique, pour une avancée positive et en faveur de l’intégration. Puissions-nous tous voir et encourager les mérites de chacun d’entre nous, et célébrer l’humanité que nous partageons et qui nous relie au-delà de toutes nos différences! LOUISE GOGEL, VERMONT, ÉTATS-UNIS L’industrie d’armement suisse est sur la défensive La Suisse devrait davantage se soucier de l’endroit où elle achète des armes pour sa propre armée, et moins de la questiondes armes qu’elle exporte. Les exportations de matériel de guerre suisse sont tout simplement trop insignifiantes. Comme vous l’écrivez, la Suisse n’a pas le droit d’exporter du matériel militaire vers des pays en guerre, qui occupent d’autres pays ou violent les droits de l’homme. Mais qu’en est-il de l’importation? Comment se fait-il qu’un pays prétendument neutre comme la Suisse achète des drones israéliens et des avions de combat F-35 aux États-Unis? De plus, dans le cas de l’acquisition des F-35, ces avions restent sous contrôle américain. En les achetant, la Suisse paie pourtant le prix plein. WALTER GASSER, ÉTATS-UNIS Le chacal doré s’invite en Suisse Merci pour ce bel article. Je suis heureuse à chaque fois qu’une nouvelle espèce animale apparaît en Suisse. Cela montre à quel point certains animaux sont flexibles. Malheureusement, avec tant de terres cultivées et l’urbanisation à large échelle, leur progéniture n’a aucune chance de s’en sortir. Car le bétonnage dans le sillage des nouvelles constructions la prive de son habitat naturel. URSUL A DOUGHT Y, ÉTATS-UNIS L’amour paradoxal des Suisses pour l’argent liquide Sur ce sujet aussi, les besoins des Suisses de l’étranger sont complètement ignorés. Il aurait été utile que notre Banque nationale trouve un accord avec les instituts bancaires d’autres pays pour reprendre les billets retirés de la circulation. Bon nombre de Suisses de l’étranger détiennent parfois de petites fortunes chez eux puisque, comme chacun sait, les banques suisses ont résilié leurs comptes. D’autresmodèles seraient également imaginables pour l’échange des billets dans les pays en question. Il est à la fois impossible et inacceptable que les Suisses de l’étranger doivent se rendre en Suisse pour procéder à cet échange. HANS PETER STEINER, MAKOTRASY, RÉPUBL IQUE TCHÈQUE J’ai reçu l’information sur les billets de banque par la «Revue Suisse» le 15 décembre. Or, les billets ont perdu leur validité en avril. Un coup des technocrates? Nous conservons toujours quelques francs en cash pour pouvoir payer de petites choses à notre arrivée à Zurich. Mais à présent, à cause de la pandémie de coronavirus, nous n’avons pas pu faire le voyage. LUTZ VENZL AFF IRVINE, CAL I FORNIE, ÉTATS-UNIS, IMPRESSUM: La «Revue Suisse», destinée aux Suisses de l’étranger, paraît pour la 48e année en allemand, français, anglais et espagnol, en 14 éditions régionales, avec un tirage total de 431 000 exemplaires, dont 253 000 électroniques. Les nouvelles régionales paraissent quatre fois par an. La responsabilité du contenu des annonces et annexes publicitaires incombe aux seuls annonceurs. Ces contenus ne reflètent pas obligatoirement l’opinion de la rédaction ni celle de l’organisation éditrice. DIRECTION ÉDITORIALE: Marc Lettau (MUL), rédacteur en chef; Stéphane Herzog (SH); Theodora Peter (TP); Susanne Wenger (SWE); Direction Consulaire, Innovation et Partenariats, responsable de la rubrique «Nouvelles du Palais fédéral». ASSISTANTE DE RÉDACTION: Sandra Krebs TRADUCTION: SwissGlobal Language Services AG; DESIGN: Joseph Haas, Zurich; IMPRESSION: Vogt-Schild Druck AG, 4552 Derendingen. ADRESSE POSTALE: Éditeur/rédaction/ publicité: Organisation des Suisses de l’étranger, Alpenstrasse 26, 3006 Berne, tél. +41313566110. IBAN: CH97 0079 0016 1294 4609 8 / KBBECH22 E-MAIL: revue@swisscommunity.org Clôture de rédaction de cette édition: 8 décembre 2021 Tous les Suisses de l’étranger enregistrés auprès d’une représentation suisse reçoivent la revue gratuitement. Les personnes n’ayant pas la nationalité suisse peuvent s’abonner (prix pour un abonnement annuel: Suisse, CHF 30.–/ étranger, CHF 50.–). La revue sera expédiée aux abonnés directement de Berne. www.revue.ch ENVOI: Veuillez communiquer tout changement à votre ambassade ou à votre consulat. La rédaction n’a pas accès à vos données administratives. Note de la rédaction: Plusieurs lecteurs nous ont fait part de leur crainte de voir leurs avoirs en billets de banque de la série 8 s’évaporer. Ce n’est pas le cas: ces billets peuvent encore être échangés auprès de la Banque nationale suisse et de ses filiales. Voir la note à ce sujet: revue.link/billets

Revue Suisse / Février 2022 / N°1 6 En profondeur JÜRG STEINER Est-ce le sol étroit situé sous nos pieds qui tangue sous l’effet du vent, ou est-ce que ce sont les montagnes alentour qui bougent? Lorsqu’on traverse, saisi par le vertige, le pont suspendu et venteux tendu à 100 mètres d’altitude au-dessus de l’eau verte du Trift, dans l’Oberland bernois, on ne sait plus très bien ce qui est fixe ou en mouvement. Le pont du Trift se trouve au-dessus d’Innertkirchen (BE), dans une vallée latérale à 1700mètres d’altitude, au cœur d’une des contrées montagneuses les plus paisibles de Suisse. Si l’on ose s’arrêter pendant la traversée de ce pont de 170 mètres de long, on aperçoit un cirque sauvage ruisselant d’eau et, tout en haut, les vestiges de l’ancien grand glacier du Trift. Cet amphithéâtre naturel est le décor de la dramaturgie conflictuelle qui se joue autour de l’exploitation de la force hydraulique. Apparition d’une cuvette Le réchauffement climatique a fait fondre à toute allure le glacier du Trift, qui recouvrait auparavant toute la cuvette. La gorge ainsi apparue mettait en danger l’ascension vers la cabane du Club Alpin Suisse, raison pour laquelle on a construit le pont suspendu en 2005. Mais le recul du glacier a également mis à nu un paysage de montagne vierge, rare et précieux. Cela pose un dilemme: KWOveut produire de l’électricité sans CO2, ce qui est indispensable pour réduire les émissions de gaz à effet de serre, mais sacrifie pour ce faire une nature intacte. C’est pourquoi une organisation de protection de la nature, petitemais tenace, bloque la construction du barrage-réservoir par des recours, tout en sachant que la Suisse fera sinon appel à des centrales à gaz très polluantes pour répondre à une éventuelle pénurie d’électricité. Ce qui menacera à son tour l’objectif de freiner le réchauffement climatique. On dirait qu’aucune argumentation ne permet de sortir de l’impasse. Comment en est-on arrivé au point où l’énergie hydraulique, qui fut un jour le gage de pureté du «château d’eau de l’Europe», comme la Suisse aime à se présenter, doit se battre pour redorer son blason de source d’énergie écologique? Moteur de la haute conjoncture La Suisse ne possédant pas de charbon, l’énergie hydraulique a toujours fait partie de l’équipement de base de l’économie énergétique. Mais elle est réellement entrée dans l’ADNdu pays pendant la phase de haute conjoncture qui a suivi la Seconde Guerre mondiale. Àun rythme frénétique, on a meublé les vallées alpines de barrages géants, et les lacs de retenue ainsi créés ont permis de compter sur un approvisionnement en électricité L’honneur perdu de la force hydraulique L’énergie hydraulique constitue l’épine dorsale historique de l’approvisionnement en électricité de la Suisse. Et ce serait encore plus vrai aujourd’hui, dans le contexte de la transition énergétique. Mais celle-ci doit d’abord redorer son image qui s’est ternie au cours des dernières décennies. Ce «nouveau» bassin glaciaire éveille des convoitises. L’entreprise d’hydroélectricité locale KWO aimerait y construire un barrage de 177 mètres de haut et créer ainsi un bassin de retenue qui permettrait de fournir de l’électricité à près de 30000 ménages. L’électricité manquera-t-elle en Suisse? La question de savoir s’il y aura assez d’électricité à l’avenir agite en ce moment la Suisse. La demande va, semble-t-il, inexorablement continuer à croître: le groupe énergétique Axpo, prévoit ainsi une hausse de 30 % de la demande d’électricité d’ici 2050. Il est possible que la «transition énergétique», soit l’abandon simultané de l’énergie nucléaire et des sources d’énergie fossile, stimule la croissance de la demande. Le remplacement des chaudières à mazout par des pompes à chaleur et des voitures à essence par des électriques feront baisser les émissions de CO2, mais augmenter la consommation d’électricité. Dans quelle mesure les gains en efficience et les changements de comportement freineront-ils la demande? Difficile à prévoir. Une nouvelle étude de l’Office fédéral de l’énergie montre que dès 2025, de brèves pénuries d’électricité seront à craindre en hiver. En abandonnant les négociations sur un accord-cadre avec l’UE, le Conseil fédéral a encore aggravé la situation. En conséquence, l’UE rejette l’accord sur l’électricité déjà négocié, ce qui compliquera la tâche de la Suisse, dans l’état actuel des choses, pour s’approvisionner sur le marché européen de l’électricité en cas d’urgence.

Revue Suisse / Février 2022 / N°1 7 Le glacier du Trift a fondu, dévoilant un nouveau paysage de montagne intact. L’entreprise énergétique locale souhaite y construire un barrage pour produire de l’électricité. Image d’archive Keystone (2009) ventre de béton pèse 15 millions de tonnes, davantage que les pyramides de Khéops, et c’est ce poids inouï qui lui permet de retenir le lac qui s’étend sur des kilomètres. Que se passerait-il s’il lâchait? La gloire de l’énergie hydraulique a été alimentée par d’illustres ingénieurs, qui ont fait de la construction de barrages une discipline de haut niveau. Le Tessinois Giovanni Lombardi, par exemple (pèrede FilippoLombardi, politicien du Centre et président de l’Organisation des Suisses de l’étranger), s’est fait un nomen 1965 avec l’élégant barrage-voûtede laVerzasca, dont la finesse a établi de nouveaux standards. Quand James Bond, dans la scène d’ouverture dufilm«Goldeneye», sorti en 1995, effectue un saut à l’élastique du haut du barrage, celui-ci devient une véritable icône. Giovanni Lombardi, qui a construit plus tard le tunnel routier du Gothard, est resté jusqu’à sa mort en 2017 une référence enmatière d’édifices spectaculaires. La redevance hydraulique, ciment national La force hydraulique a consolidé non seulement lemythe patriotique, mais aussi, de manière plus discrète, la cohésion nationale. Car l’eau stockée rapporte beaucoup d’argent à la montagne: les communes abritant les centrales électriques touchent des redevances hydrauliques pour l’exploitation de leur ressource, des sommes qui atteignent près d’undemi-milliard de francs par an. On peut voir ces redevances comme des transferts de fonds du Plateau économiquement fort vers les régions de montagne, qui peuvent ainsi investir dans leurs infrastrucstable, qui est devenu l’épine dorsale de la croissance économique. Grâce à ces constructions audacieuses dans des régions montagneuses difficiles d’accès, le petit pays alpin s’est offert une bonne dose d’indépendance énergétique. En 1970, avant que les premières centrales nucléaires ne soient mises en service, environ 90% de l’électricité suisse était issue de la force hydraulique. Dans le boom des années 1970, les excursions familiales avaient leurs classiques: on prenait la voiture pour se rendre en Valais, à Sion par exemple, avant de monter au Val d’Hérémence pour admirer l’impressionnant barrage de la Grande Dixence. On éprouvait une sensation étrange lorsqu’on se tenait au pied de ce mur de 285 mètres, qui est aujourd’hui encore la plus haute construction de Suisse. Son

Revue Suisse / Février 2022 / N°1 8 En profondeur tures et lutter contre l’exode rural. Le Val Bregaglia, dans les Grisons, illustre bien la manière dont l’hydroélectricité soude la Suisse et comble le fossé villecampagne: l’entreprise électrique EKZ, à Zurich, qui a construit le barrage d’Albigna dans les années 1950, est jusqu’à ce jour l’un des plus grands employeurs de la vallée. Violents réflexes de rejet Cependant, l’exaltation mythique de l’énergie hydraulique fait parfois oublier que son extension a déclenché, très tôt déjà, de violents réflexes de rejet au niveau local. Tout lemonde se souvient du village grison de Marmorera, au col du Julier, qui s’est résigné à être inondé par le lac du barrage du même nom en 1954, après plusieurs procédures d’expropriation. «Des filiales des centrales nucléaires dans les Alpes» Pour comprendre pourquoi l’énergie hydraulique a perdu son aura, l’année clé est toutefois 1986. Après des années de combat, les forces motrices NOK ont enterré leur projet de noyer la plaine de la Greina entre les Grisons et le Tessin pour en faire un lac de retenue. Épaulée par l’opposition locale, une coalition de défenseurs de la nature et du paysage issus de toute la Suisse, critiques à l’égard de la croissance, a alors réussi à mettre ce haut plateau isolé à l’ordre du jour de la politique nationale. La Greina est devenue le symbole de la critique écologique à l’égard du circuit de profit de l’hydroélectricité qui s’est liée avec une énergie nucléaire controversée. Le principe critiqué fonctionne ainsi: meilleur marché, l’énergie atomique non utilisée aux heures creuses est utilisée pour pomper de l’eau dans les lacs de retenue. Ainsi, les exploitants des centrales peuvent produire de l’électricité à un prix élevé durant les pics de demande et maximiser leurs gains. Axées sur le profit, ces «filiales des centrales nucléaires dans les Alpes», comme les surnomment leurs opposants, justifient-elles le sacrifice des derniers paysages naturels vierges? Les limites de la croissance? C’est sur cette question existentielle que s’écharpent partisans et opposants de l’extension de l’hydroélectricité depuis plus de 30 ans. De temps à autre, comme lors de la tentative – pour l’heure vaine – de réhausser le barrage du Grimsel, le conflit se poursuit jusque devant le Tribunal fédéral. D’après l’organisation de défense de l’environnement WWF, 95 % du potentiel de l’énergie hydraulique utilisable est déjà exploitée en Suisse. Bien que la Confédération impose aux acteurs du secteur des conditions écologiques plus strictes sous la forme de débits résiduels, le WWF estime que les limites sont «dépassées depuis longtemps»: 60% des espèces de poissons et d’écrevisses locales ont déjà disparu ou sont menacées d’extinction. Malgré cela, des centaines d’extensions ou de constructions de centrales hydroélectriques, souvent de petite taille, sont prévues. La plus grande, et ainsi la plus contestée, est celle qui doit pousser sur le terrain libéré par le recul du glacier du Trift. Une pression accrue sur les performances Par rapport à l’époque de la Greina, la situation est encore plus conflictuelle. Deux nouvelles problématiques sont apparues. D’une part, le réchauffement climatique et la fonte des glaciers font que les débits d’eau les plus élevés se déplacent de l’été vers le printemps. D’autre part, après la catastrophe de Fukushima, la déPlus lourd que la pyramide de Khéops: l’impressionnant barrage de la Grande Dixence. Il s’agit de la plus haute construction de Suisse. Photo Keystone

Revue Suisse / Février 2022 / N°1 9 cision politique prise par la Suisse de débrancher petit à petit ses centrales nucléaires, de les remplacer par des sources d’énergie renouvelable et de contribuer ainsi à l’objectif de zéro émission de gaz à effet de serre accroît la pression sur les performances de l’énergie hydraulique. Est-il possible de tirer encore davantage de la force hydraulique, qui assure actuellement près de 60% de la production d’électricité en Suisse, sans trahir les exigences écologiques minimales? «En principe, oui», déclare Rolf Weingartner, professeur émérite d’hydrologie à l’université de Berne. Il décompose les différentes parties du problème et les réassemble pour résumer sobrement ce débat émotionnel. L’énergie hydraulique, nouveau service public? Comme l’énergie hydraulique produit de l’électricité presque sans CO2, elle reste une source d’approvisionnement indispensable pour éviter les pénuries, surtout en hiver, quand les installations solaires, par exemple, sontmoins productives. En même temps, le réchauffement climatique montre l’importance des lacs de barrage sous un jour nouveau, note Rolf Weingartner. Car du point de vue hydrologique, la fonte des glaciers fait que les réservoirs d’eau qui assuraient de hauts débits surtout pendant les six mois de l’été disparaîtront à l’avenir. Par conséquent, on manquera d’eau à la belle saison. Dans l’ensemble, les débits d’eau seront toujours aussi importants sur l’année entière. Mais comme les glaciers n’assureront plus leur rôle de réservoir et comme l’effet de la fonte des neiges diminuera, les débits se répartiront moins bien sur l’année. «Cela signifie, conclut Rolf Weingartner, que nous devrons remplacer, dans les Alpes, les réservoirs naturels par des artificiels.» En d’autres termes, les lacs de retenue existants se doteront d’une fonction supplémentaire pour la gestion durable de l’eau à l’heure du changement climatique, en alimentant par exemple l’irrigation agricole pendant les mois chauds et secs. Par ailleurs, on installe parfois sur les barrages, comme celui de Muttsee à Glaris, des installations photovoltaïques qui, situées au-delà de la limite du brouillard, produisent de l’électricité toute l’année. Face à cette nouvelle multifonctionnalité, Rolf Weingartner considère l’énergie hydraulique comme «un service public pour la production d’énergie, mais aussi pour la couverture durable des besoins en eau, ce qui inclut une utilisation écologiquement responsable des eaux résiduelles ». Ainsi, souligne-t-il, l’affrontement entre les intérêts écologiques et économiques qui a lieu à chaque nouveau projet de barrage est un exercice peu productif. Le spécialiste plaide pour une nouvelle approche globale, qui s’impose aussi parce que le réchauffement climatique fera apparaître dans les Alpes, après le recul des glaciers, plus de 1000 nouveaux lacs qui auront un potentiel pour la gestion de l’eau. «Nous devrions définir des zones de priorité», note Rolf Weingartner. C’est-à-dire diviser, sous la houlette de la Confédération, l’espace alpin en différentes zones où seraient prioritaires la production d’énergie, l’écologie, le tourisme ou l’agriculture. Ainsi, on dénouerait l’enchevêtrement spatial des intérêts et l’on préviendrait les conflits. Rolf Weingartner est conscient que sa vision pacificatrice de la gestion de l’eau a peu de chances de trouver sa place dans la realpolitik suisse. Pour l’instant. Mais si la Suisse reste un pays où la consommation d’électricité augmente inexorablement, elle devra toutefois y songer. La plaine de la Greina, entre les Grisons et le Tessin, marque un tournant dans l’exploitation de la force hydraulique en Suisse: des défenseurs de la nature ont empêché sa submersion. Le projet de centrale hydroélectrique a été abandonné en 1986. Foto Keystone

Revue Suisse / Février 2022 / N°1 pancartes, systèmes de cumul de points avec primes à la clé, images à collectionner ou dégustations. Au début, le chef d’entreprise rédige lui-même les textes des réclames. À la fin de l’année 1886, il engage pour ce faire le poète FrankWedekind, alors encore inconnu. Celui-ci crée les rimes qu’on lui deTHEODORA PETER Quand, en 1869, Julius Maggi, alors âgé de 23 ans, reprend laminoterie de son père à Kemptthal, dans le canton de Zurich, la branche de la meunerie est en crise. Avec l’industrialisation, les bateaux à vapeur et les chemins de fer, de plus en plus de céréales étrangères bon marché arrivent en Suisse. Julius Maggi doit imaginer quelque chose de neuf. Il invente d’abord la «Leguminose»: une farine de soupe à base de légumineuses riches en protéines, censée améliorer l’alimentation du peuple et offrir des repas nourrissants aux ouvriers. Ces nouvelles «soupes artificielles» trouvent cependant peu d’écho auprès du public cible. Pour l’heure, les classes inférieures en restent aux patates et à la chicorée. La bourgeoisie, quant à elle, boude ce fade repas de pauvres au drôle de nom. La percée a lieu en 1886, avec l’invention d’un extrait de bouillon qui deviendra célèbre dans le monde entier sous le nom d’Arôme Maggi. Grâce à cet arôme au goût de viande mais à base végétale, les soupes se vendent aussi nettement mieux. Julius Maggi n’est pas seulement un inventeur passionné: «Il comprend en outre l’importance du marketing», souligne l’historienne Annatina Tam-Seifert, qui a étudié les débuts de l’industrie alimentaire suisse. «Comme on ne peut ni toucher, ni sentir les produits finis, l’emballage joue un rôle essentiel dans leur diffusion.» Julius Maggi est un pionnier à cet égard. Il conçoit lui-même la bouteille de l’arôme liquide avec son étiquette jaune et rouge. Un design qui n’a pas beaucoup changé depuis. Un poète chargé de la publicité Julius Maggi est l’un des premiers à créer un service de publicité et à utiliser de nouveaux formats – affiches, Comment Julius Maggi a conquis les cuisines Arôme liquide, cubes de bouillon ou soupes en poudre: la marque Maggi est une success story qui a débuté il y a plus de 150 ans dans le canton de Zurich. L’aromate a révolutionné les habitudes culinaires dans le monde entier. Économie 10 Un flacon toujours mythique: l’Arôme Maggi serait impensable sans sa bouteille. Photo: Archives historiques Nestlé, Vevey.

Revue Suisse / Février 2022 / N°1 11 bouteille d’arôme liquide en 1972 dans son œuvre «Ich kenne kein Weekend» [Je ne connais pas de week-end]. Pablo Picasso immortalise quant à lui le cube de bouillon iconique en 1912 dans son tableau «Paysage aux affiches». Maggi commercialise ce cube en 1908, qui devient lui aussi un best-seller mondial. Le plus grand propriétaire foncier Julius Maggi doit convaincre non seulement les consommatrices des atouts de ses produits finis, mais aussi les paysans, fournisseurs des matières premières. «Il a de la peine à trouver assez de légumes pour ses produits dans la région», raconte l’historienne. Les paysans doivent d’abord se faire aux nouvellesméthodesmécanisées de culture, et ils sont sceptiques vis-à-vis de l’industrie alimentaire. Finalement, Julius Maggi prend lui-même en main la culture des matières premières. Il achète du terrain à de petits agriculteurs, en leur offrant souvent un emploi au sein de la ville-usine de Kemptthal, qui s’agrandit rapidement. Riche de plus de 400 hectares de surface agricole, Julius Maggi est même, au début du XXe siècle, le plus grand propriétaire foncier privé de Suisse. En même temps, il ouvre des usines et des réseaux de distribution en Allemagne, en Autriche, en Italie et en France. Julius Maggi meurt en 1912, à 66 ans. Après samort, l’entreprise devient une holding, avec des filiales dans différents pays. Pendant la SecondeGuerre mondiale, sa filiale allemande est le plus grand producteur de produits alimentaires du Reich et un fournisseur majeur de l’armée d’Hitler. L’usine de Singen, «entreprise modèle national-socialiste», emploie également des travailleurs forcés. Depuis 1947, Maggi appartient au groupe alimentaire Nestlé. L’Arôme Maggi s’exportedans 21 pays dumonde. Des sites de production ont même été créés en Chine, en Pologne, au Cameroun, en Côte d’Ivoire et auMexique. mande, par exemple: Das wissen selbst die Kinderlein: MitWürzewird die Suppe fein. Darum holt das Gretchen munter, die Maggi-Flasche runter [Même les enfants le savent: grâce à l’Arôme, la soupe est bonne. Gretchen, ainsi, n’hésite pas, à tenir la bouteille Maggi la tête en bas.] Mais le jeune poète salarié démissionne après huitmois, car il a l’impression «de s’être vendu corps et âme», comme il l’écrit dans une lettre à sa mère. Les manuscrits originaux des textes publicitaires Maggi rédigés par Frank Wedekind sont aujourd’hui conservés à la bibliothèque cantonale d’Argovie. À l’époque déjà, des «influenceurs» participent à la publicité: bientôt, des recettes de cuisine recommandent l’Arôme Maggi pour épicer les plats, notamment celles de l’icône allemande des livres de cuisine, Henriette Davidis. La recette de l’Arôme, elle, reste un secret bien gardé jusqu’à ce jour. Ses ingrédients de base sont des protéines végétales, de l’eau, du sel et du sucre, plus des arômes et de l’extrait de levure. Il ne contient pas de livèche, que beaucoup associent pourtant à son goût. Au point que cette herbe aromatique est communément appelée «herbe àMaggi». Maggi inspire aussi les artistes: ainsi, Joseph Beuys utilise la Bibliographie: – Annatina Seifert: De la cuisine à l’usine : les débuts de l’industrie alimentaire en Suisse. Alimentarium, Vevey 2008 ()épuisé). – Annatina Seifert: «Dosenmilch und Pulversuppen. Die Anfänge der Schweizer Lebensmittelindustrie. Verlag Hier und Jetzt, 2008 (en allemand). – Alex Capus: Patriarchen. Über Bally, Lindt, Nestlé und andere Pioniere. Éd dtv, 2007. Julius Maggi, vers 1890. Photo: Archives historiques Nestlé, Vevey À gauche: Des ouvrières enveloppent les bouteilles Maggi de papier blanc avant l’expédition. À droite: Des ouvrières agricoles plantent des légumes à Kemptthal. Julius Maggi était l’un des plus grands propriétaires fonciers de son temps. Photos: Archives historiques Nestlé, Vevey

Revue Suisse / Février 2022 / N°1 12 Société MIREI LLE GUGGENBÜHLER Quand Pierre Biege, au petit matin, part du canton duValais, il arrive à son travail à Berne deux heures plus tard. À l’échelle suisse, il s’agit là d’un très long trajet. Mais cela ne dérange pas Pierre Biege, directeur d’une marque de mode: «Je profite de ce temps pour travailler dans le train», dit-il. Pierre Biege vit à Albinen, un petit village situé à 1300 mètres d’altitude, sur le versant sud-ouest ensoleillé près de la célèbre station thermale de Loèche-les-Bains. Avec ses maisons étroitement imbriquées et brûlées par le soleil, le village s’insère dans un paysage rural appartenant au parc naturel de Pfyn-Finges. Considéré comme particulièrement précieux, le site est protégé. Vivre dans une mini-maison À l’orée du village, Pierre Biege, son épouse et leurs deux enfants vivent dans une «Tiny House». Dotée d’une surface d’à peine 27 m2, il s’agit de la seule mini-maison d’Albinen. Mener à bien ce type de projet de construction n’est pas chose aisée en Suisse, car les normes juridiques ne sont pas conçues pour ce format d’habitat. Dans de nombreuses communes, ces mini-maisons sont interdites, notamment parce qu’elles nuisent à l’image du lieu. Mais la commune d’Albinen a autorisé cette construction inhabituelle. Ainsi, Pierre Biege est revenu dans le village de son enfance après plusieurs années passées dans diverses villes suisses. «Ici, nous pouvons vivre notre rêve», déclare-t-il. L’accord de la commune est motivé: elle entend en effet mettre fin à l’exode de sa population et attirer de nouveaux habitants au village en accordant un soutien de taille au logement et aux familles. Depuis les années 1940, le nombre d’habitants n’a cessé de décroître, passant de 370 âmes à 250 aujourd’hui. Pour attirer de nouveaux habitants, la commune verse depuis 2018 supplémentaires pour chaque enfant. Une famille de quatre personnes, par exemple, reçoit ainsi 70000 francs. Cette somme doit être utilisée pour acheter, construire ou rénover un bien immobilier. L’investissementminimal est fixé à 200000 francs et les personnes qui quittent Albinen avant dix ans doivent rembourser la subvention. Les jeunes veulent attirer les jeunes Ce soutien actif aux familles et au logement est né de l’initiative d’un groupe de jeunes habitants d’Albinen. Leur engagement a visiblement payé: depuis le début du projet, en 2018, 19 demandes ont été déposées par 38 adultes accompagnés de 11 enfants. Ces jeunes célibataires, couples ou familles sont originaires tant du Valais que d’autres cantons suisses. À ce jour, la commune a approuvé des subventions à hauteur de 880000 francs et déclenché ainsi des investissements à hauteur de 6,6 millions de francs. «En Valais, près de 70% de la population est propriétaire de son logeUne prime pour s’installer dans un village de montagne Dans le canton du Valais, plusieurs communes de montagne luttent contre l’exode de leur population. Deux d’entre elles ont eu l’idée de proposer une prime pécuniaire: les familles qui s’installent à Albinen ou à Zeneggen sont financièrement récompensées. aux hommes, femmes et enfants qui s’installent à Albinen une subvention au logement. Concrètement, tout adulte de moins de 45 ans qui déménage à Albinen reçoit 25000 francs. E la commune verse 10000 francs Albinen tolère aussi des formes alternatives d’habitat: la mini-maison de Pierre Biege et sa famille. Photo DR Beat Jost, président de la commune d’Albinen: «Nous avons reçu des demandes du monde entier.» Photo Keystone

Revue Suisse / Février 2022 / N°1 13 ment. Seuls 30% des habitants louent un appartement ou une maison. Par conséquent, nous voulions clairement encourager la propriété, notamment parce que le village possède bon nombre de biens fonciers inutilisés et de réserves de terrain à bâtir», indique Beat Jost. Doutes et craintes Malgré le succès rencontré jusqu’ici par ce projet de repeuplement, il a néanmoins soulevé, au début, des critiques au sein de la population. Il faut dire que la stratégie inhabituelle de la commune a fait grand bruit dans les médias, et pas seulement en Suisse. «Nous avons reçu des demandes du monde entier», relate Beat Jost. Bon nombre des articles des médias étrangers, note-t-il, étaient trompeurs. À un point tel que certains individus sont arrivés de l’étranger en pensant qu’Albinen leur offrirait de l’argent et un logement gratuit pardessus le marché. Les nombreuses demandes et les arrivées spontanées ont fait craindre une immigration incontrôlée au village. La commune a donc rédigé des courriers en plusieurs langues, dans lesquels elle précise que seuls les étrangers possédant le permis d’établissement nécessaire ont droit à cette aide au logement. Aujourd’hui, ce problème semble résolu. Cependant, Albinen fait face à de nouveaux défis, car la commune ne possède plus d’école. «Or, huit demandes sur dix que nous recevons de personnes intéressées concernent précisément ce point», révèle Beat Jost. Le canton ne veut rouvrir une école au villagequ’àpartir d’uncertainnombre d’élèves. C’est pourquoi la commune songe actuellement à la création d’un modèle d’école alternatif, qui serait aussi à la disposition des élèves de la vallée. Les primes attirent aussi ailleurs La commune de Zeneggen se trouve à environ 40 kilomètres d’Albinen. Elle possède encore une école. Mais les grandes classes sont menacées de fermeture en raison dumanque d’élèves. Si Zeneggen n’a pas noté d’exode général comme Albinen au cours de ces dernières années, la plupart des nouveaux arrivants n’avaient pas d’enfants. Comme à Albinen, on a opté ici aussi pour une prime pécuniaire: toute famille qui s’installe à Zeneggen reçoit 3934 francs par enfant. 3934? C’est le code postal du village. Fernando Heynen est père de cinq enfants et conseiller communal de Zeneggen, et il se bat sous ses deux casquettes pour la préservation de l’école et pour les nouveaux arrivants. «Une fois l’école fermée, il sera encore plus difficile d’attirer de jeunes familles au village», dit-il. Contrairement à Albinen, Zeneggen n’offre que peu de biens fonciers à acheter. La communemise donc sur les locataires et construit actuellement un immeuble de plusieurs logements qui seront loués à des familles. «Nous avons déjà des personnes intéressées», déclare Fernando Heynen, qui espère pouvoir distribuer bientôt les premières primes. Une mini-maison qui intrigue À Albinen, l’intérêt pour le projet d’aide au logement ne faiblit pas. La mini-maison de la famille Biege, en particulier, suscite la curiosité des arrivants potentiels. Pierre Biege n’aurait rien contre l’apparition d’un voisinage de mini-maisons. Mais pour l’instant, il ne constate rien de tel. Ce qui ne pose pas de problème à la famille Biege, qui ne regrette absolument pas de s’être installée à Albinen. À 1300 mètres d’altitude, le village d’Albinen, actuellement recouvert de neige, se soucie particulièrement de l’avenir de son école. Photo Keystone

Revue Suisse / Février 2022 / N°1 14 Politique EVEL INE RUTZ «Les applaudissements ne suffisent pas.» C’est avec ce slogan que le personnel infirmier s’est battu pour de meilleures conditions de travail ces derniersmois. Unemajorité de Suisses partagent ce point de vue. Près de 61% d’entre eux ont dit oui à l’initiative «Pour des soins infirmiers forts» le 28 novembre 2021 (cf. aussi «Revue Suisse» 5/2021). Les Suisses de l’étranger l’ont aussi clairement acceptée avec 58,3% des voix. Ce résultat est remarquable à plusieurs égards. C’est la première fois qu’une initiative populaire issue de cercles syndicaux aboutit sur le plan fédéral. En outre, il ne s’agit que de la 24e initiative populaire ayant été acceptée dans l’histoire de l’État fédéral. Elle a recueilli un nombre exceptionnel de suffrages et a largement mobilisé l’opinion. La participation, qui a atteint 65,3 %, est la quatrième plus forte enregistrée depuis 1971, lors de l’acceptation du droit de vote des femmes. Cette mobilisation importante a également à voir avec la loi COVID-19, qui figurait au scrutin le même jour et qui a donné lieu à de vifs débats. Hier applaudi aux balcons, le personnel infirmier est aujourd’hui récompensé dans les urnes Meilleures conditions de travail, autonomie et reconnaissance accrues: les soins infirmiers seront renforcés en Suisse. L’initiative de l’association des infirmières et infirmiers a obtenu une victoire historique dans les urnes. Mais la mise en œuvre risque d’être un vrai casse-tête. Les chiffres du coronavirus, à nouveau en forte hausse avant le scrutin, ont mis en lumière l’importance du personnel infirmier et contribué au plébiscite de l’initiative. Photo Keystone

Revue Suisse / Février 2022 / N°1 15 décisions prises permettront de répondre à l’urgence dans les soins infirmiers: «Nous attendons à présent des politiques qu’ils prennent nos revendications au sérieux et les mettent rapidement en œuvre.» Une application rapide des mesures incontestées À présent, ce serait au Conseil fédéral de faire une proposition pour concrétiser l’initiative. Mais pour arriver plus rapidement à un résultat, le comité d’initiative propose une autre voie: lancer aussi vite que possible la campagne de formation déjà décidée par le Parlement, et qui ne soulève pas d’opposition, et ne laisser auConseil fédéral que la tâche de clarifier les points restants. Pour les vainqueurs de la votation, il est également inutile de rediscuter des nouvelles règles déjà fixées par le Parlement dans le contre-projet à l’initiative, selon lesquelles les infirmières et infirmiers pourraient désormais prescrire et facturer des prestations eux-mêmes: il s’agit de les appliquer rapidement. Le Parti socialiste a déposé une intervention dans ce sens. Le Centre n’exclut pas de soutenir le projet. La conseillère nationale Deuxième oui à la politique pandémique Pour la deuxième fois déjà, les Suisses ont soutenu la politique liée au coronavirus du Conseil fédéral et du Parlement. Avec 62% des voix, ils ont approuvé la loi COVID-19, qui réglemente, entre autres, le certificat obligatoire et les aides économiques. La «Cinquième Suisse» amême dit oui à 68,5% des voix. Après une campagne de votation parfois haineuse, les observateurs ont parlé d’un vote de confiance vis-à-vis de la gestion de la pandémie par les autorités. Le résultat s’est avéré plus clair qu’en juin, lors de la première votation sur la loi, où la part des oui avait atteint 60,2%. La Suisse est le seul pays aumonde où le peuple peut se prononcer sur les mesures de lutte contre la pandémie. Le scrutin sur la loi COVID-19 a été précédé de nombreuses protestations, parfois violentes, de la part des détracteurs de ces mesures. Pas de tirage au sort pour l’élection des juges L’initiative sur la justice, qui prévoyait de désigner à l’avenir les membres du Tribunal fédéral par tirage au sort, a été balayée par 68,1%des votants et par l’ensemble des cantons. 65,3% des Suisses de l’étranger ont également dit non. L’influence des partis politiques restera ainsi inchangée. Les juges doivent impérativement être membres d’un parti en Suisse et lui verser une contribution financière annuelle. (ERU) Oui dans presque tous les cantons Tôt déjà, les sondages ont montré que la population était très sensible aux revendications de la branche infirmière. Cependant, on ne savait pas si l’initiative parviendrait à obtenir l’approbation de lamajorité des cantons. Cet obstacle, qui est souvent fatal aux initiatives populaires, a finalement été surmonté très confortablement par l’initiative sur les soins infirmiers: tous les cantons l’ont approuvée, à l’exception d’Appenzell Rhodes-Intérieures. Il est communément admis que des réformes sont nécessaires dans le secteur des soins. De plus en plus souvent, les infirmières et infirmiers travaillent à la limite de leurs forces. Beaucoup quittent le métier avant l’heure, souvent jeunes encore. Les responsables des ressources humaines disent avoir du mal à recruter du personnel qualifié. En même temps, la société vieillissante aura besoin de davantage de soignants à l’avenir. Sans réformes musclées, on pourrait manquer de près de 65000 infirmières et infirmiers d’ici 2030, avertissent les experts. La pandémie a mis en lumière l’urgence L’Association suisse des infirmières et infirmiers (ASI) a présenté sa nouvelle solution dès 2017. Le coronavirus n’est pas pour rien dans le succès retentissant de celle-ci. Les nombreux reportages des médias dans les hôpitaux et les établissements médico-sociaux ont montré aux Suisses le travail fourni 24 h/24 par le personnel infirmier. Beaucoup d’entre eux ont pris conscience qu’eux-mêmes ou leurs proches pourraient soudain avoir besoin d’aide. Dans les semaines qui ont précédé le scrutin, la situation pandémique s’est une fois de plus aggravée. Le nombre de cas a connu une augmentation fulgurante et le nouveau variant Omicron a beaucoup fait parler de lui. En outre, presque au même moment que la votation, de plus en plus d’hôpitaux annonçaient que leurs services de soins intensifs devraient sans doute bientôt effectuer un tri des patients, c’est-à-dire prendre la dure décision de déterminer quelles vies ils pourraient encore tenter ou non de sauver. Un signe de reconnaissance «C’est précisément en temps de crise que le personnel infirmiermontre ce qu’il accompli et à quel point son travail est important», a déclaré leministre de la santé Alain Berset le dimanche de la votation, voyant dans l’acceptation nette de l’initiative un signe de reconnaissance et de remerciement. Les infirmières et infirmiers ont laissé éclater leur joie. Yvonne Ribi, directrice de l’ASI (voir p. 31, rubrique «Sélection»), est heureuse de voir la population solidaire. Les 61 % Oui 39 % Non Le oui à l’initiative sur les soins infirmiers l’a clairement emporté. La «Cinquième Suisse» a aussi validé le projet, avec 58% des voix.

Revue Suisse / Février 2022 / N°1 16 Politique La Suisse en chiffres Villes bruyantes, chambres d’hôtels vides 60 La ville la plus bruyante de Suisse est Genève. 33 % des logements y sont exposés à plus de 60 décibels, ce qui équivaut au bruit d’une tondeuse à gazon qui gronderait en continu sous les fenêtres. Les villes se classant deuxième et troisième sont Lugano et Lausanne. Celles de Suisse alémanique sont moins bruyantes, et Berne affiche un niveau de calme presque suspect, puisque seuls 4,6 % des logements y sont exposés à une pollution sonore importante. 279248 Qui souffre du bruit a besoin de repos. Une devinette à ce sujet: si, pendant un an, tous les habitants de la Suisse voulaient passer des vacances dans un hôtel suisse, y aurait-il assez de place pour les héberger? Réponse: les 279 248 lits d’hôtel que compte la Suisse suffiraient pour garantir à chacun près de deux semaines de vacances. 72 Les hôtels seraient certainement ravis d’un afflux de touristes suisses. En ce moment, ce sont les clients étrangers qui leur manquent. En 2020, le taux d’occupation des chambres s’est élevé à 28 %. 72 % des chambres en moyenne étaient vides. Le secteur suisse du tourisme n’avait plus enregistré un nombre aussi bas de nuitées depuis les années 1950. 11:1 Passer plus de vacances dans son propre pays pourrait améliorer l’entente entre les villes et les campagnes. Cela comblerait le fossé qui, regrette-t-on souvent, les sépare. La campagne reproche aux arrogantes villes de lui dicter de plus en plus son agenda politique. Une étude vient d’être faite à ce sujet. Le résultat surprend: lors des douze dernières votations populaires disputées, la campagne s’est imposée onze fois, et les villes, une seule fois. Les idées reçues s’avèrent donc fausses. 41 Peut-on parler dans cette rubrique d’un fait qui touche de près la «Revue Suisse»? Essayons. En 2020, le transport de fret aérien s’est effondré en Suisse. Le recul a atteint 68 % en avril et 41 % en moyenne annuelle. Les envois postaux ont été particulièrement touchés, car ils sont acheminés dans les soutes des avions de passagers. Si ceux-ci ne volent pas, le courrier prend des jours, des semaines, voire des mois de retard. Vous vous en êtes rendu compte… RECHERCHE DES CHI FFRES: MARC LETTAU RuthHumbel (AG) a néanmoins déclaré à la chaîne de radio SRF que cette voie prendrait aussi du temps. «Si l’adoption de ces premières mesures incontestées se passe bien, elles pourraient entrer en vigueur dans deux ou trois ans.» Dans le camp bourgeois, des critiques se font entendre. Le conseiller national PLR Matthias Jauslin (AG) souligne que le Parlement a accepté des compromis pour inciter les initiants à retirer leur projet, et que ces résolutions sont à présent remises en question. «Le processus législatif recommence.» D’après le texte de l’initiative, les deuxChambres fédérales ont quatre ans pour cela. Les tarifs et la dotation en personnel font débat En cas de procédure à deux voies, il resterait au Conseil fédéral le soin de concrétiser les autres exigences en 18 mois, en particulier d’indiquer le moyen d’augmenter la satisfaction des infirmières et infirmiers et de les retenir plus longtemps dans le métier. Il devra par exemple se pencher sur les salaires, les allocations pour le travail de nuit et le dimanche et la dotation en personnel, c’est-à-dire la fixation du nombre de soignants par patient. Dans ces domaines, trouver des solutions susceptibles d’obtenir l’aval de la majorité pourrait être ardu. «Nous ne relâcherons pas la pression», annonce Yvonne Ribi. Le comité ne permettra pas que l’initiative soit diluée dans le débat politique. De leur côté, les opposants promettent de garder un oeil sur les coûts. Des coûts qui ne doivent pas augmenter, comme le camp du oui l’a assuré lors de la campagne de votation. La voix des cantons Quand et comment l’initiative populaire déploiera-t-elle ses effets? Cela ne dépend toutefois pas que de la Confédération, qui a seulement le pouvoir de fixer le cap. Lamise en œuvre relève des cantons et, partiellement, des communes. Cette structure fédérale fait qu’il est plus difficile d’engager des réformes rapidement et de façon homogène. Plusieurs années pourraient encore s’écouler avant que le personnel infirmier voie sa situation s’améliorer. Le ministre de la santé Alain Berset voit dans le résultat du vote un signe de reconnaissance et de remerciement vis-à-vis du personnel infirmier. Photo Keystone

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